L’ange du marais.
Quand on la sollicitait pour une première consultation, Maude avait pour habitude de recevoir ses patients dans son cabinet à la Fondation Charles Perrens à Bordeaux, une règle à laquelle elle ne dérogeait jamais. Cependant, lorsque Myriam lui avait raconté que son fils Ayden communiquait avec une personne disparue vingt-six ans plus tôt, Maude avait éprouvé une telle fascination qu’elle avait suggéré une première rencontre à leur domicile.
Maude Duvignac était reconnue comme l’une des psychologues cliniciennes les plus brillantes de l’institut. Sa capacité à repérer rapidement les signes de malaise, de peur, d'anxiété ou de colère chez les enfants la distinguait particulièrement. David Prigent, le doyen de la Fondation, lui avait offert la responsabilité de diriger l’équipe chargée d’élaborer de nouveaux protocoles de soins en pédopsychiatrie. Elle était hautement respectée par ces collègues pour sa douceur et son habileté à établir une relation de confiance avec ses jeunes patients, les apaisant et favorisant ainsi l’expression de leurs émotions. Les conférences qu’elle donnait à la faculté de psychologie de l’université de Bordeaux jouissaient d’une grande renommée, captivant les étudiants qui, à la fin de ses interventions, se rassemblaient autour d’elle. À vrai dire, le terme « admiration » n’était peut-être pas le mot le plus approprié, ces derniers étant davantage éblouis par sa beauté, ses yeux verts et son sourire éclatant.
Maude habitait sur les hauteurs de la ville d’Arcachon, dans une bâtisse spacieuse, bénéficiant d’une vue panoramique sur la baie. Les maisons des alentours rivalisaient en magnificence, toutes plus luxueuses les unes que les autres, reflétant par leur standing la réussite de leurs propriétaires. Un jardin ceinturé par une haie de deux mètres la séparait de la plupart des voisins. Seul le commissaire Grenereau, la résidence d’à côté, tirait plaisir lors de délicieuses rencontres à papoter avec elle de choses et d’autres. Toujours courtois, il excellait dans l’art délicat de l’entretien de ses massifs de roses, lui offrant un bouquet à chaque occasion.
Ce mercredi matin, elle se leva de bonne heure afin de ranger ce qui trainait dans la cuisine, de savourer une tasse de café, puis de se rendre dans la salle de bain. C’est le sourire aux lèvres, qu’elle revêtit une robe plissée, des escarpins tout en se couvrant d’un chapeau bohème.
Mais, en descendant dans le hall, elle se mordilla les lèvres. La main posée sur la poignée, elle fut saisi d’un sentiment ambigu. Lorsque Myriam lui avait communiqué son adresse, Maude avait ressenti un haut-le-cœur. Ayant grandi dans une modeste maison située au sud d’Hougueyra, l’évocation de la Créole lui remontait de sombres souvenirs en mémoire. À présent, une bouffée d’angoisse proche de la panique l’envahissait à l’idée de retourner dans ce hameau. Malgré des années passées à bâtir une existence qui semblait tout droit sortie d'un conte de fées, épanouie dans cette magnifique demeure et jouissant d'une carrière brillante, Maude prétendait ne plus avoir de famille lorsqu'on lui posait la question. Sans aucun doute par crainte de replonger dans les ténèbres de son enfance.
Elle avait grandi dans une baraque dépourvue d’électricité, entourée de vastes champs de maïs. Les abords de la maison étaient négligés, envahis par les mauvaises herbes. Peu d’images lui restaient de son père, hormis celle d’une balançoire rudimentaire qu’il avait fabriqué à l’aide d’un vieux pneu et de cordes. Plus tard, beaucoup plus tard, il s’était acheté une grosse bagnole américaine à crédit, une Ford Mustang décapotable des années 60, qu'il exhibait fièrement en se promenant dans le village. C’était sa façon d’en jeter plein la gueule aux voisins, bien plus nantis avec leurs maisons cossues. Cependant, un jour, il avait aboyé que notre beau pays croulait sous la bêtise des bobocrâtes qui trottinaient au cul des vaches. Délirant langage pour exprimer sa frustration face à la flambée des prix des carburants. À la suite de quoi, la Mustang fut reléguée à l’ombre d’un chêne. Chaque matin, son père sautait à bord, démarrait le six cylindres, s’enfonçait dans le siège, l’abaissant aussi bas qu’il le pouvait pour coincer la bulle, la musique à fond.
Plus à l’ouest, Maude se remémorait la présence d’une scierie, d’où partaient les nouveaux quartiers moins enracinés dans la vie locale. Dans ces lotissements-dortoir, les rues goudronnées étaient plus larges, éclairées de lampadaires, encadrées de verdure et agrémentées de bancs. C’était l’endroit des cols blancs et des couples de retraités. Sa mère lui décrivait les yeux fermés l’intérieur de chaque demeure, où elle s’adonnait au ménage. Parfois, elle l’emmenait avec elle, et à l’une de ces occasions, Maude s’était liée de sympathie avec une fillette du coin. Au fil des ans, elles s’étaient perdues de vue, et aujourd’hui, Maude avait oublié le visage de son ancienne amie.
Égarée dans ses pensées, Maude quitta la voie rapide et roula sans arrêt. En traversant le village d’Hougueyra, elle ralentit à l’approche du lavoir. Puis, elle freina brusquement pour observer les environs, reconnaissant le Rallye, la cambuse de chez Charly. Elle avait beau piocher dans le réservoir de ses souvenirs, c’est ici que son père, qui ne s’était guère occupé d’elle, gaspillait l’argent du ménage, le coude dressé au comptoir. Ça, c’était ce qu’il faisait de mieux. Elle sortit de la voiture pour se dégourdir les jambes, laissant la portière ouverte. Un pré d’herbes hautes entourait désormais le bar. Le vent les soulevait pour les rouler en vague. Longeant le grillage, elle tomba nez à nez avec un panneau. « Le rallye a définitivement tiré le rideau après sa plus grosse tournée : trente-six chopines alignées sur le zinc. Samedi 24 mars 2018, à l’heure de l’office, Pamélien a vidé son verre et, sans dire un mot, je l’ai rempli pour la dernière fois. Charly. »
Un léger sourire se dessina sur son visage. Elle foula le bitume sur quelques mètres, prit une grande respiration et se sentit instantanément de retour chez elle.
Maude savait qu’au-delà du lavoir, la route se prolongeait en ligne droite avant de bifurquer à l’endroit des granges d’Alfred sur une piste sablonneuse, s’étirant sur deux kilomètres depuis la patte-d’oie jusqu’à la créole.
Alors qu’elle roulait sur la départementale par un ciel d’un bleu éclatant, Maude redécouvrait le paysage ennuyeux de son enfance, composé de rangées de pins, un coin figé dans le temps, dépourvu de toute féerie. Il lui avait fallu revenir sur ses pas à deux reprises pour trouver la bonne direction. Elle avait l'impression de tourner en rond. Un soupir s'échappa de ses lèvres quand son attention se porta sur un fermier qui marchait le long du bas-côté, menant ses vaches à la baguette. Maude le dépassa, se gara un peu plus loin et fit demi-tour, convaincue qu’il n’y avait rien de tel qu’un gars du coin pour la guider. Les pneus crissèrent sur le gravier et résonnèrent sur le pont en bois. Parvenue à la hauteur du paysan, elle abaissa la vitre et lui adressa un signe de la main.
« Bonjour, monsieur, je suis à la recherche de la résidence de la famille Terreu. »
L’homme sembla réfléchir, passant en revue ses cheveux mi-longs soigneusement coiffés, sa jolie mèche brune rabattue derrière l’oreille. Sans lui répondre, il se remit à trottiner au cul des vaches, ne lui accordant pas plus d’attention qu’au panneau publicitaire criblé de plomb vantant du savon à l’huile d’olive. Son comportement agaça Maude qui pesta haut et fort avant d’écraser la pédale d’accélérateur pour poursuivre sa route et se ranger le long d’une clôture sur laquelle galopait une passiflore en fleurs. Quand le fermier la rejoignit, il tapota le toit de la voiture avec son bâton.
« Eh ben, vous avez trouvé. »
Maude serra les dents. Elle fit mine de l’ignorer et descendit de la zoé.
« Si c’la créole qu’vous cherchiez, ma p’tite dame, c’est la maison d’en face », dit-il avec une petite lueur de malice dans les yeux.
Dans la cuisine, Myriam sursauta au son du claquement d’une portière. Elle posa sa tasse de chicorée et sentit un serrement dans la gorge. Elle avait demandé à Erick d’être présent pour accueillir madame Duvignac, mais celui-ci avait refusé. Dès qu’il avait aperçu la Zoé surgir près de la patte d’oie, il s’était rendu jusqu’à la mare.
Maude se présenta à mi-chemin dans l’allée.
« Bonjour, Madame Terreu, excusez-moi pour mon avance, je suis Maude Duvignac.
— Je suis ravie de vous rencontrer, balbutia Myriam, qui, malgré tous ses efforts, paraissait gênée.
— Il y a quelques jours, nous avons échangé au téléphone. Votre cottage est magnifique, la complimenta Maude.
— Oui, c’est très gentil, merci.
— La chaleur est suffocante ce matin, n’est-ce pas ? enchaîna Maude comme pour détendre l’atmosphère.
— Souhaitez-vous un verre d’eau ? répliqua Myriam en fixant Erick sur le ponton.
— Non, merci. Votre mari n’est pas là ? »
Maude n’attendait guère de réponse. Il était probable que l’homme aperçu aux abords de la mare était Erick. Elle l’avait remarqué et entendu bougonner depuis le portail.
« Je partais chercher Ayden à l’école, je serai de retour d’ici peu, veuillez patienter à l’intérieur, je peux vous accompagner jusqu’au salon, proposa Myriam.
— Prenez votre temps, je vous attendrai dans le parc.
— Dès mon retour, je nous préparerai une tasse de thé. »
Alors que Myriam s’éloignait, elle affichait un air triste et bouleversé, comme plongée dans une solitude infinie. De son côté, Maude déambulait le long de la terrasse, admirant la bâtisse qu’elle jugea aussi belle qu’autrefois. Tandis qu’à Arcachon, elle se sentait étouffée par les imposantes demeures du voisinage, ici tout perdurait grand ouvert avec un panorama saisissant sur les champs et la forêt.
Elle descendit du porche, respira l’air pur et savoura la chaleur du soleil caressant son visage. Les chênes séculaires projetaient leurs ombres le long de ses pas. Sans attendre, elle se dirigea vers la rotonde couverte de chèvrefeuilles, avec des chaises en paille et une table basse. En marchant sous l’airial, elle trouva que cette belle propriété évoquait l’atmosphère de l’Oak Alley Plantation, avec ses arbres majestueux et son ambiance du sud de la Louisiane. S'installant sous la tonnelle en fer forgé, elle sortit un carnet de son sac.
Au-dessus de la clairière, le soleil se levait, baignant les lieux de sa clarté et étirant les ombres des chênes. Maude s’imprégnait de la douceur de l’endroit tout en observant Erick près de l'étang. Pas besoin d’être psychologue pour comprendre qu’il désirait qu’elle déguerpisse. Pourtant, c’étaient eux qui l’avaient appelée à la Fondation Charles Perrens, où elle consultait depuis six ans.
Elle laissa échapper un soupir avant de s’attarder sur le portrait de la Sainte peint sur la table avec son teint jauni au brillant effacé par les années. Elle retira une fine mentholée de son étui, qu’elle glissa dans un porte-cigarette, sans l’allumer. Erick continuait de la surveiller, sa silhouette se dérobant par moments derrière le cyprès chauve, pour réapparaitre ensuite. Ce manège amusa Maude, qui se laissa retomber contre le dossier avec un sourire en coin.
Son regard se promena le long du cours d’eau paresseux, où les flots moutonnaient par endroits, avant de se poser à nouveau sur la mare. C’est alors qu’elle remarqua la croix et le bouquet de fleurs à ses pieds, captivant son attention un long moment. Une sterne, perchée sur le bois, semblait la guetter. Maude alluma sa cigarette et en tira une bouffée.
Il faisait déjà chaud. Alors qu’elle se balançait doucement sur sa chaise, quelque chose l’intrigua.
Ça bougeait sous les buissons.
Poussée par une sorte d'instinct, elle se leva et se sentit aspirée par la lisière, qui empêchait d’y pénétrer plus profondément, dressant une barrière infranchissable de ronces. À cet endroit, le débit de la rivière était plus rapide, semblable à un torrent après de fortes pluies.
Soudain, elle entendit les pleurs d’une jeune fille, ce qui lui parut étrange, tant les champs s’étendaient à perte de vue. Elle les parcourut des yeux et ne vit personne. Seul s’agitait un vol d’hirondelles de mer planant au-dessus d’elle dans un ciel sans nuages. Se demandant si les cris venaient de la maison, elle scruta l’étage de la Créole. Peut-être avait-elle confondu le claquement d’une fenêtre avec des sanglots. Après avoir examiné toute la façade, elle ne remarqua rien d'anormal. S’avançant de quelques pas, Maude fixa la forêt, sans que remuent les fourrés.
Les hurlements recommencèrent, semblant arriver du sentier près des berges. Maude se sentit observée.
Le cri se répéta.
Alors que la lumière du jour lui brûlait les yeux, Maude, les protégeant des mains, distingua une jeune fille en minijupe. À cette distance, elle en déduisit qu’elle devait avoir quinze ans tout au plus, d’une beauté frappante. Elle revêtait une tenue d’ado, avec de longs cheveux tirés en arrière. Que faisait-elle là, se demanda-t-elle ?
Maude la salua, mais la jeune fille resta stoïque, ignorant son geste comme si le monde qui l'entourait n'existait pas. Puis, elle parut avancer dans sa direction, et Maude s’étonna qu’à son âge, elle ne portait ni mascara ni brillant à lèvres, contrairement à la plupart des filles d’aujourd’hui.
Maude détourna la tête vers Erick, assis sur le ponton, plutôt calme, totalement indifférent aux pleurs de la jeune fille. Elle ressentit soudainement une terreur intense quand cette dernière se mit à hurler à nouveau. Un frisson d'effroi la parcourut, son visage devint livide et ce cri parut la déchirer au plus profond d’elle.
Paniquée, elle jeta un regard affolé vers le kiosque sous lequel reposaient ses lunettes de soleil. Toujours éblouie par la lumière, elle lorgna brusquement vers la jeune fille.
Son cœur s’emballa et sa gorge se noua. Elle avait disparu.
Pourtant, Maude l’avait clairement vu. Une angoisse inexplicable s’empara d’elle avec une sensation d’oppression plus forte, lui écrasant la poitrine. Prise de frayeur, elle fit un pas en arrière avant de se précipiter vers la rotonde.
Alors qu'elle attrapait ses lunettes, son téléphone portable se mit à vibrer sur la table basse. Elle décrocha.
« Allo ? »
Un lourd silence s’installa.
« Puis-je savoir qui est à l’appareil ? »
Personne ne parlait à l’autre bout du fil. Les doigts crispés sur le portable, Maude sentit que quelque chose d’étrange se tissait autour d’elle. Avec un sentiment de malaise croissant, elle raccrocha. Puis, d’un air presque désorienté, elle consulta sa montre au moment où le bruit d’une portière de voiture qui se referme la fit sursauter.
Depuis le ponton, Erick restait aux aguets.
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