4.
Le ciel donnait maintenant l’impression qu’il était minuit. Maude observa les nuages à l’ouest prenant des teintes violettes et pensa : « Voilà déjà les giboulées du mois de mars ». Les premières gouttes de pluie commencèrent à tomber sur l’airial, les contraignant à se hâter pour trouver un abri.
Dans la précipitation, Maude enveloppa ses cheveux d’un foulard et s’empressa d’attraper son sac. Puis, elle courut vers la créole, son porte-document pressé contre elle. Les averses virèrent en bourrasques, créant de grandes flaques d’eau dans l’allée. Lorsqu’ils atteignirent le bas de la véranda, tous deux étaient sacrément rincés.
Maude ôta son foulard, l’eau ruisselant dans ses yeux. Tout aussi brusquement qu’il était survenu, l’orage fila à vive allure vers l’est et la pluie se borna désormais en une large rigole, dévalant du haut des marches de l’escalier.
Erick alluma les lampes situées sous la terrasse, fouilla dans sa poche à la recherche de son paquet de cigarettes et lui proposa une tasse de café. Maude réalisa qu’il se révélait être en réalité quelqu’un de plutôt agréable.
« Je crois que le plus lourd est passé, dit Erick, tout en jonglant avec habileté une cigarette entre les doigts.
— Je serais ravie de partager une tasse de thé ou de café avec vous la prochaine fois, mais pour l’heure, je dois rentrer.
— J’aurais une dernière question à vous poser, comment Ayden parvient-il à communiquer avec cette jeune fille ? »
Maude chassa les gouttes de pluie de son visage, agita ses cheveux qui tombèrent en cascade sur ses épaules et resta silencieuse. Elle replongea alors dans la vision de la jeune fille aperçue non loin de la lisière. Détournant le regard de cette pensée, elle se recentra sur Erick.
« Je regrette, mais il est encore prématuré pour répondre à cette question. Je prévois de revenir voir à Ayden samedi matin. Je suis convaincue, dès lors, d’être en mesure de vous fournir des éléments de réponse », formula-t-elle avec prudence, affichant un sourire serein aux lèvres.
Profitant de l’accalmie, elle le salua d’une poignée de main avant de regagner son véhicule. Au moment de démarrer, son regard se posa sur la camionnette cabossée et à la peinture délavée de monsieur Tach, qui remontait le chemin en direction du ponton. Maude coupa le moteur et observa le pick-up s’arrêter près de la mare. Le vieil homme était seul. D’une stature imposante, mesurant près d’un mètre quatre-vingt, il conservait malgré les années une certaine robustesse. En se baissant au pied de la croix, il ramassa les fleurs lessivées par la pluie et déposa un nouveau bouquet. Puis, se tournant vers elle, il lui adressa un sourire chaleureux. Maude fut surprise, saisie d’un sentiment étrange, comme si l’homme avait délibérément attendu qu’elle monte à bord de la Zoé pour se manifester.
Une fois sa ceinture bouclée, elle s’engagea sur la piste, gardant un œil sur le rétroviseur. Le vieil homme, les mains dans les poches, ne la quittait pas des yeux. Elle accéléra, bifurqua sur la départementale menant à Arcachon.
Elle gara la Zoé le long de la ruelle paisible bordant le parc mauresque, autrefois dominé par le casino orné de coupoles et d’arabesques. Depuis quelques mois, un compagnon était entré dans sa vie et l’attendait dans leur imposante demeure du XVIIIe siècle acheté deux ans auparavant.
C’était une belle masure bâtie par l’aristocratie anglaise, avec ses bow-windows aux encadrements blancs, sa façade en briques, sa porte cochère en fer forgé et son splendide jardin planté de grands érables. Le moteur coupé, elle ferma les yeux, appuya sur la touche pause, et se remémora cette merveilleuse soirée, où attablée au Richelieu, elle avait croisé le regard d’un homme installé au comptoir. Il buvait du champagne. Ce jour-là, vêtue d’une élégante robe et chaussée d’escarpins roses, il s’était tout naturellement retourné sur elle. Quand le barman lui avait servi une flûte sans qu’elle ait passé commande, elle avait ressenti une gêne, envisageant de partir. Mais l’homme s’était approché d’elle, affichant un sourire enchanteur. Il l’avait immédiatement séduite. Maude avait vingt-huit ans, lui trente et commençait sa carrière à Toulouse en tant que technicien de la police scientifique.
Après cinq mois de relation, ils brûlaient d’amour l’un pour l’autre. Leur seul regret était de ne pouvoir passer davantage de temps ensemble, le laboratoire dans lequel exerçait Cléo se trouvant à plus de deux-cents kilomètres de là. Il parcourait les trois heures de trajet au moins une fois par semaine le séparant de Toulouse.
Lorsqu’il ouvrit la portière, Maude sursauta et tendit la main.
« Accepterais-tu de partager un dîner romantique sur la terrasse au Panorama ? proposa-t-il en l’aidant à descendre.
— Je suis épuisée, je n’en ai pas une envie folle, j’aimerais profiter de la soirée dans le calme.»
Cléo comprit que Maude avait eu une journée éprouvante et espérait que la douceur qu’il lui témoignait pourrait la faire changer d’avis.
« Au diable le rosé, mon amour ! J’ai réservé pour vingt heures.
— À t’écouter, mon chéri, je n’ai pas le choix ! », déclara-t-elle encore épuisée par les émotions.
Maude n’eut aucune envie de batailler. En franchissant la porte d’entrée, elle nota le joyeux désordre régnant dans le vestibule : les sacs de Cléo, sa mallette d’écouvillons, sa combinaison blanche demeurant abandonnée sur un fauteuil et ses chaussettes encombrant le passage. Mais elle s’en fichait. À en juger par le chaos qu’il avait laissé derrière lui, il était arrivé depuis peu.
Maude monta à l’étage pour se prélasser dans un bain moussant devant la baie vitrée offrant une vue sur le jardin baigné de lumière. Vingt minutes plus tard, elle s’assoupit. Cléo entra discrètement dans la pièce, se pencha, passa un bras autour de son cou, la serra contre lui pour l’embrasser sur le front.
« Ne t’inquiète pas, j’ai annulé la réservation au restaurant. »
En réponse, Maude lui adressa son plus beau sourire.
Durant la nuit, pendant que Cléo dormait d’un sommeil profond, Maude se redressa pour l’observer, ressentant le désir irrépressible de le toucher, de l’embrasser. La singularité de ses traits physiques ne passait pas inaperçue, notamment sa ravissante bouche, ses yeux en amande et ses rouflaquettes qui encadraient un visage ovale d’une délicatesse rare. Elle attrapa sa nuisette, se glissa hors du lit, et sans bruit, se faufila jusqu’au rez-de-chaussée. Pénétrant dans le bureau, elle alluma la lampe posée sur le pupitre.
Les troubles d’Ayden l’obsédaient au point qu’il lui était impossible de trouver le sommeil. Maude, plongée dans ses notes, eut soudain une intuition. Elle ressentit le besoin pressant de vérifier le plus vite possible. Sans perdre de temps, elle alluma son ordinateur, saisit quelques mots, et entama une recherche. Ses investigations la menèrent à William Stanley Milligan, connu sous le nom de « l’homme aux vingt-quatre personnalités ».[1] Elle navigua sur plusieurs sites un peu au hasard, et examina la quantité d’informations disponibles. À la lecture des dossiers, elle remarqua un point commun lié aux troubles dissociatifs de l’identité. Cette pathologie se caractérisait par la présence de multiples entités chez le patient, prenant tour à tour son contrôle. Mais, bien vite, elle réalisa que la fulgurante transformation du visage d’Ayden, de voix et d’expression, passant d’un regard clair à une intensité plus sombre, différaient de ceux observés chez Milligan.
Peu à peu, une sensation de fatigue l’envahit, accompagnée d’une tension musculaire et ses yeux clignèrent de plus en plus vite. Un sommeil profond s’empara d’elle. Son corps se relâchait tandis que Maude sombrait dans le même rêve agité.
Les vagues se brisaient contre la coque renversée, la plongeant dans des eaux sombres qui semblaient la piéger. Elle avait beau se débattre, les flots s’engouffraient dans l’habitacle, l’empêchant de s’échapper. Le voilier sombrait dans les profondeurs, s’échouant sur des hauts-fonds. Une lueur blanche émergeait de l’océan, comme pour lui indiquer la direction à suivre. Soudain, une main surgit de nulle part, l’agrippait et la tirait vers la surface. Elle se retrouvait alors sur le dos, adoptant la position d’une planche, tandis qu’un homme la guidait en la tenant par l’épaule, les brassées la rapprochant peu à peu d’une lumière d’une grande douceur. Les traits du visage de l’inconnu restaient indiscernables, mais elle percevait un sourire sur ses lèvres.
Soudain, une voix lointaine l’appela.
« Maude ! »
Elle se réveilla en sursaut. Le sens du rêve lui était insaisissable, tandis que Cléo se tenait de manière bien réelle sur le seuil de la porte.
« Maude, que fais-tu là ?
— Oups ! Je ne pouvais pas dormir, je suis descendue pour effectuer des recherches. Oh, là, là ! s’exclama-t-elle, il est déjà six heures !
— Chérie, as-tu l’intention de retourner voir ton jeune patient aujourd’hui ? demanda-t-il d’une voix douce.
— J’y vais samedi.
— On prend le petit-déjeuner ensemble avant que je ne parte pour Toulouse ?
— Oh… je suis vraiment désolée mon amour, dit-elle en se levant pour s’approcher de lui. Ne fais pas cette tête, je compte rentrer tôt ce soir. Je dois me rendre à la faculté pour préparer ma conférence de lundi.
— Je pensais que tu resterais avec moi jusqu’à mon départ. »
Maude pinça les lèvres.
« Je t’appellerai dans la journée, promit-elle en lui déposant un baiser dans le cou.
— Je ne comprends pas pourquoi ton bureau est à l’université de Bordeaux Montaigne.
— Je t’ai déjà expliqué, c’est à cause des restrictions budgétaires. Heureusement, le docteur Reichert est un ami du doyen de la faculté, c’est grâce à lui que je peux utiliser le bureau 111.
— Merci pour ces précisions, dit-il, d’un ton amusé.
— C’est au cas où tu me rendrais visite si jamais tu es dans le coin.
— As-tu enfin rencontré ton voisin de palier ?
— Non, pas à ce jour. Je t’avoue ne pas être pressée, l’homme passe pour un ours auprès de ses collègues. »
Il la fixa avec un mélange de tendresse et de désir ardent. Très vite, il comprit qu’il était inutile d’insister.
« Je t’aime », souffla-t-il.
Elle sourit.
« Ce que je lis dans tes yeux me réjouit, répondit-elle d’une voix douce alanguie, tout en le repoussant doucement du doigt. Allez ouste, je dois me préparer ! »
[1] William Stanley Milligan, dit Billy Milligan, était un citoyen américain né le 14 février 1955 et mort le 12 décembre 2014. À la fin des années 1970, il est arrêté pour au moins trois viols clairement établis et vingt-huit fortement suspectés dans l’Ohio, puis jugé non responsable de ses crimes en raison de son trouble dissociatif de la personnalité.
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