5.
Une violente averse s'abattait sur les pavés de la cour de la Faculté des Lettres de Bordeaux Montaigne, cinglant la façade du bureau 112.
Le professeur Royanez, le visage marqué par des joues rouges trahissant son vague à l’âme, observait par la fenêtre la cohue d’étudiants pressés. Après avoir trié son courrier, une enveloppe, estampillée du sceau d'une maison d'édition, le plongeait dans un malaise. Contenant un soupir, il glissa son doigt sur le carreau embué et s'amusa à esquisser une embarcation plongeant abruptement dans le creux d'une vague.
Dans la rue, la lueur d’un food truck se démarquait de la noirceur du ciel. Le professeur regarda en direction du parking où était garée sa Land Rover, un ancien modèle datant des années quatre-vingt, qui se trouvait dissimulée parmi des marques plus luxueuses. Il repéra une femme très élégante, descendre d’une Zoé et courir dans la cour. Revêtue d’une robe légère, il songea qu’ainsi habillée, ce n’était pas vraiment la tenue pour se prémunir de la pluie. Il apprécia son bon goût, notamment ses talons hauts, soulignant sa silhouette élancée.
Le professeur était connu pour être le plus abrupt parmi ses pairs.
Un de ses collègues en avait fait les frais deux ans plus tôt. Etienne attendait près de l’entrée principale, lorsqu’un différend avait éclaté entre Paul de Monclair et mademoiselle Carbona, tous deux responsables de la bibliothèque universitaire. Leur désaccord portait sur une place de stationnement attribuée à Monclair, que mademoiselle Carbona occupait.
Monclair se pavanait avec arrogance. Il gonflait le torse, relevait le menton et roulait des épaules. Ensuite, il avait élevé la voix de façon agressive. Mademoiselle Carbona avait senti les larmes lui monter aux yeux. Indigné par la scène, Etienne s’était rué sur Monclair pour lui infliger une gifle retentissante. Mademoiselle Carbona avait alors réalisé deux choses : d’une part, Monclair avait volé très loin, et d’autre part, il avait violemment heurté le mur de la tête. Ensuite, le bibliothécaire avait glissé le long de la paroi pour s’immobiliser au sol, les bras pendants et les jambes écartées. Il venait de faire l’expérience des lois de la gravité. Stupéfaite, mademoiselle Carbona avait porté les mains à ses joues rougies comme des coquelicots, avant de s’enfuir.
À compter de ce jour, la réputation d’Etienne avait été écornée au sein de l’institution universitaire, le décrivant comme un individu irascible, incapable de se contrôler.
Son bureau était situé tout au bout du couloir du deuxième étage, contigu à la salle de lecture, mais surtout isolé de ses collègues. En franchissant sa porte avec audace, on découvrait des meubles imposants, une armoire massive, ainsi qu’une impressionnante bibliothèque pourvue d’étagères courant du plancher au plafond. Un escabeau reposait contre celle-ci, permettant d’atteindre les ouvrages les plus hauts. En prenant le temps de s’attarder dans la pièce, on pouvait admirer des livres de collection au beau cuir, aux couvertures richement décorées. Enfin, si l’opportunité rare se présentait, et que le professeur vous donnait l’occasion d’en ouvrir un, on distinguait au premier coup d’œil, sa passion pour les croyances anciennes et les légendes locales. Bien évidemment, une telle aventure dépendait entièrement de son humeur.
La pièce était baignée d’une lumière douce rehaussant l’atmosphère feutrée qui y régnait, tandis que les heures s’écoulaient lentement, ponctuées par le tic-tac nonchalant d’une vieille pendule accrochée au mur. Un fauteuil en cuir voisinait un secrétaire Louis XV, tandis qu’une série de cadres renfermant des gravures à l’encre de Chine et à l’aquarelle ornait les murs. Ces œuvres représentaient d’anciennes divinités, des danseurs en tuniques et turbans, ainsi que des rois drapés de peaux de léopard. Il va sans dire que la singularité de cette pièce aurait pu surprendre tout visiteur. Etienne appréciait le silence de l’endroit, apaisant son tempérament bouillonnant, qui ne demandait qu’à exploser.
Une des représentations attirait l’attention. Elle montrait une jambe surmontée d’un œil féroce exhibant des griffes acérées. Ce dessin explorait les recoins obscurs des fables.
Une brusque tristesse l’envahit et son visage se crispa avec une expression de mauvaise humeur lorsqu’il se retourna vers le Louis XV. Il soupira tout en examinant le courrier posé sur le haut de la pile. Il se remémora le temps passé à rédiger, à ce bureau en bois de rose, un essai sur les récits et les légendes médiévales des Landes de Gascogne, envoyé à une dizaine d’éditeurs. En vain. Pourtant pour collecter ces mythes, Etienne avait sillonné les coins les plus reculés de la région, traversant des bourgades paumées.
Partout où il faisait halte, il était accueilli par des individus partageant avec lui des récits extraordinaires, parfois empreints de mystère. C’est lors d’un de ces arrêts qu’il s’était retrouvé dans le village de Moustey, situé au sud du Bassin d’Arcachon, à environ vingt kilomètres du hameau déserté du vieux Lugo.
Seule une église se dressait au cœur de ce lieu fantôme. Une épidémie de peste y avait sévi au dix-huitième siècle, entraînant la fuite des habitants. Dans les Landes de Gascogne, il n’était pas rare, à cette époque, de voir des bourgs surgir de terre en un jour. De la même manière, il était tout aussi habituel d’y trouver des ruines à la saison suivante, en raison d’une mauvaise récolte, d’une inondation ou du déplacement du lit d’une rivière.
Il s’était baladé dans les environs et avait manifesté un intérêt poli pour le porche du cimetière en pierres de garluche[1] lorsque le prêtre de la paroisse lui avait proposé d’entrer dans le presbytère. Un calme irréel y régnait. Après quelques échanges courtois, le curé avait éveillé sa curiosité.
« Un habitant m’a informé que vous étiez en quête d’informations sur les légendes locales, avait déclaré l’abbé d’un ton soupçonneux.
— Les bruits se propagent vite par ici, s’était étonné Etienne.
— Certaines personnes s’inquiètent dès qu’on aborde les anciennes croyances », lui avait répliqué l’homme en noir.
Alors qu’il était sur le point de partir, le prêtre l’avait retenu par le poignet.
« Lorsque je suis arrivé pour la première fois dans ce village, un événement étrange s’est produit. »
L’abbé exagérait visiblement ses dires pour capter son attention.
« Ce que j’ai vu relevait d’une rencontre extraordinaire, peut-être même d’un face-à-face avec le Diable en personne, avait poursuivi le curé.
— Oh, vous savez, mon père, les hommes s’évertuent à comprendre chaque phénomène étrange, avait-il répondu, un sourire aux lèvres, pensant perdre son temps.
— Sauf, qu’en ce qui me concerne, je ne m’embarrasse pas de banalités. Et, tout bien considéré, je veille à ne jamais discuter de ces choses mystérieuses avec quiconque. Puis-je vous servir une tasse de thé ? C’est très rafraichissant par ces chaleurs », avait conclu l’abbé.
Etienne avait décliné l’offre, désireux d’en apprendre davantage, son visage trahissant désormais son impatience.
« Il y a une dizaine d’années, une forme m’est apparue près de la pierre marquée d’une main. De toute ma vie, je n’avais rien vu de tel.
— Attendez, mon père, j’ai déjà entendu parler de cette histoire. Un tailleur de pierres aurait exhumé une roche plate. Cependant, cela s’est produit dans le hameau d’Hougueyra, une localité bien éloignée d’ici. Selon mes sources, l’homme aurait fui pour se cacher dans votre village.
— Sachez qu’il n’en est rien. La pierre du Diable se situe à quelques centaines de pas de l’église du vieux Lugo. Vous pouvez la visiter en haut de la colline qui surplombe l’autoroute. »
Le prêtre percevait clairement le désir d’Etienne d’obtenir des explications plus approfondies. Il lui tenait la main et plongeait son regard dans le sien.
« Une créature se dressait devant moi, un monstre d’apparence cruelle avec des griffes et un œil terrifiant », avait-il déclaré en fermant les paupières. La Cama Crusa rôdait autour du village dès la nuit tombée. Pour quelle raison ? Je l’ignore. Mais, cette nuit-là, elle m’a épargné. »
Le visage du prêtre était couvert de sueur, non pas due à la chaleur estivale, mais à la peur. Il avait allumé la cigarette offerte par Etienne. Puis, il s’était mis à tousser violemment avant de lui assurer qu’il prierait pour lui. Cela avait amusé Etienne. Grimpant à bord de sa Land Rover, il avait souri en pensant qu’il s’agissait d’une plaisanterie et que le prêtre avait besoin de douces nuits pour se reposer.
Par la suite, il lui était apparu comme une évidence de consigner dans un ouvrage tous les éléments liés à la sorcellerie, au martyre des femmes accusées de diableries et brûlées vives au Moyen Âge, ainsi que toutes les légendes de monstres.
Cependant, ses espoirs de publication furent déçus, le plongeant dans une colère froide, considérant cela comme une insulte à son travail considérable.
Sans quitter des yeux l’enveloppe, il prit une cigarette qu’il coinça au coin de la bouche. Ce simple geste s’avérait efficace pour calmer une anxiété grandissante, celle-là même qui l’assaillait à chaque fois qu’il se préparait à ouvrir la réponse d’une maison d’édition. Ensuite, il déplia la lettre, la parcourut rapidement et serra les poings.
Il se leva, arpenta la pièce de long en large en maudissant l’éditeur. En quelques instants, son visage s’était empourpré. Il relut à quatre reprises l’adresse au dos du courrier. L’expéditeur lui signifiait que son style était trop complexe, sa pensée confuse, et que l’ensemble ne procurait aucun plaisir à la lecture. Etienne s’attarda sur chaque mot. L’idée qu’on puisse ainsi critiquer son travail le mit hors de lui et le fit sortir de ses gonds.
« Misérable imbécile ! »
Emporté par la colère, il déchira la lettre et jeta les morceaux dans la corbeille.
Comment ce gars pouvait-il être si stupide ? Etienne pensait qu’une fois de plus, l’individu en question n’avait vraisemblablement pas pris la peine d’examiner le manuscrit. Cette nouvelle tentative lui confirmait que sa valeur n’était pas reconnue à sa juste mesure. Une tension nerveuse si intense lui contracta la mâchoire au point de faire grincer ses dents.
Il relut le nom sur le pli.
Il releva le numéro de téléphone inscrit au dos de l’enveloppe et essaya de joindre quelqu’un, laissant sonner longuement, sans plus de succès que la publication de son livre. L’appel bascula alors vers la boite vocale.
De rage, il renversa tout sur son passage, y compris la lampe de son bureau qu’il projeta contre le mur.
Il se dirigea ensuite vers l’armoire pour y dénicher une bouteille de whisky irlandais, se versa un verre qu’il siffla d’un trait. L’énorme goulée lui brûla la langue, le faisant tousser. Alors qu’il s’apprêtait à se rasseoir, il engloutit une deuxième puis une troisième lampée, tel un robinet ouvert.
« Sale fumier ! Que croit-il ? Que je vais m’abaisser à le supplier ! »
Une idée lugubre et inattendue germa dans son esprit. Quelque chose d’infâme.
« Mais oui, bien sûr », s’exclama-t-il, s’imaginant aisément étrangler l’éditeur pendant son sommeil ou le tuer avec un marteau, voire le poignarder de sang-froid dans une ruelle.
Son regard confus glissa sur les bibelots de faïence posés sur la console, puis sur la bouteille de whisky dans l’armoire.
« Quel âne, quel âne tu fais ! », répéta-t-il à voix haute.
Distrait par la sonnerie dans le couloir, il se rappela son cours de dix heures. Il s’empara de son porte-document et sortit en trombe.
Dans le bureau d’à côté, Maude était au bord de l’hystérie. Avec tout le vacarme du 112, elle avait eu du mal à se concentrer sur ses dossiers. Prête à se confronter au professeur, elle bondit de sa chaise pour le réduire au silence une bonne fois pour toutes.
En hâte, elle traversa son bureau, ouvrit grand la porte. Mais elle n’eut pas le temps de proférer un seul mot. Le professeur courait le long du couloir. Le reste se passa très vite. Il la percuta d’un coup d’épaule. Maude s’écroula au sol.
Les fesses sur le seuil, elle le vit dévaler l’escalier sans s’excuser. Furieuse, Maude l’injuria copieusement, les mots grossiers résonnant dans tout le couloir.
[1] Pierres des Landes, ferrugineuses, appelées plus communément par le terme alios.
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