6.
Deux heures plus tard, en passant devant le bureau de Maude, Etienne vit la lumière filtrer sous la porte. Jusque-là, cette femme lui avait paru distante et froide, cela faisait déjà trois mois qu’elle occupait le bureau d’à côté sans jamais s’être présentée. Pourtant, selon les dires du doyen, Paul Reichert, elle était réputée sérieuse et pleine de gentillesse, tout le contraire de l’image qu’elle renvoyait. Un sentiment de gêne s’insinua en lui. De quoi aurait-il l’air s’il ne faisait pas amende honorable à la suite de la bousculade de ce matin ? Tout au long de son cours, il n’avait eu de cesse de ressasser des excuses, toutes aussi plates les unes que les autres. Il tapa à la porte.
« Arrêtez de tambouriner, j’arrive ! », s’exclama-t-elle.
Maude ouvrit la porte, découvrant son voisin, les cheveux cendrés, mal coiffés, les mains jointes, le menton haut dans une attitude rigide.
« Oh, non ! Pas vous ! »
Les yeux d'Etienne s’écarquillèrent et les mots restèrent bloqués dans sa bouche.
« Si vous avez quelque chose à me dire, veuillez faire vite, j’ai des appels téléphoniques à passer », répliqua-t-elle d’un ton sec.
Finalement, il parvint à articuler, la voix à peine audible.
« Je suis le professeur Royanez… l’occupant du bureau voisin… le numéro 112. »
Il se tut.
« Et donc ? »
Mal à l’aise, Etienne parut hésiter un instant, lorsque son tempérament bouillonnant réapparut.
« C’était maladroit de ma part, j’en conviens. Mais lorsque vous avez surgi sans crier gare dans le couloir, je n’ai pu vous éviter. »
Un léger sourire se dessina sur le visage de Maude.
« Ni même vous arrêter », reprit-elle.
L’homme lui sembla séduisant, la cinquantaine grisonnante, avec une barbe finement taillée et des yeux d’un brun sombre à captiver le regard.
« Je suis navré pour tout à l’heure », se justifia-t-il, soulagé de la voir d’humeur plaisante.
Maude le regarda avec les yeux brillants, le maquillage léger, impatiente de l’entendre prononcer de véritables excuses. Mais, Etienne restait muré dans le silence, un sourire de satisfaction aux lèvres.
« Mon Dieu ! S’exclama-t-elle, est-ce donc si difficile que ça de présenter des excuses sincères ? Remarquez, c’est tout moi ! J’ai pour habitude de me retrouver par terre dès que je me glisse dans un passage. Je suis ravie de tomber sur un personnage aussi grossier que vous lorsque je circule dans le couloir. J’ai dû croire que cela était sans danger. »
Etienne se mordit les lèvres.
« La prochaine fois, ne restez pas bêtement plantée au beau milieu du passage, lui dit-il en lui tendant la main. Vous n’êtes pas seule ici. Bien, je vous laisse, je dois préparer mon cours de cet après-midi. »
Cette fois-ci, Maude ouvrit grand les yeux et perdit son sang-froid.
« Excusez-moi ? C’est tout de même incroyable ! Vous me foncez dessus, me projetez au sol, et pour finir, tout est ma faute ! J’ai sérieusement envie de vous faire avaler votre porte-documents ! »
Il se sentit tellement idiot qu’il demeura bouche bée. Maude lui claqua la porte au nez. Quand elle retourna à son bureau, elle se cogna le genou contre le meuble, ce qui finit par l’agacer au plus haut point.
« Ce gars est impossible ! » s’écria-t-elle.
Maude s’enfonça dans la chaise, croisant, décroisant les jambes. Elle attrapa son stylo qu’elle porta aux lèvres pour le mordiller. Puis, elle saisit le document en haut de la pile. Avec un long soupir, elle s’efforça de relire ses notes en préparation de sa conférence de lundi. Très vite, l’image du pauvre type d’à côté flotta devant elle. Il méritait une bonne gifle, mais finalement elle avait réussi à le désarçonner. Peu à peu, un sourire se dessina sur son visage alors qu’elle commençait à regretter la froideur avec laquelle elle l’avait envoyé paître. Sans perdre plus de temps, elle plongea son attention sur le document, y ajoutant quelques annotations.
À 19 h 00, elle referma l'ordinateur. Au même moment, son téléphone sonna. Elle était crevée et avait travaillé toute la journée. Elle se leva de sa chaise, le dos ankylosé, après avoir passé l’après-midi penchée sur l’écran et décrocha.
« Salut, ma chérie, tu me manques, lança Cléo gaiement.
— Tu me manques aussi, mon amour.
— Je suis de retour de Toulouse plus tôt que prévu, j’ai deux bonnes nouvelles à te partager, annonça-t-il avec impatience.
— Je t’écoute, répondit-elle.
— La première, je suis détaché au commissariat d’Arcachon.
— Oh, c’est merveilleux ! »
Cléo poussa un petit rire.
« Et pour la deuxième bonne nouvelle, reprit-elle en prenant une profonde inspiration.
— Que dirais-tu d’un dîner romantique autour d’un plat italien sur la terrasse ?
— Si ce n’est pas une idée des plus poétiques… Je sens déjà l’odeur parfumée du repas, s’exclama-t-elle en consultant sa montre. Oh, je ne pensais pas qu’il était si tard. Je me dépêche de rentrer, je t’embrasse, mon amour. »
Elle raccrocha le téléphone, prit sa veste et son sac accrochés au porte-manteau. Maude traversa la pièce, éteignit la lumière, ouvrit la porte et resta immobile un instant sur le seuil, observant le faible halo de lumière qui passait sous la porte du bureau 112. Après avoir refermé la porte derrière elle, elle esquissa un sourire en se réjouissant que cette fois, le mufle d’à côté ne vienne pas la bousculer dans le corridor.
Maude longea l’aile du bâtiment, salua le vigile à l’accueil d’un signe de tête et quitta l’université.
La nuit était tombée. Le réverbère du parking se mit à grésiller avant de s’éteindre, la plongeant dans l’obscurité totale. Arrivée à l’angle du parking, elle observa les alentours comme si elle pénétrait dans un territoire dangereux. La zone était déserte, la Zoé garée à l’extrémité la plus éloignée. Sur le trottoir, quelques sacs poubelles étaient amoncelés au pied d’un conteneur plein à craquer.
Elle se dirigea vers sa voiture quand elle perçut des bruits de pas derrière elle. Accélérant l’allure, elle les sentit se rapprocher. Un sentiment de frousse s’empara d’elle. Son corps se figea un instant avant qu’elle se hâte pour parcourir les derniers mètres. Une fois devant la portière, elle fouilla son sac à la recherche de la clé. D’une main tremblante, ses doigts tâtonnèrent à l’intérieur. Sous le coup de la précipitation, le Chanel lui échappa. Alors qu’elle se baissait, des grognements de chien se firent entendre de l’autre côté du boulevard. Les jappements devinrent plus insistants. Elle se cramponna à la poignée, se pencha et ramassa le sac lorsqu’elle ressentit un frôlement sur l’épaule. Elle sursauta et poussa un hurlement, redoutant aussitôt une agression. S’adossant contre la carrosserie, elle scruta la zone. Il n’y avait personne. Quand la chose repassa très vite au-dessus de sa tête, Maude suivit du regard le vol d’une chauve-souris, réalisant l’objet de sa peur. Elle distingua ensuite une silhouette à une dizaine de mètres, le visage indiscernable dans le noir.
« Qui est là ? interrogea-t-elle d’une voix ferme alors que la silhouette imposante avançait dans sa direction.
— Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ? », répéta-t-elle, insistante.
Maude actionna la télécommande et laissa échapper un soupir en entendant le déclic de la portière. Elle s’engouffra dans la Zoé, et les nerfs en pelote, démarra en trombe. Elle s’apprêtait à quitter l’allée quand la silhouette se rua devant le capot. L’individu tapota plusieurs fois sur la carrosserie.
« Attendez ! »
Maude tressaillit et freina brusquement. Ses mains tremblaient encore sur le volant. Le voyant de verrouillage des portes la rassura. Etienne frappa contre la vitre. Elle lui lança un regard glacial et hésita un instant avant de l’abaisser.
« Vous me surveillez ?
— Ce n’est pas dans mes habitudes, répliqua-t-il avec amusement.
— Je suis en retard, laissez-moi tranquille.
— Oh là, ne seriez-vous pas un peu paranoïaque, madame Duvignac ? », ironisa-t-il en caressant sa barbe.
Maude garda le silence.
« Vous avez simplement oublié vos clés sur la porte de votre bureau », déclara-t-il en lui tendant le trousseau, amusé par son air effrayé.
Elle le saisit d’un geste rapide et se contenta de remonter les lunettes sur son nez en guise de remerciement. Puis, elle inclina la tête contre le siège et le regarda s’éloigner.
Qu’ai-je fait pour mériter d’être aussi sotte ?
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