7.

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En soirée, ce n'est qu'après le café que Maude aborda le sujet du professeur Royanez avec Cléo.

Lorsqu'elle était arrivée dans sa vaste demeure d'Arcachon, les délicieuses odeurs de brochettes de saumon indiquaient que Cléo avait déjà tout préparé. Entendant la porte d'entrée s'ouvrir, il était sorti précipitamment de la cuisine en s'essuyant les mains sur son tablier. Maude s’était jetée dans ses bras et l'avait embrassée.

Après avoir dîné sous la véranda, pendant qu'il débarrassait la table, Maude lui narra sa drôle de rencontre avec le « locataire » du bureau 112 de la faculté.

« Mon Dieu ! s'exclama-t-elle, tu ne devineras jamais dans quelles circonstances j'ai fait sa connaissance. 

— Je dirais de manière malheureuse à voir ta tête.

— En effet, cet individu est entêté, impulsif et d’une mauvaise foi manifeste, déclara-t-elle en serrant le poing.

— Il semble aussi primitif que le doyen te l’a décrit.

— C’est le moins que l’on puisse dire, après m’avoir poussée dans le couloir et m’avoir vue tomber au sol, ses excuses n’en étaient finalement pas. Pire encore, il m’a engueulée, je n’en croyais pas mes oreilles ! Supporter son vacarme une partie de la matinée était déjà pénible, cela m’avait rendu hystérique. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’en me précipitant dans l’allée, j’allais me fourrer dans une situation aussi humiliante, avoua-t-elle avec un soupir.

— J’aurais aimé être là pour le remettre à sa place !

— Bah, je ne sais que penser, il m’a paru plus maladroit que méchant. Il était incapable de prononcer un seul mot, mais figure-toi que, en quittant la faculté, j’avais laissé mes clés sur la porte du bureau, et bien, il a remué ciel et terre pour me les ramener jusqu’au parking. En réalité, je n’étais pas dans mon assiette à ce moment-là et je n’ai même pas pris le temps de le remercier gentiment », confia Maude.

Quel genre d’homme était-il ? se demanda-t-elle en se dirigeant vers la bibliothèque après avoir quitté la véranda. Observant à travers la fenêtre, elle appuya sa main sur la vitre, ressentant le froid qui lui rappela que les giboulées de mars s’étaient désormais installées.

Cléo déambulait dans la pièce, l’air perplexe. Il appréciait la propension de Maude à s’embringuer dans des situations improbables. Lorsqu’ils avaient pris la décision d’emménager ensemble, il s’était étonné qu’elle n’éteigne jamais la lumière de la chambre ou bien du couloir. Au moment de se coucher, elle luttait contre le sommeil, semblant redouter la nuit. Parfois, elle succombait à la fatigue, recroquevillée en boule sur les draps, pour être réveillée en sursaut par le moindre bruit au milieu de la nuit. Il lui fallait un certain temps pour se rendormir, avant de s’éveiller de nouveau troublée par le même cauchemar. Elle paraissait aussi fragile que l’enfant qu’elle avait été jadis. Au fil du temps, il s’était habitué à la voir fixer le plafond pendant de longues heures.

« Si tu n’arrêtes pas de gamberger, tu ne réussiras pas à trouver le sommeil », disait-il l'air préoccupé.

Elle affichait simplement un sourire avant de se redresser sur le dos pour contempler le jardin.

Ce samedi matin, un crachin tombait et les pneus de la zoé éclaboussaient les flaques d’eau le long du chemin menant à la créole. Maude fut surprise en apercevant le vieil homme accroupi sous le cyprès chauve. Elle ralentit, s’arrêta, puis son regard fila en direction de la lisière, là où la jeune fille lui était apparue. Descendue de voiture, Maude marcha vers lui afin de se présenter. Il s’agissait de leur première véritable rencontre.

« Bonjour, je suis Maude Duvignac, une connaissance de Myriam », annonça-t-elle avec politesse.

Il lui serra tout bonnement la pogne.

« Erick m’a longuement parlé de vous et vous estime beaucoup. »

Monsieur Tach haussa les épaules.

« Inutile de tourner autour du pot, que désirez-vous précisément ? », demanda-t-il.

La buée sur ses lunettes empêchait Maude de discerner les traits impassibles de monsieur Tach.

« Erick m’a parlé de la cabane dans la forêt près de la Leyre, celle que vous n’avez pas vendue en même temps que la créole. Je me demande pourquoi ? »

Il leva les yeux vers le ciel et ouvrit son parapluie au-dessus de leurs têtes.

« Ce n’est pas étonnant, elle n’est pas à vendre, dit-il d’une voix grave.

— Dommage, ce serait un excellent terrain de jeu pour Ayden. À cet âge, un abri au cœur des bois les fascine toujours. » 

Il se baissa pour ramasser le bouquet de lys fanés au pied de la croix et les glissa dans un sac en plastique.

« Je souhaiterais vous poser une autre question », déclara-t-elle avec insistance, ce qui le fit froncer les sourcils, l’air agacé.

« Pensez-vous qu’il y soit risqué de le laisser s’amuser là-bas ? »

Cette fois-ci, il se redressa brusquement, agrippa son poignet et la tira fermement vers lui.

« Qu’il n’aille pas dans cette cahute ! Elle est maudite. »

Il s’interrompit.

« Qu’entendez-vous par là ? », répliqua-t-elle.

Le comportement de monsieur Tach trahissait une certaine nervosité, laissant quelques instants passer avant de la relâcher. Sans un mot, il pivota vers sa fourgonnette, Maude se glissant dans ses pas.

« Qui est cette jeune fille disparue dans les marais ? », insista-t-elle, refusant de se laisser éconduire.

Il referma son parapluie, ouvrit la portière de sa camionnette.

« Que lui est-il advenu ? Parlez-moi d’elle ! », insista-t-elle.

— Mêlez-vous de vos affaires et déguerpissez d’ici ! », rétorqua-t-il avec colère, en démarrant son véhicule

Maude se campa entre la portière ouverte et le siège occupé par le vieil homme. Agacé, il pointa un doigt accusateur dans sa direction.

« Une bonne leçon, voilà tout ce que vous méritez ! lança-t-il avec véhémence.

— Êtes-vous certain ? Je pourrais porter plainte pour menace, répliqua-t-elle de manière calme.

— Faites comme bon vous semble, mais maintenant, partez ! », s’exclama-t-il, l’expression rageuse.

Elle acquiesça et s’écarta de la camionnette. Il claqua la porte, avant de la dévisager attentivement et d’abaisser la vitre.

« Je vous en prie, ne mettez pas les pieds là-bas ! »

Installé dans le rocking-chair sous la véranda, Erick les observait. Maude était trempée jusqu’aux os. Contre toute attente, monsieur Tach coupa le moteur et descendit. Il se planta au ras du visage de Maude, ruisselant de gouttes.

« Vous ne renoncez pas facilement, n’est-ce pas ?

— C’est exact ! Qui était cette jeune fille ? répéta-t-elle, désireuse que les mots sortent enfin de la bouche du vieil homme.

— À l’hiver 1994, une pierre a été déterrée près du puits, à l’endroit où se trouve la Bruyère. Le prêtre de la paroisse prétendait qu’elle n’était que diablerie et nous avait interdit de nous y rendre, affirmant que ce lieu appartenait au territoire de la bête.

— De quelle créature parlez-vous ? » reprit-elle, la curiosité piquée au vif.

Il garda le silence pendant de longues secondes.

« Il s’agit de la Cama Crusa. J’imagine combien cela va vous paraître insensé, mais quand le vent hurle à travers la forêt, on perçoit de loin la fureur de ce démon. C’est à cette époque que des évènements étranges se sont déroulés. Cette même année, Pauline était descendue de l’autobus qui la ramenait du collège. Elle marchait vers le marais. Cette terre n’est que vasières et marécages. Mais c’est là que sa famille habitait. D’ordinaire, Pauline prenait le temps de me saluer dès qu’elle arrivait, pourtant ce jour-là, elle était silencieuse et sa jovialité coutumière avait disparu. Malgré mon salut de la main, elle avait poursuivi en direction des berges avant de s’enfoncer dans la forêt. Je n’oublierai jamais l’image de sa silhouette se dissipant dans la brume qui tombait si bas… »

Un sentiment bizarre enveloppait Maude alors qu’elle était captivée par la voix chaleureuse du vieil homme, une voix qui lui semblait familière. Maude avait l’impression de le connaître depuis toujours. Néanmoins, elle se tenait en sa présence pour la première fois. Cette drôle de pensée l’effraya.

« Ensuite, j’ai entendu de grands cris, ajouta-t-il, baissant humblement la tête, les mâchoires crispées et le regard fixé vers le sol.

Monsieur Tach sentit une larme lui monter aux yeux avant d’avouer :

« Je suis resté sur le ponton, les membres tétanisés par la peur », dit-il accablé d’un profond sentiment de honte.

Il semblait déjà ne pas lui accorder d'attention

Maude ressentit l'envie de poursuivre la discussion, mais y renonça. Son regard se porta sur la chênaie, puis les abords du sentier envahis de ronces, à l’écoute du clapotis de l'eau de la rivière.

« Je retourne jusqu'à la Bruyère, seriez-vous prêt à m'accompagner ? » proposa-t-elle.

Face à son mutisme, elle s’élança seule le long de la piste et remarqua Erick, posté en haut des marches. Avec ses talons à aiguilles, elle avançait d’un pas peu assuré dans les ornières. La fine pluie redoublait d'intensité. Maude atteignit les berges bordées de roseaux, et tandis qu’un brouillard épais enveloppait le marais, elle déboucha devant la cabane. Une lueur sembla surgir à travers le voile de brume, passant d'une fenêtre à l'autre, comme si quelqu’un déambulait à l’intérieur. Maude tressaillit et s'immobilisa. La Bruyère se tenait là, déserte. Puis, la lumière disparut.

La curiosité étouffait sa peur, mais loin de rebrousser chemin, elle accéléra le pas, comme si le coin l’aspirait. Parvenue au bas de l’escalier, elle passa la main sur la rambarde rongée par l’humidité, observa la toiture en partie effondrée, avant de jeter un regard vers la remise à l’arrière de la maison. À sa droite, un tas de ronces recouvrait la carrosserie rouillée d’une Chevrolet, laissée à l’abandon depuis longtemps. Un immense cyprès chauve tapissé de mousse blanche surplombait la terrasse de la cabane. Maude monta les marches lentement, inspectant le fauteuil à bascule qu’elle effleura du doigt. L’odeur de pourriture désagréable aurait pu dissuader un badaud de s’aventurer au-delà du rocking-chair, mais elle ne s’en soucia pas. Tandis que ses doigts se saisissaient d’une poupée posée sur le dossier, un simple jouet désarticulé, elle lorgna en contrebas, sur un talus d’herbes hautes, où elle distingua un squelette, sans doute celui d’un chevreuil.

Le bruit provoqué par la rupture d’une branche surprit Maude. Elle se retourna brusquement et avisa un oiseau qui la surveillait. Ses yeux ronds avaient une façon bizarre de la guetter, comme s’il la menaçait d’un coup direct au cœur. Elle frémit. La lumière faible du jour peinait à éclairer la clairière, et Maude réalisa qu’elle se trouvait dans un endroit sans connexion, incapable d’appeler à l’aide.

Elle recula et sentit qu’avec la sterne, ils n’étaient pas seuls. Tous deux étaient observés. Elle avait beau se répéter de foutre le camp, une force invisible la clouait sur place. Une anxiété de plus en plus puissante l’envahissait, provoquant une sensation d’étouffement et une gêne à respirer. C’est à cet instant qu’elle remarqua une silhouette émerger de la brume. Maude ouvrit grand la bouche, qu’elle recouvrit aussitôt de la main. Dans un premier temps, lointaine, une jeune fille s’approcha pour s’immobiliser à une faible distance. Elle portait des chaussures noires à bouts carrés, des socquettes blanches, un pull-over bleu et une minijupe fleurie.

Maude prit une profonde inspiration avant de faire un pas en avant.

Soudain, des larmes envahirent le visage de l’adolescente. Se demandant s’il s’agissait d’une hallucination, Maude réalisa que moins d’une dizaine de mètres les séparaient. Elle tendit la main vers la jeune fille.

Dans son dos, la sterne demeurait perchée sur sa branche, l’observant attentivement. Maude eut l’étrange impression que l’oiseau lui transmettait un message, disant « me revoilà ».

Elle se retourna vers la jeune fille. Elle avait mystérieusement disparu.

La sterne s’envola, frôlant ses cheveux. Prise de panique, Maude se recroquevilla, se protégeant la tête de ses mains, avant d’échapper un cri déchirant. C’est alors qu’une main ferme se posa sur son épaule. Se tournant brusquement, elle reconnut Erick qui la prit dans ses bras, la serrant contre lui.

« Elle se tenait à proximité du buisson ! s’écria-t-elle.

— Qui donc ?

— Pauline !

— Madame Duvignac, nous sommes seuls.

— Non ! C’est impossible, je l’ai vue ! Je vous assure, il doit y avoir des empreintes dans la boue !

— Où ça ? Il n’y a rien ! Partons d’ici ! », ordonna-t-il, sûr que personne ne s’était aventuré dans le coin.

Maude marcha d’un pas fébrile. Confuse, elle se demandait si elle ne perdait pas la raison. La pression de la main d’Erick la fit réfléchir aux avertissements de monsieur Tach.

« Ne foutez pas les pieds là-bas ! »

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