Cama Crusa
Cama Crusa
La jeune fille disparue s’appelait Pauline.
Dans le marais, quand une personne s’égarait, il se chuchotait que le démon s’était réveillé. Dès lors, les gens du coin se regroupaient près d’une mare où reposait une croix. De cet endroit, ils surveillaient la forêt avec le fol espoir de la voir réapparaître près des berges.
Cela s’était passé le 24 juin 1998, à l’entrée des salants. Pauline revenait de l’école. Elle embrassait du regard les champs de tabac, des écouteurs vissés aux oreilles. À demi endormi sur sa chaise qui surplombait l’étang, monsieur Tach l’avait aperçue s’enfoncer dans le bois. Elle cheminait le long du chemin sablonneux menant à la Bruyère, la cabane forestière où elle vivait. Ce mercredi-là, le fermier avait pressenti qu’une menace rôdait. Un sentiment étrange lui martelait que quelque chose de mal couvait dans les sous-bois.
Le ciel s’était assombri, l’atmosphère chargée d’un air oppressant. Son regard s’était accroché une dernière fois aux taillis de roseaux assoupis. Mais, loin de se sentir apaisé, il avait observé, inquiet, le bercement trompeur de la brise à travers les tiges.
Le premier cri l’avait glacé. Le deuxième l’avait cloué sur place, le corps parcouru d’un frisson. Son cœur s’était emballé et son front ruisselait de sueur.
Il était demeuré pétrifié sur le ponton, les jambes raidies.
Le lendemain, le parquet de Bordeaux avait ouvert une instruction préliminaire confiée à la brigade d’Arcachon. Sous la direction du commissaire Terreu, les enquêteurs avaient fouillé avec minutie les lieux du drame, retrouvant une peluche et une bottine à bouts carrés, le genre que chaussaient les adolescentes de l’époque. Comme le craignait Terreu, ils ne posèrent jamais la main sur l’autre soulier. Il avait dû tomber dans le chenal, sûrement emporté par les courants au-delà des vasières.
Dans ce lieu, les villageois partageaient une légende selon laquelle le marais avalait ceux qui s’y aventuraient en faisant ainsi leur tombe. Écrasés par un air moite, gorgé d’humidité, les inspecteurs avaient buté sur l’absence d’une scène de crime. Leurs recherches s’étaient heurtées au vide, sans l’ombre d’un corps étendu, ni même la moindre trace de sang qui puisse les guider.
Terreu avait auditionné les parents, Caleb et Jeanne, entendu les fermiers des alentours et vérifié chaque déclaration.
« La connaissiez-vous ? Quand l’avez-vous aperçue pour la dernière fois ? Réfléchissez attentivement. »
Dans le village, les mêmes réponses avaient circulé sur toutes les lèvres.
« Je n’ai jamais croisé cette famille… Je ne m’attarde pas dans ce secteur… C’était une brave fille, elle aidait sa mère avec de nombreuses tâches ménagères… C’était il y a un mois et je ne me souviens plus… Je ne l’ai pas revue depuis la messe de Noël… Parfois, j’oublie d’acheter le pain quand ma femme m’envoie à la boulangerie, alors cette gamine… »
Finalement, l’enquête n’avait abouti nulle part. Un véritable mystère.
Les semaines suivantes, la presse ne couvrait plus l’affaire. Dans le village, les gens étaient fatigués de cette sale histoire. Ils l’avaient enterrée. Cependant, un bruissement de rumeurs s’était répandu, flottant sur bien des langues. La mère de la jeune fille était soupçonnée de pratiquer la sorcellerie et d’avoir pactisé avec la Bête. Le beau-père, lui, était décrit comme une sinistre crapule, capable du pire.
La disparition de Pauline allait rester le seul échec dans la carrière de Terreu. Si l’hypothèse d’une fugue qui aurait mal tourné persistait, pour lui, ce mystère s’apparentait à un meurtre. Tôt ou tard, le cadavre de cette gamine remonterait à la surface.
Comme chaque mercredi, depuis vingt-huit ans, monsieur Tach s’était rendu aux abords de la mare. Sous l’ombrage d’un cyprès chauve, il s’apprêtait à déposer un bouquet de fleurs au pied de la croix.
Une nuit agitée par un songe étrange l’avait tourmenté. Il se voyait marcher sur le ponton, quand un bruit roulait dans sa direction. Il fixait les taillis en bordure du bois d’où en sortait Pauline, semblant perdue, le regard vide. Elle rabattait sa mèche derrière l’oreille, puis se dirigeait vers lui, la main levée en guise de salut. Il s’abandonnait à une bouffée de joie et tendait le bras à son tour. Après quoi, elle s’évanouissait.
Soudain, il s’était réveillé en sursaut.
Monsieur Tach abaissa son béret sur le front pour se protéger des premiers rayons du soleil qui rasaient l’horizon et s’élevaient à l’est. L’aurore reflétait sa palette de couleurs sur les eaux de la mare. Elles frappaient les bardages de la bâtisse d’à côté, une superbe créole à l’architecture Louisiane.
Quand il présenta la brassée de lys devant la croix, son regard s’assombrit. Ses épaules s’affaissèrent et une larme perla sur sa joue, révélant une profonde tristesse. Il ravala un soupir et dirigea son attention vers la forêt, où d’abondantes fougères tapissaient les berges de la rivière pour donner leur nom, Hougueyra, [1] au patelin. Il s’accroupit et se recueillit en prière.
Soudain, il perçut un léger bruissement de feuilles suivi du craquement d’une branche aux confins du parc. Il entrouvrit les lèvres. Il se releva d’un équilibre maladroit, scruta plus en détail l’orée du bois, sûr qu’on l’observait, comme si quelqu’un était aux aguets ou quelque chose s’y tapissait.
Ses traits se contractèrent en une grimace.
Le tapement régulier d’une canne résonna dans son dos. Sa fille le rejoignit d’un pas fragile. Florence avait perdu la vue dans un accident de la route. Elle posa un baiser dans le creux de son cou et y lova son visage.
« Penses-tu, papa, que cette fois-ci soit la bonne ? Pauline nous abandonne ? », murmura-t-elle.
Après une brève hésitation, il hocha de la tête. Florence connaissait le lourd secret qui le rongeait depuis des années. Ces deux êtres, à leur manière silencieuse, partageaient une chose inavouable qui les rattachait tel un fil invisible.
« Je l’aimais comme ma propre sœur et pensais que cela durerait toujours. Le jour de sa disparition me paraît désormais si lointain. Que dirais-tu de te balader en direction de l’île des cotonniers ? » demanda-t-elle alors qu’elle essayait de dissimuler le frisson qui la traversait.
L’air fraichissait et de monstrueux nuages gris, certains plus violacés, s’enroulaient à l’horizon, cheminant droit vers eux pour chasser les lambeaux de ciel bleu. Monsieur Tach les vit écraser de leur masse les terres avoisinantes. Une goutte de pluie roula sur sa joue et il secoua la tête, conscient que les orages les plus violents venaient du large.
« Non, ne trainons pas ici, nous ferions mieux de rentrer à la ferme, les Grenereau ne vont pas tarder », indiqua-t-il.
Il passa son bras sous celui de sa fille, comme il procédait à chaque promenade. Florence régla son pas au sien et tous deux prirent le chemin du retour, lui le cœur gros, elle la démarche gauche. Ils marchèrent le long de la piste, dépassèrent la Créole. Monsieur Tach se tourna vers la bâtisse, baissant la tête à l’idée de devoir s’en séparer.
Je n’ai pas le choix, je dois renoncer à tes parterres fleuris.
Elle se dressait là, frangée par de grands chênes. Tout le monde connaissait la Créole, attendu qu’elle était la plus ancienne du coin. Elle braquait les colonnes blanches de son vaste porche en direction du cul-de-sac, à proximité d’un sentier menant aux tourbières. La bâtisse traversait les années et perdurait exactement dans son jus, telle qu’au premier jour de sa construction.
Lorsque le grand-père de monsieur Tach s’était installé sur ces terres alors désertes, elles n’intéressaient personne et demeuraient isolées du bourg, où ces derniers temps, des résidences avaient poussé comme des champignons.
Ils passèrent sous un ancien panneau publicitaire érigé là naguère. Y était représentée une femme avec le visage radieux cerclé de bulles de savon. Cette réclame, criblée de plomb, attirait les curieux avec son slogan : « Gardez une peau de jeune fille, fraîche et douce, grâce au savon à l’huile d’olive ». Si un promeneur décidait de poursuivre au-delà des pâturages, il débouchait devant la croix près de l’étendue de chênes. Sous ces arbres plusieurs fois séculaires se trouvaient une bergerie, un hangar à charrettes, un four à pain et un puits, que les gens du coin nommaient « le quartier ». Ils encerclaient la Créole.
La ferme du vieux bonhomme se situait à cinq kilomètres du village d’Hougueyra, une petite localité d’une centaine d’âmes nichée au fond de la baie. Elle s’étendait de part et d’autre d’un sentier étiré en une ligne droite. Ses champs s’étalaient en nappe blonde entourée de clôtures de barbelés enchevêtrés de la patte d’oie, à l’angle de la départementale, jusqu’à l’épaisse crinière verte. C’est ici que la forêt marquait la limite de sa propriété, plongeant sur le patchwork de vasières où la Leyre[2] charriait ses débris avant de les abandonner dans le delta.
La culture du tabac et du maïs ne rapportait plus grand-chose, de sorte que monsieur Tach ne possédait plus les moyens de réparer ses granges à foin maltraitées par les intempéries. Les poutres et les planches reposaient en tas, pourrissant au milieu des herbes, le bois rongé par l’humidité et les tôles bouffées par la rouille.
Florence resserra le col de son chemisier alors qu’une brise plus cinglante lui fouettait les oreilles et le visage.
Un taxi déboula à l’intersection au moment où les premières gouttes de pluie frappaient le sol. La voiture ralentit, se rangea à leur hauteur et le chauffeur coupa le moteur. Descendit, se plaignant d’avoir dû s’arrêter à quatre reprises pour demander sa route. Son navigateur n’indiquait pas l’endroit. Après avoir déchargé les bagages des Grenereau dans l’herbe et encaissé le paiement de la course, il parut soulagé de remonter à bord pour filer loin de ce trou perdu.
Le vieil homme se contenta de murmurer un simple « bien » en regardant sa fille, qui lui adressa un sourire. Elle savait que c’était sa manière réservée de lui demander de rentrer. Elle s’écarta d’un pas et saisit Flin par le collier. Elle batailla pour le calmer et lui enfiler le harnais. Une fois bridé d’une main ferme, elle se laissa guider par lui, et retourna à la ferme. Monsieur Tach lui jeta un dernier coup d’œil tandis qu’elle traversait la vaste prairie qui l’avalait lentement jusqu’à ce qu’elle devienne une silhouette au loin. Il continuait à veiller sur elle, même si Florence avait parcouru des milliers de fois le chemin.
« Ravi de vous revoir, monsieur Grenereau, déclara-t-il.
— Appelez-moi Erick. Permettez-moi de vous présenter Myriam, ma femme, et le petit gars sur le sac, Ayden, notre fils. »
Monsieur Tach pinça le bord de son béret pour les saluer.
[1] Énormes fougères arborescentes en patois gascon.
[2] Fleuve landais qui se jette dans le bassin d’Arcachon. Son delta se déploie en une mosaïque de marais, de roselières et de prés salés.
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