4.
Ayden s’était retiré dans sa chambre, et Erick, troublé par l’expérience de la pendule, demeurait posté en haut des marches de la véranda. Près de la mare, le coassement des grenouilles signalait la nuit tombante. Il entendit l’appel de Myriam et la rejoignit dans la cuisine.
« Ayden semblait tout chamboulé en rentrant. Que s’est-il passé là-bas ? »
Rien que par la manière dont elle posa la question, Erick comprit qu’Ayden était revenu muré dans le silence et que Myriam avait renoncé à le questionner dans l’attente d’une explication détaillée.
« Ne t’inquiète pas, tout va bien, dit-il d’abord hésitant à partager son malaise.
— À voir ta tête, je sais que tu me caches quelque chose.
— Il y avait une pendule dans la cuisine. Le mouvement du balancier s’est emballé tout seul, l’aiguille s’est positionnée sur dix-huit heures avant de repartir en arrière pour s’arrêter sur quinze heures. Lorsque je suis sorti, le carillon a retenti trois fois.
— Très amusant !
— Je ne plaisante pas, ma chérie. J’ai eu la frousse ! Je crois qu’il y a quelqu’un dans cette cabane, qui s’y planque ou quelque chose du genre, peut-être un rôdeur.
— Te rappelles-tu notre visite ? J’aurais juré qu’une personne se baladait près de la lisière. Il est temps d’avoir une conversation sérieuse avec monsieur Tach, il doit sûrement être au courant si quelqu’un loge encore dans cette bicoque.
— J’irai le trouver ce soir sur le ponton pour lui en toucher deux mots.
— Avant tout, j’aimerais que tu ailles voir Ayden pour lui parler et le rassurer. »
Erick le trouva endormi, le pouce dans la bouche. Il s’allongea à ses côtés, se demandant s’il avait éprouvé la même angoisse que lui dans la cabane. En le regardant, il lui donna un baiser affectueux sur le front, se leva et ferma les volets de la fenêtre. Tandis qu’il les rabattait, il aperçut monsieur Tach sur le ponton.
La nuit s’annonçait calme et d’une douceur surprenante pour la saison. Monsieur Tach s’ouvrit une canette, la savoura en guettant patiemment l’arrivée d’Erick, qui avait pris l’habitude de le rejoindre une fois la maisonnée endormie. Le vieil homme jeta un coup d’œil en direction de la Créole et remarqua la lueur d’une cigarette rougeoyante sous le porche.
Sous la véranda, Eric était assis dans le fauteuil à bascule, plongé dans une profonde réflexion. Il se souvenait de l’atmosphère irrespirable dans la cabane, ce mélange d’odeur de bois gorgé d’eau et celle d’un air lourd et suffocant. Quelqu’un s’était sûrement débrouillé pour y faire un peu de rangement, ce qui expliquait la présence de bouteilles vides dans le casier et le sol de la terrasse nettoyé. Sa tête retomba en arrière contre le dossier. Il tira une grosse bouffée sur sa cigarette puis la contempla se consumer jusqu’au filtre, tout en se disant qui pouvait rôder dans le marais ? Il envisagea d’abord la possibilité d’un randonneur ou d’un chasseur, mais se ravisa. Le seul chemin pour s’y rendre, passait sous les fenêtres de la Créole, ce qui aurait attiré son attention. Lorsqu’il entendit la porte de l’étage claquer, il supposa que Myriam était partie se coucher. Une brise se leva, le faisant frissonner, et il porta son regard vers la mare où monsieur Tach, la main en visière, scrutait la forêt.
Au bord de la lisière, une branche se brisa, et le bruit roula sur les eaux calmes de l’étang. Monsieur Tach se redressa d’un bond. De son poste d’observation, il plissa les yeux, cherchant à discerner l’endroit d’où provenait l’écho.
Soudain, il remarqua deux points rouge brillant qui semblaient l’épier. Intrigué, il resta immobile quelques instants jusqu’à ce qu’Erick se présente dans son dos.
« Oh, bon Dieu ! Quelle satanée soirée ! Ayden est endormi et Myriam s’est couchée », dit-il.
Monsieur Tach le fit taire d’un geste de la main.
« Qu’y a-t-il ? », demanda Erick en se tournant vers les fourrés.
Des battements rapides résonnèrent, accompagnés du vol bruyant d’une sterne qui effleura les eaux de la mare.
« Qu’est-ce que ça peut être ? interrogea Erick.
— Il semblerait que nous ayons dérangé une hirondelle de mer. Prenez une chaise et une bière dans la glacière, proposa monsieur Tach d’une voix bienveillante.
— Que Dieu vous bénisse.
— Parlez-moi de votre bouquin, ça avance ?
— Bah, à vrai dire, non. Ça doit vous paraître bizarre, mais depuis notre arrivée, je n’ai pas réussi à écrire une seule page, pas une seule, avoua Erick, l’air abattu, en décapsulant une canette.
— Ce sont des choses qui arrivent. Il est courant que les récits que l’on crée ne soient pas forcément les plus captivants. Parfois, les histoires auxquelles nous avons été témoins, ou que nous avons entendues, sont suffisamment troublantes sans que nous ayons besoin de les déformer », déclara le vieux après une brève pause, se calant confortablement au fond de sa chaise.
Erick en profita pour aborder le sujet de la cabane.
« Dans la forêt près chez nous, j’ai remarqué une baraque qui semblait habitée, bien que le temps et l’humidité aient endommagé les bardages des façades, avec la peinture écaillée et le toit en partie affaissé, expliqua-t-il, estimant qu’il était trop tôt pour évoquer le mystérieux phénomène de la pendule.
— Que faisiez-vous là-bas ?
— Je m’y suis promené par simple curiosité. Il y a un truc qui m’étonne.
— Quoi donc ? L’interrogea, monsieur Tach.
— Le jour de la visite, vous n’avez pas mentionné cet endroit, observa Erick.
— Eh bien, j’ai dû penser que cette ruine était sans importance, personne n’y vit, répliqua monsieur Tach en le fixant intensément. Mais en revanche, j’ai une anecdote plus croustillante à vous raconter, qui pourrait vous intéresser pour votre roman. »
Voyant qu’Erick ne réagissait pas, il décida de lui narrer une vieille histoire.
« Cela s’est déroulé en 1994. Un rocher plat, parfaitement rectangulaire, fut découvert dans le marais, au moment de sceller un puits artésien. C’est Louis Forge, tailleur de pierre du village, qui l’avait déterré, brisé en trois morceaux. Il évoquait la forme d’une main, que les paysans attribuèrent bien vite au prince des ténèbres. Il avait été trouvé à l’endroit où les eaux douces de la rivière se déversent dans le Bassin. Là-bas, elles donnent l’impression de rebondir mollement sur les vasières du marais. Cette pierre énigmatique, légèrement poreuse, suscita beaucoup d’interrogations à l’époque dans la gazette locale, sans pour autant apporter de réponse, après tout, il s’agissait d’un évènement parmi d’autres. Puis vint le jour où Louis Forge et sa femme s’évanouirent dans la nature. Ils avaient déserté leur propriété, se dépouillant de leurs meubles, des champs de maïs et de tabac qui promettaient une belle récolte. Alors, les on-dit firent surface, et au printemps, lors de la floraison des cotonniers sauvages, le ciel était si noir que des tempêtes violentes se déchaînèrent sur les fermes. Les gens commencèrent à croire que les ténèbres les engloutissaient. »
Erick haussa un sourcil et jeta un regard intrigué en direction de la forêt-galerie. Sa masse sombre enveloppait la Créole telle une toile d’araignée. Il saisit ensuite son téléphone portable, prêt à entreprendre des recherches, lorsque le vieil homme lui tapota le bras. Monsieur Tach plongea ses yeux bleus dans les siens.
« Que faites-vous ? demanda le vieux.
— Je voulais me renseigner sur la pierre du diable, plaisanta Erick.
— Oubliez cela et écoutez plutôt la suite. À l’été, l’entourloupe de ce fripon de Louis ne valait même pas l’argent dépensé pour enquêter sur sa disparition. Il pensait que l’affaire serait vite oubliée et ne s’attendait pas à ce que les autorités lui posent le grappin dessus. Il venait de faire des achats à l’épicerie du patelin de Moustey et se préparait à remonter en voiture. Dans le calme palpable de la rue, il ne se doutait pas qu’il pouvait être surveillé. Les gendarmes lui sont tombés sur le paletot sans crier gare. Dans le village, certains furent choqués d’apprendre qu’il était ruiné et avait agi comme un vulgaire escroc, tandis que d’autres fermiers se méfièrent, convaincus qu’on leur racontait cela pour étouffer les commérages.
— Je suis sûr que ce Louis Forge n’était qu’un pauvre gars », déclara Erick qui n’écoutait qu’à moitié, les doigts encore à tapoter sur son portable.
Erick céda finalement à la tentation de parler de sa balade avec Ayden.
« En fin de journée, j’ai emmené Ayden jusqu’à la cabane dans le marais. Il voulait y observer les étoiles, car le ciel y est dégagé, le coin semblait idéal. Ça va peut-être vous surprendre, mais la pendule dans la cuisine s’est remise à l’heure toute seule. »
Monsieur Tach devint nerveux, perdant de sa sérénité habituelle. Erick porta la canette à ses lèvres.
« N’y foutez plus les pieds ! »
Erick sursauta en recrachant une gorgée de bière par le nez.
« J’aurais juré qu’une force invisible animait cette maudite pendule, nasilla-t-il en toussant.
— Ayden, est-il entré à l’intérieur de la Bruyère ?
— Pourquoi ? lança Erick, parvenant enfin à parler normalement. En quoi est-ce important ? Vous venez de me dire que cette maison était abandonnée.
— C’est crucial. J’insiste, faite en sorte qu’Ayden n’y retourne plus. Ai-je été clair ? »
Un frisson parcourut le dos d’Erick.
« Cette mise en garde, ne serait-elle pas quelque peu exagérée ?
— Connaissez-vous le passé de cette cabane ? Il se peut que vous ayez entendu parler de la disparition de cette jeune fille par les habitants du village, mais il est probable que vous ne connaissiez pas tous les détails.
— Mince, votre truc a l’air drôlement sérieux.
— Il serait peut-être temps que je vous en glisse deux mots. Pauline était la meilleure amie de Florence, ma fille. Pour sûr, cette gamine était d’une extrême gentillesse, le genre de fille que tous les pères aimeraient avoir : souriante, polie, pleine de vie, toujours prête à rendre service. Elle vivait dans cette maison avec ses parents, Jeanne et Caleb. De ces deux-là, je ne pourrais pas en dire autant. Cela s’est passé l’année de la découverte de la pierre. Quelque chose ou quelqu’un l’a enlevé. Près des salants, on n’a retrouvé qu’une peluche et une bottine à bouts carrés. À l’époque, l’enquête n’a jamais pu résoudre ce mystère : une fugue, un meurtre ? Une véritable énigme.
— Pauvre enfant. Hum, laissez-moi deviner, vous allez maintenant m’annoncer qu’elle avait tout bonnement fugué, dit Erick, imaginant que le vieux bonhomme se moquait de lui.
— Bon sang ! Je ne suis pas en train de vous baratiner ! »
Erick hocha la tête.
« D’accord, je vous écoute.
— La rumeur prétend que la Bête en est responsable. Pensez ce que vous voulez, mais un démon rôde toujours autour de cette baraque, même si elle semble habitée, plus personne n’y réside.
— De quelle créature parlez-vous ?
— La Cama Crusa.
— J’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’un simple conte de croquemitaine, s’enquit Erick, qui par réflexe, regardait tout autour de lui.
— Le Mal s’est emparé de cet endroit.
— Pourtant, ce soir, en y pénétrant, j’aurais juré qu’une famille y vivait, on pouvait ressentir leur présence.
— Je sais tout cela, il y a toujours des bols dressés sur la table comme si Jeanne et ce monstre de Caleb s’apprêtaient à déjeuner. Faites comme je vous dis ! N’y allez plus ! »
Les paroles de monsieur Tach lui firent l’effet d’une gifle.
« Oh ! Pour l’amour du ciel ! Vous commencez vraiment à m’intriguer », reprit Erick avant de se taire, quelque peu troublé.
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