Nebulae paludis

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Printemps 1994.

Le marais s’éveillait, l’aube n’allait pas tarder à poindre et à part le ciel empourpré à l’est, tout était calme. C’était ici que la Leyre, la rivière la plus éloignée de l’embouchure du bassin d’Arcachon, avait donné son nom au delta, entamant son dernier parcours pour se jeter dans la baie au milieu des vasières et des ilots qui la dissimulaient presque entièrement.

Une épaisse crinière végétale se brisait en silence sur les eaux du bassin et laissait apparaître en amont une clairière où se dressait la Bruyère, la cabane de résinier en mauvais état. À partir de là, vers le sud, un hangar à charrettes, un puits et un four à pain s’égrenaient le long d’une piste. Un pont la reliait, sur la rive opposée aux vastes champs de blé et de tabac de la ferme de monsieur Tach. L’allée de sable traversait ses terres sur près de deux kilomètres pour s’arrêter à l’angle de la départementale qui ressemblait à une vilaine cicatrice en travers du massif forestier. Au nord de la clairière, le chemin s’achevait sur un bras de la Leyre, là où une petite plage s’avançait dans la baie. De ce côté-ci, de jour comme de nuit, personne ne s’y promenait.

En vérité, dans cet espace étouffant, une croyance repoussait les gens et les tenait à l’écart des bancs de vase, les contraignant à contourner le marais. Ce coin était redoutable et bien qu’il pouvait vous avaler en un claquement de doigts, seule la légende de la Cama Crusa[1] trouvait grâce auprès des villageois pour expliquer les rares disparitions du siècle précédent.

Jeanne était entrée dans la chambre de Pauline et s’apprêtait à en repartir sans bruit. Elle referma la penderie, l’unique meuble dans la pièce. L’armoire, les portes recouvertes de papier peint, se dressait au-dessus d’un matelas. Plantée là, elle encombrait l’espace sombre et démuni. Jeanne marcha sur la pointe des pieds, soucieuse de ne pas réveiller sa fille qui dormait. Où que le regard se pose, la chambre paraissait vide et ressemblait à un triangle de billard avec ses trois cloisons aux planches biscornues et déclouées. Une seule fenêtre donnait sur la piste et ses carreaux brisés et ouvrait l’endroit à tous les vents. La nuit avait été étouffante, et une pluie chaude s’était abattue sur le marais ce qui rendait l’air comme une étuve.

Jeanne s’attarda encore un instant sur le visage de sa fille et essuya la naissance d’une larme.

Sur la toile cousue et rembourrée de foin, Pauline remua, se recroquevilla en boule et enfouit le bout des doigts dans les plis de sa robe. La peau collante et la tignasse poisseuse, elle sentit soudain la piqûre d’un moustique. La douleur la fit grimacer. De manière mécanique elle courba la jambe pour se gratter. La porte claqua. Elle ouvrit les yeux, vit la silhouette de sa mère qui sortait.

Pauline était une très jolie adolescente, les cheveux bruns, et qui du haut de ses quinze ans se doutait qu’il y avait un problème. La veille, elle s’était accroupie au bas de la cloison pour écouter Jeanne et Caleb se disputer dans la pièce d’à côté. Dans un éclat de voix, il hurlait qu’elle était une bouche improductive à nourrir. Pauline était revenue jusqu’à son matelas dans un torrent de larmes.

Ce matin, la moiteur molle appesantissait l’air au point d’annoncer un orage terrible, et les poutres au plafond suintaient.

Ploc.

Une goutte tomba. Elle disparut sous les cheveux de Pauline.

Elle griffa la cloque qui la démangeait, et attrapa sa peluche, un ourson, qu’elle colla contre la poitrine. Puis elle se rendormit.

Dans la forêt, les vapeurs humides s’élevaient lentement pour envelopper les mousses pendantes du cyprès chauve qui se répandaient sur la toiture, avec l’envie furieuse de coloniser la rambarde et les murs.

Jeanne se doutait qu’elle avait peu de chance de convaincre Caleb de revenir sur la décision d’abandonner sa fille. Elle le rejoignit sur la terrasse.

Il goûtait au calme du lever du jour avec les premières couleurs qui se reflétaient sur les eaux de la rivière. Il serait suivi du chant rauque du coq en haut de la botte de foin moisie, à l’endroit où pourrissait la carcasse d’une Chevrolet envahie par les ronces. Ses jantes sans pneus reposaient sur des parpaings et servaient de terrier à une colonie de mulots.

« C’est ma fille et je l’aime, je refuse de la laisser partir », dit Jeanne sous les jappements du bâtard qui essayait de se mordre la queue en tournant sur lui-même.

Le visage impassible, Caleb se contenta de racler la gorge puis de cracher par terre.

« Je ne veux pas la confier à d’autres gens… tu m’entends Caleb ! À des gens d’ailleurs qu’elle ne connaît pas. »

Il lissa ses cheveux gominés et lui jeta son regard ordinaire, celui de crétin qu’il arborait quand il se rendait chez Charly.

« Va m’chercher une aut’bière ! »

Jeanne serra les poings, remarqua que ses jambes tremblaient, mais n’en laissa rien paraître. De là, elle pouvait sentir les vêtements de Caleb imprégnés de son odeur nauséabonde semblable à celles des eaux saumâtres des marécages. Toute la nuit, il avait cuvé son vin et fumé du tabac de mauvaise facture, roulé en tiges aussi fines que des allumettes.

Une goutte lui éclaboussa la main.

Ploc.

En un instant Caleb referma le poing et la captura.

Dans ce coin perdu, loin de la départementale, où personne ne s’aventurait, Caleb n’avait que faire du sort de Pauline. Elle n’était pas sa fille et il avait pris la ferme décision de s’en débarrasser. L’heure de la séparation approchait.

Il demeurait assis sur les marches, fixait l’humidité de la toiture qui gouttait lentement sur les lames de la terrasse.

Plic, ploc. Plic, ploc.

Une mélasse épaisse s’abattait sur le chemin, l’enchâssait jusqu’à venir cerner la cabane posée au bord de la Leyre, entourée de roseaux, d’herbes hautes et de ronces. La brume traînerait dans le coin encore une heure ou deux, pensa-t-il. Le cul sur les marches, Caleb porta son regard sur l’étang au-delà du pont et distingua la vieille croix. Les deux fermiers d’à côté, Alfred et monsieur Tach prétendaient qu’elle éloignait le Diable, mais lui s’en moquait, et aimait répéter que ces gars n’étaient que des imbéciles. De temps à autre, quand il caressait la croupe du bâtard, il lui disait qu’un jour viendrait où il leur balancerait son poing dans la figure, ou bien qu’il leur tirerait dessus avec sa pétoire, sa belle carabine de chasse à piston.

Dans le village d’Hougueyra, il se racontait des tas de choses sur lui, que son père avait disparu une semaine avant sa naissance, et qu’en cela il avait imité le grand-père. Que Caleb était le fruit d’une longue lignée de consanguins, bien que le mot « débile » tout court aurait suffi. Son âge exact, Il ne le connaissait pas. Tout semblait prouver que le jour de sa venue au monde, pas un ange n’était descendu sur son berceau, ce qui ne l’empêchait pas de mener une existence sans trop se casser la tête. Caleb collectionnait les objets qu’il ramassait dans les décharges. Les gens l’évitaient, le traitaient de cul-terreux, et le savaient pétochard.

Il consulta sa montre, il n’était guère plus de sept heures.

Caleb s’étira, se releva et marcha le long de l’auvent en traînant les pieds quand il tendit l’oreille et distingua le bruit d’un moteur au loin. D’instinct, il lâcha un sourire, plongea la main dans sa poche et en sortit un billet de vingt francs, un Debussy. Il pensa au joli pactole qu’il allait amasser avec la gamine, de quoi payer son ardoise chez Charly, du moins c’est ce qu’il croyait.

Lorsqu’il refusait de régler ses dettes, Charly se fâchait et le poussait dehors.

« bon sang ! des tas d’ivrognes se trimbalent chez moi, et pas un seul génie dans le lot, il est temps que tu ailles prendre l’air ailleurs ! »

Alors, Caleb marmonnait entre les dents, quittait le bar d’un geste obscène, le majeur levé bien haut et sautait dans son truck pour rouler en direction du marais. Il délaissait la départementale, là où les tôles de la grange d’Alfred rouillaient, remontait le chemin de sable et longeait la rivière. Dès que la cahotine, comme il l’appelait, se présentait devant la Bruyère, Caleb ralentissait au frein moteur. Généralement, c’était le poteau de la clôture qui servait de butoir et l’arrêtait se couchant toujours un peu plus. La camionnette s’immobilisait dans le tas de ronces et Caleb en descendait fier de lui.

Une fois dans la cuisine, il reportait sa colère sur Jeanne. Pauline détalait en sautant par-dessus la fenêtre de sa chambre et partait se réfugier dans le hangar à charrettes. Là-bas, elle se faufilait jusqu’à l’ancien four à pain et le nez dans la poussière, elle chuchotait à sa peluche de ne pas faire de bruit. Elle attendait une bonne heure avant de ressortir. Puis, elle trottinait vers la cabane, escaladait le mur et s’engouffrait dans sa chambre pour se cacher derrière l’armoire.

« Les gars d’la ville arrivent. Il est temps d’aller chercher ta mioche », s’exclama-t-il en pénétrant dans la cuisine.

Jeanne n’osa pas se mettre en travers et se contenta de baisser la tête. Elle savait que Caleb n’était qu’un monstre, et le craignait, se disant qu’il valait mieux rester ici que de retourner vivre « dans la mauvaise fortune. » Elle utilisait ces mots quand elle parlait de la station balnéaire d’Arcachon située au pied de la grande dame de sable, la dune du Pyla. Là-bas, elle y avait souffert le martyre entre les mains d’individus peu scrupuleux.

Et puis était venu le jour où Jeanne avait trouvé le courage de fuir, de s’élancer le long de la route, bien décidée à tenter sa chance ailleurs. Elles étaient passées devant le Rallye et Pauline avait attendri le cœur de Charly. Il les avait récupérés chez lui. Jeanne décrassait les sols de la cambuse, décrottait les toilettes, savonnait les murs et lavait le linge du vieux bonhomme. Un soir que Caleb, les coudes posés sur le zinc, buvait des verres de vin espagnol que Charly coupait avec de l’eau, il l’épiait, attendant le moment où elle irait servir une table juste à côté de lui. Quand l’occasion s’était présentée, il l’avait saisi par le poignet. Jeanne avait renversé le plateau, tenté de se dégager. En vain. Ses yeux verts, hérités de sa mère l’imploraient et avaient plongé dans son regard sans éclat. Il riait, l’étouffait et l’avait forcé à l’embrasser. Au bout du comptoir, Charly s’était contenté de baisser la tête.

Jeanne l’arrêta avant qu’il n’atteigne la chambre.

« Ta bière Caleb ! »

Il revint sur ses pas, saisit la canette et s’en retourna sur la terrasse. Jeanne soupira. Caleb s’appuya contre la rambarde et avala une gorgée. C’est alors que Jeanne eut l’envie furieuse de lui botter le cul, et on ne sait quoi d’autre encore.

« Approche, s’écria-t-il, va me chercher du tabac ! »

[1] Du patois « Cama crusa », jambe crue, une créature fantastique et effrayante à la forme d’une jambe surmontée d’un œil. Un conte de croquemitaine propre à la Gascogne.

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