2.
Il se passerait encore une dizaine de minutes avant que les gens de la ville n’arrivent et s’arrêtent au début de la piste, à la hauteur du panneau publicitaire. Ensuite ils descendraient de voiture et continueraient à pied jusqu’à la mare, où ils patienteraient gentiment. Il avala le reste de la trappiste.
« Qu’est-ce que tu fais dans mon dos ? hurla-t-il, j’en ai m’claque d’toi petite sotte. Apporte l’tabac et une aut’bière, vont arriver les gars d’la ville »
Jeanne déboula sur la terrasse, le paquet de Caporal « gris » à la main. Il la somma de retourner dans la cuisine et d’y préparer du café. Il roula une cigarette. Les rayons du soleil traversaient les branches du cyprès chauve pour former des cercles plus clairs sur le sol. Caleb entendit le ronronnement d’un moteur. Il fronça les sourcils et porta son regard dans la direction d’où cela venait et ce qu’il vit lui déplut. Un véhicule circulait sur le pont. Son pont !
Son haleine sentait déjà l’alcool et son cerveau était aussi ramolli que de la guimauve. D’ordinaire, personne ne poussait au-delà de la mare, c’était lui Caleb, qui avait construit la passerelle. Et peu importait que la Bruyère soit bâtie sur le domaine maritime, dans les parages, pas un seul pékin n’aurait osé s’approcher jusqu’ici.
À environ cent mètres de la terrasse, un nuage de poussière resta en suspension un bref instant avant de se dissiper. Le bruit du moteur se tut. Caleb porta la trappiste à ses lèvres, l’avala, rota et l’envoya au pied du cyprès. La bouteille traversa les mousses blanches, ces sortes de lianes qui, la nuit, avec leur couleur argentée, pouvaient effrayer un rôdeur. Elle s’éclata sur un tas de chopines vides.
Dans la chambre, au bruit du moteur, Pauline sursauta. Elle se précipita vers la fenêtre et ses doigts écartèrent le journal. Elle se pencha et jeta un rapide coup d’œil sur le chemin puis vers l’arrière de la cabane, à l’endroit, où la carcasse de la Chevrolet disparaissait sous les ronces.
Elle hésita quelques secondes.
Avec son ours en peluche dans les bras, Pauline escalada le châssis, l’enjamba et sauta de l’autre côté. Elle tomba lourdement au sol et poussa un petit cri. Puis elle se releva, épousseta sa robe et partit se cacher dans le hangar.
Caleb ne l’avait pas remarqué, trop occupé à se recoiffer, un cracha dans la paume pour lisser ses cheveux. Il suivait des yeux une femme descendre de la voiture. Elle paraissait avancer d’un pas tranquille sur le sentier. « Elle doit croire que les bois lui appartiennent », dit-il à voix haute. Il devait laver cet affront. Caleb se rendit à la cuisine, tâtonna le dessus du vaisselier et prit son fusil. Il ouvrit le tiroir, fouilla et sortit deux cartouches. Il les chargea avant de retourner en haut des marches. Caleb pointa sa pétoire, murmura des jurons à travers ses dents pourries, pour finalement reposer l’arme contre la rambarde et descendre de la terrasse.
De son côté, Pauline poussa doucement la porte de la grange pour ne pas faire grincer les gonds rouillés et la rabattit aussitôt derrière elle.
« Surtout, ne fais pas de bruit, ne parle pas », se répétait-elle.
Dans la pénombre, elle avançait à pas feutrés, les bras tendus avec le bout des doigts effleurant les objets. La prudence s’imposait. L’endroit était encombré du bric-à-brac que Caleb rapportait de la décharge, de vieux meubles en piteux état, des jouets cassés, et une pile d’anciens bulletins de vote jaunis et rongés par les rats. Elle trébucha contre un tabouret, étouffa un cri de la main. Là, elle s’aplatit sur la terre battue, et rampa jusqu’à un stère de bois contre lequel elle s’écorcha le genou.
Elle pensait que sa mère la tiendrait bientôt dans ses bras pour la protéger.
Dans cette fournaise, l’atmosphère était écrasante, oppressante comme une jungle. Pauline suffoquait. Lorsqu’elle crut percevoir des pas, sa bouche s’ouvrit, ses yeux s’arrondirent et elle demeura dissimulée derrière les bûches.
La tête baissée sur les cuisses, elle chuchotait à son ourson que tout irait bien.
« Chut Boum, ne fait pas de bruit, maman va bientôt venir pour nous défendre, chut ! dit-elle le doigt posé sur son museau, puis nous irons nous balader près de la rivière, tu sais là où la petite table nous raconte des histoires. »
Une attente insupportable commença.
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