3.

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La femme, coiffée d’un foulard sur la tête, avait laissé la portière de la voiture ouverte. Elle paraissait perdue comme si elle n’était pas sûre de se trouver au bon endroit. Elle marcha à pas lents en direction de Caleb, grignota encore quelques mètres sur le chemin puis s’immobilisa. Elle le dévisagea avec l’envie furieuse de tourner les talons et de prendre les jambes à son cou. Caleb ne la quittait pas des yeux.

« Avec une dinde comme c’là, m’en vais pas gagner beaucoup d’argent », lâcha-t-il.

Il pesait bien ses cent kilos, le genre de bonhomme à effrayer les bonnes gens dans les rues sombres. Il continuait d’avancer vers le pont. La femme semblait n’observer qu’une seule chose, sa gueule de travers, cette tronche aux dents pourries — sûrement qu’un gars encore plus corpulent la lui avait arrangé un soir de beuverie — songea-t-elle. Quand les habitants du patelin le voyaient débarquer à la foire, son sourire idiot aux lèvres, à fureter autour des étalages, avec son bâtard entre les jambes, les vieilles dames serraient leurs sacs contre elles et les commerçants le surveillaient, pensant qu’il préparait un mauvais coup.

La femme ouvrit un dossier qu’elle tenait, lut le paragraphe sur la mère qui renonçait à ses droits parentaux. Juste le temps d’inspirer profondément, elle reprit sa marche d’un pas timide. Ses chaussures glissaient dans les ornières et son regard ne quittait plus l’homme en face d’elle. Caleb tendit la main pour lui ordonner de s’arrêter.

« Faudrait penser à m’donner mes sous !

— Écoutez, monsieur, les choses ne fonctionnent pas ainsi, il s’agit d’une décision dans l’intérêt de…

— Pas d’sous, pas d’mioche », pesta-t-il.

Un claquement de portière détourna l’attention de Caleb en direction du véhicule. Un homme de grande taille, à la forte corpulence, en sortit, retroussant les manches. Il posa le pied sur le pare-chocs, et croisa les bras sur la poitrine. Il n’eut pas besoin d’échanger le moindre mot pour que Caleb ravale sa morgue, baisse la tête et demande simplement une cigarette à la femme.

« Je ne fume pas », répondit-elle d’un ton sec.

De la terrasse où elle se trouvait, Jeanne observait la scène. Caleb se tenait trop loin pour qu’elle puisse l’entendre, mais elle l’aperçut opérer un demi-tour et revenir dans sa direction. Il disparut à l’arrière de la Bruyère et marcha rapidement jusqu’à la grange. Pauline gisait toujours à plat ventre, serrant très fort sa peluche.

La porte s’ouvrit lentement, déclenchant le couinement des gonds. Soudain, la lumière inonda la pièce. Pauline échappa un cri et sentit son cœur battre à tout rompre. La silhouette de Caleb s’étira sur le seuil. Il scrutait la pénombre.

« Bingo ! sale gosse, sors d’là ! » dit-il sèchement, le poing menaçant.

Il traversa la grange en trois enjambées, l’agrippa et la traîna sur les fesses à l’extérieur. Elle voulait s’enfuir très loin, mais elle savait que cela ne servait à rien.

« Laisse-moi tranquille… s’il te plait, laisse-moi ! »

Pauline profita du fait qu’il trébuchait pour tenter de s’échapper. Elle s’élança entre ses jambes, mais il la rattrapa d’une poigne puissante. Elle eut juste le temps de jeter sa peluche sur le tas de bois. Ensuite, il la chargea sur le dos, comme on porterait un fagot de sarments.

« Fais-toi une raison l’mioche, j’en ai assez d’voir ta tête de p’tite fouineuse ici.

— Je ne veux pas partir ! Maman ! », hurla-t-elle alors que ses gambettes battaient l’air.

Ses cris recouvrirent les bruits de la forêt. Pauline se débattait, le corps ballotté sur les épaules de Caleb. Il vint à la rencontre de la femme et posa Pauline à ses pieds. L’homme s’approcha, la releva et l’installa sur la banquette arrière. Pauline enfouit son visage dans l’ourlet de sa robe, et pria pour que sa mère la récupère, et lui dise qu’elle l’aimait. Cependant, Jeanne était assise sur les marches et semblait perdue. Machinalement, elle se leva, entra dans la cabane et se dirigea vers la pièce aux trois cloisons. Elle s’écroula sur le matelas, ferma les yeux et pleura.

Caleb, muré dans le silence, revenait avec une mine rageuse. En montant l’escalier, il se retourna pour regarder la voiture reculer sur le pont.

« Hé ! Qu’est-ce que tu fous dans la chambre ? cria-t-il, apporte-moi donc une aut’bière ! »

Jeanne entendit le véhicule s’éloigner. Puis, elle sursauta au bruit d’un crissement de pneus. L’homme et la femme observaient une scène troublante. Elle baissa la vitre, passa la tête à l’extérieur. Sur le tronc d’un saule, un chat crucifié achevait de pourrir, tandis qu’au bas de l’arbre, un serpent filait et disparaissait au milieu des roseaux. Elle ne put retenir un hurlement.

« Oh mon Dieu ! Monsieur Faure, je vous en prie, partons d’ici ! »

Il plissa les yeux, et aperçut des créatures en plastique, des dizaines de poupées, toutes plus hideuses les unes que les autres se balançant dans les branches. Ce n’étaient que de simples jouets suspendus dans les buissons, empalés sur des piquets. Le vent leur insufflait vie et laissait figurer qu’ils murmuraient entre eux. Le plus effrayant de tous était un clown avec la jambe coupée. Plus étrange encore, on aurait cru qu’il rampait vers eux, ses sourcils pointus à la manière du Diable.

Monsieur Faure se signa d’un geste rapide, et tandis que la femme se demandait comment toutes ces horreurs étaient arrivées là, il écrasa du pied la pédale d’accélérateur.

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