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Maintenant que Pauline était partie, Caleb songeait déjà aux jouets cassés qu’il trouverait dans la décharge. Jeanne avait pleuré à chaudes larmes. Elle traversa les pièces sombres, ressentant imprégnés dans chaque recoin la présence de Pauline. Elle la cherchait désespérément du regard. Elle rassembla son courage, sortit sur la terrasse, tâtonna le long de la rambarde, les yeux figés vers le pont.

« Va chercher d’l’eau fraîche à la fontaine ! »

Elle ignora la demande de Caleb.

« C’est bon, maugréa-t-il, ta fille sera plus heureuse avec d’tres gens. File jusqu’au puits », lança-t-il en ricanant.

Jeanne s’empara du cruchon sur la table et s’exécuta.

Elle contourna l’arrière de la cabane, et plongée dans ses tristes pensées, elle constata que les portes de la grange étaient ouvertes. Une demi-heure plus tôt, Pauline s’y cachait. Elle vit la traînée au sol au moment où Caleb l’avait amené dehors, puis elle remarqua le bourrelet au-dessus de la pile de bois. Elle respira un grand coup, bizarrement attirée par l’objet. Un mélange d’exaltation et d’espoir l’envahit quand elle comprit qu’il s’agissait de la peluche de sa fille. Elle glissa l’ourson sous son chemisier, et referma la porte derrière elle.

En longeant le cours d’eau, Jeanne sentit que ses jambes devenaient plus lourdes. Ses pieds butaient contre les racines. Elle s’arrêta et resta plantée là, à regarder la Leyre. Les flots renversaient des troncs de bouleaux, les engloutissant dans leurs eaux tumultueuses. Les rondins, emportés par la rivière, se dressaient çà et là, droit vers le ciel, comme de simples squelettes décharnés.

Au milieu de la forêt, Jeanne éclata en sanglots. Pauline, tu es partie, je ne te verrai plus, mais cela vaut peut-être mieux pour toi, dit-elle à voix haute. Elle secoua tristement la tête, caressa la peluche et se remit en route.

Elle s’engagea sur le chemin étroit qui menait au puits artésien. Le tablier en pierres était couvert de lierre. Il n’y avait pas un souffle d’air et l’atmosphère humide attirait les moustiques. Elle écrasa sur la joue une de ces infâmes bestioles qui bourdonnait à son oreille, avant de baisser les manches de son chemisier pour se protéger. Enfin, elle posa l’ourson dans l’herbe et jeta le seau au fond du puits. Il plongea d’une dizaine de mètres et heurta la surface avec fracas.

Elle peinait à le remonter avec ses pieds qui partaient en glissade. Un bruit surgit dans son dos et la fit sursauter. Jeanne relâcha la corde. Le seau retomba et elle resta un instant sans bouger. Le craquement se tut. Elle retint son souffle, regarda autour d’elle et fut soulagée de constater qu’ils n’y avaient que des talus d’herbes hautes.

Elle était seule.

Personne ne venait ici. Parfois, quelques ruraux un peu plus courageux se risquaient sur la rive opposée, mais évitaient de la traverser, avec la crainte d’une mauvaise rencontre. Sûrement celle d’esprits malsains prêts à se jeter sur eux.

Elle s’écarta du puits et se laissa guider par la curiosité vers les buissons. Ce qu’elle découvrit sur une branche était délirant. Des gouttes rouges ruisselaient et s’écrasaient sur ses chaussures. Ses battements redoublèrent. Cela paraissait incroyable, jamais du sang ne pouvait apparaître de la sorte sans la présence d’une carcasse d’animal. Pour en avoir le cœur net, elle repoussa le bosquet et avant même de pouvoir reprendre sa respiration, elle se retrouva nez à nez avec une table. D’où venait-elle ? Quelle pouvait être cette plaisanterie ? Elle caressa le plateau et retira sa main aussitôt. C’était du sang frais. Elle renifla ses doigts, une odeur désagréable la saisit.

Ça sentait le soufre.

S’essuyant le nez, elle cherchait en vain une explication. Tout à coup, une forme se dessina sur la table. Elle prenait l’apparence d’une femme en pleurs. Le visage s’illumina et une Vierge se dévoila. La panique s’empara d’elle. Jeanne voulut s’enfuir, mais ses jambes fléchirent.

Dans le lointain, le ciel s’assombrissait et un bruit de tonnerre résonna à travers le marais. La température chuta au point de la faire frissonner. Un cognement sourd frappait sa poitrine et ses tempes.

Ce fut alors que le fracas s’arrêta, que la forêt se tut, et que le vent cessa. « Comment diable une chose pareille était-elle possible ? », se demanda-t-elle. Elle n’en revenait pas, ses jambes étaient aussi froides qu’une congère et elle ressentit à nouveau l’humidité recouvrir sa peau. Elle eut envie de crier, mais sa voix resta éteinte. Enfin elle put reculer et s’enfuir pour se cacher derrière le puits. De manière soudaine et inexplicable, Jeanne s’allongea dans l’herbe emportée par un besoin irrésistible de dormir.

Au réveil, elle crut avoir rêvé. L’endroit si peu éloigné de la maisonnette rendait le caractère de la situation encore plus absurde. Jeanne voulait se sauver au plus vite, mais la petite table demeurait toujours là. Elle n’était pas une illusion.

Elle savait que Caleb devait s’impatienter. Aussi, elle courut, priant que cette vision ne soit que le fruit de son imagination.

En arrivant à la cabane, à voir ses cheveux en bataille, on aurait dit qu’elle revenait des enfers. Elle resta un moment pétrifiée sur la première marche, regardant sans relâche derrière elle. Puis, elle gravit l’escalier d’un pas hésitant.

Caleb décela l’effroi sur son visage, mais au lieu de s’inquiéter, il ne songea qu’à se rafraîchir le gosier. Il prit la cruche qu’elle lui tendait.

« Qu’est-ce que tu foutais tout c’temps ? », dit-il en buvant une lente gorgée.

Jeanne gardait le silence. Caleb soupira et s’essuya d’un revers de manche l’eau qui coulait sur son menton.

« J’m’en vais chez Charly.

— Est-ce que je peux venir avec toi ? le supplia-t-elle, les mains cramponnées à sa chemise.

— Contente-toi d’préparer le déjeuner. », répondit-il avant de la repousser.

Il écarta les bras, bâilla et descendit les marches. Il se rendit jusqu’au truck, ouvrit la portière, appela le bâtard d’un sifflement et s’engouffra à bord.

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