5.
Caleb démarra en trombe avec la main sur la tête du bâtard. La matinée s’annonçait prometteuse, pour sûr, il trouverait bien des poupées en mauvais état dans la décharge. Caleb était convaincu qu’en rapportant ces marionnettes que les « bonnes gens » jetaient, il flairait le bon plan. Un jour, il raflerait la mise comme un joueur de poker. Il y avait de la demande pour ce genre d’objets. Les brocanteurs du coin en raffolaient, toujours à la recherche de chérubins qui pissent ou de comtoises à grand-père. Il voyait le dépôt d’ordures tel un filon d’opales à exploiter.
Caleb fouillait ces endroits malodorants de nombreuses heures. Lorsqu’il tombait sur une poupée, il la glissait sous sa veste à l’abri de sa bedaine. La fois où il avait ramené un clown, le pantin avait choqué Jeanne. Pourtant, Caleb aimait bien son corps potelé. Elle lui avait demandé si ce jouet immonde à la jambe coupée n’allait pas effrayer Pauline. Il s’était tourné brusquement vers elle.
« Quoi ? »
— Bon Dieu, Caleb, si Pauline le voit, cette chose va la rebuter, elle est si moche. »
Il répondit sèchement.
« C’clown n’est pas pour ta trouillarde de fille, qu’est-ce q’tu veux qu’elle foute avec ce jouet à son âge et maintenant si tu ne trouves rien d’tre à dire, boucle-la ! »
Le lendemain, le clown, suspendu par le poignet à une branche au-dessus du pont, offrait son crâne caoutchouteux aux regards. Caleb avait choisi de l’accrocher à l’entrée de « Son territoire ». De la sorte, il menaçait les curieux pour les empêcher d’approcher de la cabane. Ce jouet infâme faisait le boulot. À compter de ce jour, Caleb avait ajouté des dizaines de poupées agitées par le vent. Elles semblaient flotter dans les arbres et vous fixaient comme un signe de mauvais augure.
Le truck cracha une épaisse fumée noire, franchit la passerelle et disparut dans un nuage de poussière le long de la piste.
Aussitôt après son départ, sans se donner la peine de fermer la porte, Jeanne courut jusqu’à la rivière, puis se rua dans le sentier. Elle ne prêta aucune attention au puits et marcha lentement vers le buisson. Les yeux fixés dessus, elle redoutait que la table se dresse au même endroit. Elle se faufila au milieu des herbes hautes, les écarta du mieux qu’elle pouvait.
Non ! Ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle, en l’apercevant.
Un frisson lui remonta le long de la colonne vertébrale. Pendant un court instant, elle s’immobilisa devant le buisson, pétrifiée par la peur.
Très vite l’effroi céda le pas à la curiosité. Jeanne observa des lettres en bois apparaître sur le plateau. Aucune patte, griffe ou main ne les touchait. Jeanne cria et bondit en arrière. Elle se retrouva sur les fesses, devant deux mots qui se formaient sur la table.
Cama Crusa.
Elle n’osait plus regarder le meuble et sa gorge se serra. La même odeur de soufre lui glaça le sang. Aussitôt, elle se pinça le nez.
Jeanne se redressa pour déguerpir le plus loin qu’elle pouvait. Elle se dissimula derrière un arbre et guetta les fougères géantes. Son regard se porta ensuite sur la rangée de saules et les buissons. Il n’y avait personne. Peut-être que son esprit lui jouait des tours, pensa-t-elle.
Deux yeux rouges brillaient dans son dos, deux prunelles rondes à la couleur sanguine l’observaient. Il y eut un mouvement dans le feuillage et une sterne prit son envol. L’hirondelle de mer tourbillonna au-dessus d’elle, déploya ses ailes, et plongea vers le crâne d’une poupée accrochée à une branche. L’oiseau l’épiait, ses griffes crochetées au visage du pantin. Le clown affichait un sourire bizarre avec ses lèvres retroussées. Puis, sous l’effet d’une brise plus forte, il se détacha et tomba au sol. Ses doigts caoutchouteux s’enfoncèrent dans la terre sableuse.
« Caleb ! Je sais que c’est toi ! Tu peux te montrer ! »
Sa voix était chétive, implorante.
« Viens, approche-toi ».
Jeanne avala péniblement sa salive.
« Approche, n’aie pas peur. Je veux retourner chez moi.
— Est-ce toi Pauline ? Regarde ma chérie, j’ai retrouvé ton ourson, répondit-elle en le brandissant vers le clown.
— Quelle naïveté ! »
Elle ébouriffa ses cheveux et embrassa la peluche.
« Ma petite fille, je suis contente que tu sois revenue. Tout est la faute de Caleb, si tu savais combien je regrette. »
Jeanne était convaincue que Pauline se tenait devant elle. Cette vision la rendait heureuse. Elle enveloppait l’ourson dans ses bras et le berçait. Mais, elle se trompait, personne ne lui parlait. L’abandon de Pauline la tourmentait et Jeanne délirait.
« Ramène la table jusqu’à la Bruyère et cache-la ! ».
— C’est promis ma chérie, Caleb n’en saura rien. »
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