9.

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À l’aube, Cléo se redressa dans le lit et contempla la silhouette de Maude. Elle dormait d’un sommeil profond. Il eut un sourire songeur en repensant à ses propos la veille.

D’habitude, il avait des opinions très tranchées sur les disparitions. Il répétait sans cesse que ces situations s’expliquaient généralement par une fugue, un enlèvement, une fuite volontaire ou dans les cas les plus graves, par un crime. Le monde lui apparaissait comme étant d’une cohérence implacable. Lorsqu’un tel évènement se produisait, c’était souvent dû au besoin impérieux de larguer les amarres, de se faire oublier, de changer de vie, et à l’occasion de nom. Une personne pouvait s’évanouir à un coin de rue, s’échapper au cœur d’une mégapole pour tenter de se forger un nouveau destin à l’autre bout de la terre. Mais, tôt ou tard, elle finissait par réapparaître. Le hasard n’avait pas sa place et les phénomènes surnaturels encore moins.

Tandis qu’il enfilait un survêtement, et chaussait ses baskets, il les fixa en songeant au soulier de Pauline retrouvé dans le marais. Près de vingt-huit ans s’étaient écoulés sans que cette gamine refasse surface. Une éternité ! lâcha-t-il en soupirant.

Il sortit de la chambre, éteignit la lumière du couloir, descendit au rez-de-chaussée et partit courir le long des trottoirs de la ville encore déserts. Le jogging à cette heure matinale, c’était ce qu’il aimait avant tout, se déplacer là où ses jambes le portaient sans but précis.

Ses longues foulées le conduisirent au port, où il se perdit dans le labyrinthe des ruelles, ne pouvant échapper au tumulte de la criée. Tandis qu’il traversait le tohu-bohu, son regard plongea sur un alignement de bateaux amarrés de chaque côté d’un ponton. L’un d’eux captiva son attention. Il s’arrêta pour reprendre son souffle. Les mains en appui sur les genoux, il observa la grande pinasse avec son immense voile, en rêvant du jour où il posséderait un rafiot du même genre. Le soleil se levait sur la ligne d’horizon et un flot de lumière inonda la jupe du voilier. Cléo put y lire le nom. La Créole. Il vit un homme marcher sur la passerelle. C’était un gars robuste dans la cinquantaine, avec les cheveux grisonnants, vêtu d’une chemisette en flanelle. L’individu déambulait pied nu, les yeux tournés vers le large, lui conférant l’allure d’un cap-hornier.

Sans même consulter sa montre, Cléo sut qu’il devait être environ sept heures. Il se remit en route, en imaginant Maude en train de l’attendre devant la porte en fer forgé, mâchouillant le bout d’un stylo. Cela le fit sourire et il accéléra le rythme.

Quand il entra dans la demeure, Maude, fin prête, patientait dans le hall. Elle tapait des pieds sur place, les bras croisés sur la poitrine. Sur son beau visage, le mascara appliqué sur les cils et la touche de rouge sur les lèvres ne pouvaient cacher son agacement.

« Ah, enfin te voilà ! 

— Je suis navré mon cœur, à quelle heure faut-il partir ?

— Heureusement que je t’ai dit hier soir que l’on devait être chez les Grenereau à huit heures, lança-t-elle en se déridant.

— Donne-moi le temps de prendre une douche et on fonce.»

Il monta les marches deux à deux, s’engouffra dans la salle d’eau. En sortant de la douche, il enfila un col roulé et une tenue adaptée pour déambuler dans le marais. Il rassembla un coupe-vent et des bottes en caoutchouc qu’il gardait à la main. Le soleil se levait, éblouissait le jardin au moment où il rejoignit Maude à bord de la Zoé. Elle réfréna une envie furieuse de rouspéter.

Il était déjà huit heures quand elle le déposa à côté du panneau criblé de plomb. Cléo mit ses bottes, descendit et examina la vaste propriété de monsieur Tach. Quelques vaches broutaient l’herbe des prés, des meules de foin s’entassaient en rang sous une étable.

« Sois prudent, on se retrouve dans une heure près du ponton à côté de l’étang, dit-elle avec un sourire, la mauvaise humeur disparue de son visage.

— Ne te fais pas de soucis. Cela me donne assez de temps pour fouiner les alentours de la cabane. Puis il ajouta : j’ai l’impression qu’accoutré de la sorte, je pars labourer les champs. »

Il rit à cette pensée et remonta le chemin. Cléo jeta un coup d’œil vers la mare. Il aperçut un vieil homme et une femme au pied d’une croix. Elle se tourna dans sa direction. Il remarqua ses lunettes noires. Sa ressemblance avec Maude était stupéfiante. D’un âge similaire, elle arborait la même coiffure, avec des cheveux à peine plus clairs que les siens. Il la salua et fut surpris qu’elle ne réponde pas. Cléo repoussa un haussement d’épaules et s’enfonça dans la forêt.

Il écoutait le chuchotis du vent dans les feuillages et le grondement de la rivière. Il emprunta le sentier cerné par l’anarchie végétale des genêts, fougères, et épineux. Il se mit à la recherche de la cabane et tomba dessus en suivant la piste sur une bonne longueur. Elle se dressait bâtie sur un tertre. Elle était un véritable refuge pour les hirondelles de mer qui colonisaient la toiture pour y nicher. Au pied de la maison, il lui sembla que la terre était plus molle, gorgée d’humidité, et remarqua que le chemin filait droit vers les vasières.

« Un sale coin », pensa-t-il.

Il commençait à s’interroger sur ce qu’il était venu chercher là, mais Maude paraissait avoir une intuition, et la Bruyère apparaissait comme la clé du mystère. Il observa l’étrange cortège des sternes qui le suivaient d’un arbre à l’autre. Les nuages défilaient au-dessus de sa tête. Qui peut vivre ici, se demanda-t-il ? Au bas des marches, il nota la présence de buée sur les fenêtres et constata que la porte était ouverte. Quand il gravit l’escalier, un courant d’air venu de sous de la terrasse le surprit. De façon mécanique, il plaça la main entre les lames et s’étonna de la chaleur qui s’en dégageait. Il regarda autour de lui. Il se sentit soudain seul, avec la sensation de devenir une proie. Cléo entra et rabattit la porte dans son dos.

L’atmosphère à l’intérieur lui parut d’une extrême tristesse et ce sentiment intense le troubla.

Le papier peint sur les murs était déchiré. Des couverts posés sur table luisaient dans le reflet du clair-obscur. Il s’avança dans la pièce. Sur la cuisinière, une épaisseur de marc remplissait le filtre d’une cafetière. L’absence de moisissure l’étonna, comme si le jus venait d’y couler. Il se préparait à sortir quand une comtoise sonna la demi-heure. Cléo regarda sa montre et nota qu’elle affichait neuf heures trente. L’horloge carillonnait l’heure exacte.

Dans la pièce d’à côté, le vent souffla à travers la vitre brisée, ce qui attira son attention. Sans cesser de surveiller du coin de l’œil ses arrières, il y pénétra d’un pas lent et repéra un matelas au centre de la chambre. Sa première pensée fut qu’à l’occasion, un rôdeur devait s’y étendre. Une couverture souillée et un édredon taché étaient posés en travers. Sur les murs, une fine couche de poussière tapissait les planches, dégageant une odeur de moisi. Près de la fenêtre, un cadre avec une photo jaunie demeurait accroché. L’expression juvénile du visage d’une jeune fille y était exposée. C’était une adolescente d’une quinzaine d’années, les cheveux mi-longs, et une mèche brune recoiffée derrière l’oreille. Les yeux noisette de la gamine lui parurent familiers et en s’approchant, l’intensité de son regard le surprit au point qu’il recula. Cléo jeta pour la deuxième fois un coup d’œil sur l’armoire, remarqua la présence de papier peint collé sur les portes et se rappela alors les détails décrits par Maude. Aucun doute là-dessus, ce n’est pas dans ce coin que je viendrais finir mes vieux jours s’amusa-t-il. La curiosité piquée au vif, il se rapprocha de la fenêtre, pencha la tête à l’extérieur et inspecta les alentours. Sur sa gauche, la carcasse d’une Chevrolet croupissait sous un tas de ronces. Une sensation de malaise le poussa à s’éloigner de cette pièce. Il ressortit sur la terrasse et tandis qu’il s’installait confortablement dans le fauteuil à bascule, il crut entendre un reniflement suivi de pleurs. Il scruta en direction de la forêt, mais ne put rien distinguer.

Un bruit sourd sur le faîtage le fit sursauter. Cléo se redressa d’un bond, dévala les marches et porta son regard sur le toit. Il vit un pantin suspendu par une corde au conduit de cheminée. La marionnette n’était autre qu’un clown. Un étrange sourire se dessinait sur ses lèvres. Cléo ressentit une terreur glaciale le traverser. Il n’était pourtant pas du genre à s’effrayer pour ce genre de chose, mais cette fois-ci, la chair de poule sur ses bras trahissait une tension nerveuse. Au même moment, la porte de la cuisine claqua dans son dos. Avec un certain soulagement, il constata que le vent s’était renforcé.

« Il est inutile de traîner dans le coin », pensa-t-il.

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