La rumeur.

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À présent, Ayden se rappelait clairement l’histoire qu’il avait commencé à raconter dans la voiture, avant qu’Erick ne l’interrompe brusquement.

Treize années s’étaient écoulées depuis le jour où Jeanne avait juré qu’elle disait la vérité lorsque la table lui avait parlé près du puits, et que Pauline avait dû quitter le marais.

Caleb et son fils s’arrêtèrent chez Charly. Une faim pressante gargouillait dans l’estomac du môme. Quand ils venaient jusqu’ici, c’est tout le portrait du père, disaient les gens du coin, accoudés au zinc en les voyant ensemble.

Depuis l’aurore, ils sillonnaient le delta à bord de la cahotine, une Chevrolet des années 50, prenant toujours les mêmes routes, d’une décharge à l’autre, puis ils fendaient les prés-salés par le chemin de grave, de tuiles brisées et de coquilles d’huîtres pour se rendre jusqu’à la cambuse du vieux. Aujourd’hui, personne ne daignait s’arrêter dans cette gargote infestée de cafards, que peu de touristes apercevaient depuis la route. De toute manière, personne n’aurait songé pas à y faire une halte. Le truck sursauta, lâcha une épaisse fumée noire au moment où Caleb coupa le contact. Il regarda en direction du bar pour savoir qui pouvait se trouver à l’intérieur.

« Hé, Pa, t’as dit que tu ne venais plus ici, pesta le mioche.

— Va plutôt voir c’que l’vieux a mitonné, lui répondit Caleb, et pas de gaffe, tu lui dis qu’t’es tout seul à bâfrer. »

Le môme balaya d’un regard l’immense parking, descendit de la cahotine et s’engouffra dans la gargote. Charly somnolait assis sur un tabouret, le dos appuyé contre le zinc près de la caisse enregistreuse. Il ronflait comme une vieille locomotive, bourdonnant des lèvres à chaque souffle qu’il relâchait. L’habitude voulait que personne ne vienne le déranger à l’heure de la sieste, mais peu savaient vraiment si Charly s’était endormi pour un petit quart d’heure ou s’il avait piqué du nez pour le reste de la journée.

Le gamin déambula dans la salle, renifla le mélange de tabac froid et de vin, respira à pleins poumons ce lieu où la poussière s’emparait de chaque recoin. Il dénicha un reste de ragoût de haricots aux tripes derrière le comptoir et, satisfait de ne pas avoir à chercher plus loin que le bout de son nez, il plongea le doigt, puis la main dans la marmite de flageolets de la veille figés dans son jus. Bien trop occupé à avaler la poignée de fayots, c’est à peine s’il entendit le carillon de la comtoise sonner midi.

Charly se réveilla en sursaut, ouvrit un œil, le bon et soupçonna la présence du môme dans son dos.

« Qu’est-ce que tu fous là sale mioche ?

— Hein ?

— Qu’est-ce que tu fais derrière le comptoir Seeker ? répéta Charly en sachant que Caleb devait se planquer dans la camionnette.

Pa m’a demandé de voir qui était à l’intérieur.

— Qu’est qui l’intéresse tant à c’te fouine, fais attention à ne pas finir comme lui, approche, dit-il se bornant à rester assis. »

Seeker savait qu’avant sa naissance, sa mère, Jeanne, avait travaillé dans ce bar, qu’elle avait dû quitter la ville d’Arcachon et qu’un soir, son père s’était interposé pour la protéger d’un ivrogne. Caleb s’était bien gardé de lui raconter la vérité.

Il secoua Charly par la manche. Le vieux perdit l’équilibre avec le corps qui flottait. Le tabouret bascula et son dos heurta le zinc à l’endroit où le sol menaçait de s’affaisser. Il se mit à crier.

« Saleté de mioche ! Tu ne peux pas t’approcher en douceur ?

— Y’a quoi à manger ? demanda le môme, en passant la langue sur ses lèvres.

— C’est ton chenapan de père qui t’envoie ? Je suis sûr que tu t’es déjà goinfré avec mon ragoût !

— Non, ce n’est pas vrai ! Je n’ai rien avalé depuis hier soir et je meurs de faim.

— M’ouais, tu mens presque aussi bien que Caleb »

Charly se leva et se dirigea vers la fenêtre. Seul le bruit du moteur de la cahotine bourdonnait, le vent poussant le vacarme du hoquet des pistons encrassés vers le café. Il ne pouvait y croire. Caleb somnolait, une cigarette roulée au coin des lèvres, les mains enlacées derrière la nuque avec les jambes allongées par la vitre ouverte. Seeker en profita pour se faufiler jusqu’au comptoir, là où l’eau de vaisselle croupissait dans le bac, et enfouit de nouveau les doigts dans la cocotte.

« Prends une assiette ! cria Charly sans se retourner. Comment se porte ta mère ?

Mum doit être dans le marais. Elle ramasse les vers pour que pa aille à la pêche.

— Ce n’est pas malheureux, elle se brise les reins avec son seau et un râteau, les cuisses et les pieds envasés jusqu’à la gueule dans cette croûte séchée. Cette pauvre femme travaille sous un soleil de plomb pendant que ton vaurien de père passe son temps à se balader », soupira-t-il.

Seeker entendit le son du klaxon qui imitait celui d’une corne de brume étranglée. À toutes jambes, il bondit, donna une violente tape dans le dos de Charly pour le remercier. Le vieux alla se cogner le front contre la vitre.

« Saleté de mioche ! Tu ne peux pas partir normalement, comme tout le monde !

— Y’a jamais personne qui vient chez toi, Charly ! »

Parvenu sur le parking, Seeker plongea dans l’habitacle, se jetant la tête la première par la portière grande ouverte. La camionnette recula et il sentit Caleb l’agripper fermement par l’épaule pour le hisser à bord.

Charly les regarda s’éloigner avec le panache de fumée grise qui entourait la Chevrolet. Il soupira, baissa la tête en pensant que bientôt, lui aussi mettrait la clé sous le paillasson. Sa gargote allait disparaître avec la même rapidité que la droguerie du coin, oubliée depuis longtemps.

Caleb conduisait sans se soucier des nids de poule avec la cigarette aux lèvres, le bras accoudé à la vitre, une main sur le volant. De temps en temps, il s’écartait de la route pour frôler les bas-côtés.

« T’as mangé fiston ?

— Ouais, pa.

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté l’tre zeb ?

Charly m’a demandé des nouvelles de mum, répondit-il, l’estomac en bouillie.

— Ferait mieux d’se mêler d’ses affaires le Charly. »

Près de la patte-d’oie, là où le chemin sablonneux se séparait de la départementale, la Chevrolet délaissa les eaux de la baie sur la droite pour s’enfoncer vers les terres marécageuses. La camionnette tourna, fila, caracola dans les ornières, longea le grand pré bordé de barbelés de monsieur Tach pour s’engager dans une trombe de poussières sur le pont de bois. Quand la Chevrolet roula dessus, les fesses de Seeker rebondirent sur le siège et les pneus retentirent au bruit d’une timbale infernale. L’apparition de la croix rouillée et des berges de la mare envahie de roseaux promit à son postérieur la fin du supplice. Enfin, la bicoque surgit au milieu de nulle part.

Le visage dévoré par le cagnard, les cheveux brûlés par le sel, Jeanne se berçait dans le rocking-chair sur la terrasse. Les voyant approcher, elle se mit à compter lentement.

« Cinquante, quarante-neuf, quarante-huit… ».

La cahotine dérapa quand Caleb écrasa la pédale de frein et alla percuter le poteau de la clôture. Le moteur se tut, les portières claquèrent et tandis que Seeker suçait encore la sauce des flageolets sur ses doigts, Caleb gueula sur Jeanne en crachant par terre.

« Bon Dieu, apporte-moi une bière p’tôt qu’de rien foutre !

— C’est parti », soupira-t-elle.

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