2.
Ce n’était pas un simple hasard si le lendemain, aux environs de midi, un inconnu sculpté dans du teck franchit la porte du Rallye. Quand Étienne avait traversé la cour devant le bar, il s’était arrêté un court instant pour observer le vol des sternes au-dessus de la cambuse. Maintenant c’était au tour des quatre gars, les coudes appuyés sur le zinc qui avaient cessé de bavarder de le regarder prudemment. Il avait les mâchoires serrées à briser un os humain, des bras robustes et de larges épaules. Étienne les dominait d’une bonne tête, et lorsqu’ils croisèrent ses yeux d’un bleu perçant, ils se détournèrent et restèrent silencieux un long moment.
Dans les bourgades alentour, une rumeur allait bon train. On racontait que la cabane d’un cul-terreux, près d’une croix rouillée au cœur du marais, était un coin démoniaque. Les on-dit avaient dépassé les berges de la Leyre et s’étaient répandus jusqu’aux pontons des ports tout autour de la baie. Des parqueurs aux marins, les commérages se plaisaient à revêtir différentes versions sur l’existence d’une famille monstrueuse qui y vivait, isolée de tous. Quelque chose de glaçant s’y passait. Il se chuchotait que d’étranges poupées apparaissaient la nuit, et qu’une voix à vous figer le sang résonnait le long des rives. On parlait d’une cabane délabrée où demeurait un bûcheron envoûté par les diableries de sa femme. Elle lui avait jeté un mauvais sort et leur fille avait disparu avant la naissance d’un garçon. Dès lors, dans les bars, les bouilles curieuses s’animaient.
Étienne examina l’étagère accrochée au mur et releva les traces d’infiltrations d’eau de pluie. Elles noircissaient un pan de tapisserie défraichie.
C’était le meilleur moment de la journée, celui où Charly restait le cul assis sur son tabouret à papoter. Il dévisagea le gaillard au bout du bar par-dessus l’épaule de son ami Pamélien. Quelque chose sembla l’inquiéter, au point de se demander s’il devait s’attendre à des ennuis. Il nota que le gars était de mauvaise humeur, et tapotait d'impatience le comptoir. Charly écrasa sa cigarette par terre, grimaça, posa sa mousse, une bière tiède à taquiner l’estomac et se leva. Étienne ne le quittait pas des yeux. Le vieux traînait les pieds, n’en continuant pas moins à s’interroger.
Le soleil effleurait le haut des vitres et la lumière l’aveuglait. Charly mit la main en visière et aperçut le regard froid du géant qui lui fit signe de s’approcher. Il essuya la sueur sur sa joue tandis que sa bouche s’ouvrait de manière mécanique, demeurant suspendue un instant, avant de se refermer sans prononcer un mot.
Étienne ne disait rien et le vieux patientait. Il rongeait l’ongle du pouce, et constata que le bout de sa chemise sortait de son pantalon.
« Hé, Charly ! Sers-moi une autre bière ! », s’écria Pamélien.
Il ne bougea pas, semblable à la colonne d’eau chaude remplie jusqu’à la gueule de cristaux de tartre, accrochée au mur depuis vingt ans.
« Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? »
Il épongea son front parsemé de rides tout en réfléchissant pour se rappeler la dernière fois qu’il avait croisé un tel gaillard chez lui. Étienne se pencha dans sa direction et le vieux mobilisa tout son courage, l’ouïe prête à écouter.
« On dit qu’il se passe de vilaines choses pas loin d’ici, qu’une femme n’a pas l’air très heureuse et souffrirait le martyre sous les coups d’un bûcheron, est-ce que tu as eu vent de cette histoire », demanda Étienne.
Charly fit mine ne pas comprendre. S’il y avait bien un point qui le différenciait de ses amis, c’était bien sa manière toute particulière de ne jamais se mêler des affaires des autres.
« Où se trouve sa cabane ?
— Je ne sais pas, répondit-il, vaut mieux ne pas croire tout ce qu’il se raconte par ici. Dans le marais, vous ne trouverez qu’une croix rouillée près d’une mare.
— Elle se nomme Jeanne, une belle femme d’environ quarante ans aux yeux verts, ajouta Étienne, sans toutefois mentionner qu’elle avait une fille.
— La seule bonne femme que je connaisse dans le secteur ne ressemble pas du tout à une reine de beauté, elle est plutôt du genre à jurer et à vous chasser de chez elle à coup de balai. »
Le grincement de la porte fit sursauter Charly.
Il s’agissait de Seeker, qui venait d’entrer, les yeux rivés sur le colosse. Mais, très vite, il détourna le regard attiré par l’assiette de beignets frits posée sur le zinc. Pendant qu’il contournait les tables, Étienne glissa quelques mots à l’oreille de Charly.
« Comment dites-vous ? Reprit Charly en se tordant les doigts, je me rappelle, mais Caleb apprécie peu que l’on s’occupe de ses affaires, je le connais, foutez pas les pieds là-bas, ce gars n’est pas un marrant.
— Ce n’est pas la question que je t’ai posée, continua Étienne en le saisissant par le bras.
— Aïe ! Pour l’amour du ciel, lâchez-moi ! »
Pamélien se redressa du tabouret. Étienne lui jeta un regard si froid qu’il se rassit aussitôt. Puis, Étienne serra plus fort les chairs flasques de Charly. Il souffrait atrocement. Impatient d’en finir, il se lança à grands gestes, dans une série d’explications sur le chemin le plus court pour rejoindre la cabane de Jeanne.
« D’abord une ligne droite, puis une piste pas entièrement goudronnée. Tournez après la patte d’oie et suivez le sentier qui s’enfonce dans la forêt. Après la prairie, et la ferme de Monsieur Tach, il y a une mare et une croix sur votre gauche, elle vit dans la baraque visible depuis la passerelle, vous ne pouvez pas la rater, après tout, c’est la seule », répondit-il, se gardant bien de dire que le gamin qui maintenant dévorait ses merveilles aux pommes était le fils de Jeanne.
Annotations