3.

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L’énorme quatre cylindres d’Étienne avala d’une traite le chemin sablonneux. Il longea la ferme de Monsieur Tach, dépassa la croix et la mare pour se retrouver nez à nez avec une baraque en bois au milieu d’une clairière en cul-de-sac.

Étienne écrasa la pédale de frein sous le regard incrédule de Jeanne assise dans le rocking-chair sous la terrasse. Il coupa le contact et le moteur se tut.

Une fois descendu de son véhicule, il inspecta l’endroit d’un coup d’œil rapide, savoura l’immensité de la forêt sous le silence à peine brisée par les flots de la Leyre.

Jeanne se redressa d’un bond, leva les mains et les porta aux lèvres.

« Est-ce que… »

C’était bien lui.

Elle sentit un élan de bonheur l’envahir, avant de fondre en larmes. Elle ne s’attendait pas à se retrouver face à celui avec qui elle avait grandi à la Fondation.

Étienne gratta une allumette, enflamma une cigarette coincée à l’angle de la bouche, puis il releva la tête et ses yeux se noyèrent dans les chevaux blancs et le visage ridé de Jeanne. Il marcha dans sa direction.

« Alors c’est ta maison.

— Oui », répondit-elle l’air ravi.

Ils venaient tous deux de parler en même temps, riant maintenant aux éclats.

« Avec toi, Étienne, on ne sait jamais quand tu vas débarquer, voyons voir, la dernière fois remonte à cette balade sur la plage d’Andernos, n’est-ce pas ?

— Tu jases sur cet après-midi où du haut de tes seize ans, tu t’amusais à me lancer du sable ?

— Oui, réagit-elle en souriant, de ton côté, tu avais fui pour rejoindre une pinasse amarrée à son corps mort, la coque posée sur la vase. Tu cherchais à t’abriter du soleil sous sa bande d’ombre. À cette heure-là, tu pensais que le propriétaire devait faire la sieste. Aussi, tu en avais profité pour grimper à bord. La plupart des gosses agissaient de même, et se contentaient de jouer sur la jupe en se prenant pour des corsaires. Mais pas toi. La curiosité t’avait poussé à briser le cadenas, puis à pénétrer dans la cabine pour en ressortir avec un pull-over.

— J’en ai bavé à cause de lui.

— Oh, que oui ! Tandis que tu descendais, tes frêles gambettes qui semblaient vouloir s’échapper vers le large se sont envasées. Pourtant, à l’époque tu étais maigre comme un clou !

— Mouais, j’avais bêtement sauté depuis la lisse et c’est à ce moment-là que le proprio a débarqué. Je ne l’avais pas vu arriver. Le type était furieux. Il m’a agrippé par le col et flanqué une énorme gifle. Ma joue s’en rappelle encore, dit-il en s’esclaffant.

— Ce gars n’était pas un si mauvais bougre, quand il a compris que tu étais l’un des mômes de la Fondation, il t’a offert le pull bleu.

— Que je garde précieusement, ajouta-t-il avec un sourire.

— Comment vas-tu ? Ces derniers temps je n’ai cessé de penser à toi. Si tu savais combien tu m’as manqué. »

Étienne sentit sa voix chevroter.

« Toi aussi » se contenta-t-il de répondre.

Elle baissa les yeux tandis qu’il scrutait la bicoque en bois, rongée par la moiteur. Elle s’affaissait sur le flanc et penchait dangereusement sur le hangar à charrettes situé à l’arrière. Les branches d’un cyprès chauve griffaient la toiture et les mousses espagnoles s’emparaient de la balustrade de la terrasse, se balançant au gré du vent. Il lorgna en direction d’une Chevrolet rouillée, envahie de ronces et d’herbes folles, semblable à une grosse meule de foin abandonnée. Puis il se tourna vers Jeanne et remarqua que tel un animal traqué, elle parcourait d’un regard inquiet le bout du chemin. Il se doutait qu’elle craignait de voir surgir son mari d’un instant à l’autre. Comme elle s’avançait vers lui, il gravit l’escalier et découvrit la terrasse, où même le fauteuil à bascule lui parut hideux. Une lampe à pétrole, entourée d’une guirlande de Noël poussiéreuse pendait à un câble, et les lames de bois au sol reflétaient l’état de la soupente et des marches qui menaçaient ruine.

« Tu as donc fini par retrouver ma trace, dit-elle.

— Un soir, j’ai amarré mon bateau au port du Canon. J’aime ce petit port ostréicole. À chaque fois, j’éprouve la sensation de revenir chez moi.

— Je ne suis pas étonnée, tu as toujours eu un faible pour les endroits où le temps semble s’être arrêté, ajouta Jeanne avec une lueur moqueuse dans le regard.

— J’étais descendu boire un verre à la cabane 171, quand j’ai surpris une conversation. Virgil, un ami parqueur, racontait le dernier potin qui courait sur toutes les lèvres. Une jeune femme ayant grandi à la Fondation, tout comme moi, vivait dans les marais du delta. On disait qu’elle pratiquait la sorcellerie et que son mari, un pauvre bougre, restait sous son emprise.

— Me voici déguisée en mégère ! » s’amusa-t-elle en levant les yeux au ciel.

Puis, elle faillit éclater de rire.

« Je savais que cette histoire servait de toile de fond à une réalité plus sordide. Lorsque Virgil a prononcé ton prénom, je me suis douté qu’il parlait de toi et c’est ce ramassis de crétineries qui m’a amené aujourd’hui jusqu’ici.

— Dans ce cas, je veux bien excuser ton ami.

— Et de ton côté, comment as-tu atterri dans le coin ? s’enquit Étienne.

— À quoi bon en discuter, Caleb ne m’a rien apporté de bon, juste un fils, réagit-elle, tout étonnée de sentir des larmes monter à la seule mention du bûcheron.

— Et ta fille ? ».

Jeanne ne répondit pas et baissa la tête.

« Pauline n’est plus ici, n’est-ce pas ? »

Jeanne aurait aimé lui parler d’elle, mais elle se sentait honteuse de l’avoir abandonnée. Elle préféra échapper à cette discussion et se taire. Afin de le décourager de poser d’autres questions sur sa fille, elle entra dans la cuisine. Les mains tremblantes, Jeanne prépara une tasse de chicorée. Étienne s’y glissa à son tour. La pièce puait le renfermé avec un mélange d’odeur de tabac froid et de vin. Les murs étriqués l’étouffaient. Il attendit qu’elle s’assoie avant de s’écrier :

« Et, ce type lève la main sur toi, exact ?  »

Jeanne n’essaya pas de le contredire et acquiesça d’un hochement de tête.

« Oh, Seigneur !, s’exclama-t-il en tambourinant la table du poing.

— Parfois quand il a trop bu. Dès qu’il avale un troisième ou quatrième verre, il devient méchant. C’est une fripouille sans cervelle, mais il faut l’excuser, il a connu une enfance aussi noire que la nôtre.

— Tu ne devrais pas prendre sa défense. Serais-tu prête à me suivre avec ton fils ? Virgil possède une cabane sur l’île aux oiseaux, là-bas, tu pourras te reconstruire et t’y reposer quelque temps. Quant au petit, je m’occuperai des frais d’un internat, qu’en penses-tu ?

— Je suppose que ce serait le mieux pour nous, mais Caleb ne me laissera jamais partir, encore moins avec Seeker.

— Ne te tracasse pas pour ce salopard.

— Non Étienne, je ne veux pas que tu t’en mêles, il est le père de Seeker. »

Étienne se montra attristé. Il sortit de sa poche un morceau de papier qu’il annota.

« Tiens, voici mon adresse et mon numéro de téléphone, je travaille à l’université de Bordeaux Montaigne. Contacte-moi dès que tu te sentiras prête. »

Avant de partir, il s’agenouilla pour lui saisir sa bottine usée et lui attacher le lacet. Il se releva, lui caressa la joue, l’embrassa sur le front et s’efforça de masquer sa profonde tristesse. Le visage de Jeanne avait perdu toute la grâce de sa jeunesse. Sa silhouette massive, et le châle gris autour des épaules, lui conférait une allure de vieille dame.

Il retourna jusqu’au Land Rover, s’engouffra à l’intérieur, puis, lui fit un geste d’adieu.

Jeanne se renfonça dans le fauteuil à bascule, but une gorgée de chicorée tiède et le regarda s’éloigner.

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