5.
Au moment où Cléo arriva au pied de la véranda, il était essoufflé. Il s’appuya sur la rambarde, le front posé sur le bras. Ses jambes étaient aussi molles que du caramel fondu. Il haletait.
« Tu te sens si mal que ça ? »
Il eut un sursaut.
« Je vais bien, ma chérie, ou du moins si tu veux savoir si je vais faire une crise cardiaque, la réponse est non. J’ai couru aussi vite que j’ai pu, voilà tout. Viens, on rentre ! »
Elle le regarda tituber tandis qu’il regagnait la voiture. Maude était encore étonnée de le voir ainsi perturbé quand elle embrassa Ayden et prit congé de Myriam.
Dix minutes plus tard, ils roulaient sur la départementale. Maude avait posé ses affaires sur la banquette arrière tandis que Cléo, le visage fermé, repensait au matelas près de la penderie, à la couverture et au coussin pliés avec soin. L’image de la comtoise et la vaisselle sur la table indiquaient une présence dans la cabane. Quand il avait aperçu le sourire du clown sur le toit, il n’avait eu qu’une seule hâte, foutre le camp de là rapidement.
Il fonçait sans se préoccuper des feuilles balayées par le vent qui fouettaient le pare-brise.
« Écoute, mon cœur, ralentit, personne ne nous attend à la maison ! »
À l’entrée d’Arcachon, il dépassa à toute allure quelques véhicules, se rabattit au nez du dernier, et ignora le concert de klaxons. Il s’engagea sur la place Verdun. Les roues de la zoé braquèrent sur le rond-point, le franchirent à cheval avec un crissement des pneus. Son pied demeurait appuyé sur l'accélérateur et ses mains étaient crispées sur le volant.
« Tu es complètement cinglé ! Ralentis, nous sommes en agglomération ! »
Il fit une grimace, mais continua à se taire. Deux mômes en scooter s’amusaient à cabrer devant lui. L’un d’eux s’écarta dangereusement vers le milieu de la chaussée. Cléo écrasa la pédale de frein et braqua brusquement. La roue heurta le trottoir. Ses mains tremblaient.
« Pour l’amour de Dieu, à quoi joues-tu ? Continue comme ça et on est bon pour la morgue ! lança-t-elle furieuse.
— La barbe ! ragea-t-il. Je n’étais pas seul là-bas, je suis certain que l’on m’épiait. J’ai cru qu’une personne m'empoignait par l'épaule, j’en ai encore la chair de poule. »
Le visage de Cléo était empreint de frayeur. Elle se tut et nota qu’il venait de verrouiller les portes.
« Que se passe-t-il ? grinça Maude en lui jetant un regard inquiet.
— Je ne sais même pas par où débuter. Je peux juste te dire que j’ai eu ma dose d’émotions fortes en me baladant dans le marais.
— Eh bien moi, je pense que tu devrais commencer par la cabane », dit-elle en débouclant sa ceinture pour se blottir contre lui.
Là-dessus, Cléo présenta des excuses, il estimait lui en devoir pour sa conduite débridée. Ce qui suivit aurait pu tenir dans un livre d’épouvante. Maude l’écouta d’une oreille attentive et partagea les dernières révélations d’Ayden.
« J’ai des tonnes de recherches à faire sur cette fondation. De ton côté, peux-tu essayer d’en apprendre un peu plus sur le frère de Pauline ? lui demanda Maude.
— D’où le môme sort-il cette histoire de frère, dont personne n’a jamais entendu parler ?
— Tu n’as qu’à éplucher les registres de naissances de la commune. Le prénom Seeker n’est pas banal.
— Ouais, encore une sacrée partie de plaisir, lâcha-t-il en soufflant.
— Ayden m’a aussi mise en garde. Une personne risque de disparaître à la nouvelle lune », reprit-elle sans se soucier de l’exaspération qui montait chez Cléo.
Cette information lui fit un drôle d’effet tandis qu’il la regardait boucler sa ceinture.
« Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je te passe la légende de la Cama Crusa, tu vas te moquer.
— Tu as raison, surtout ne m’en parle pas.
— Peut-être qu’un jour tu changeras d’opinion, mon chéri.
— Pfff ! »
Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, elle lui brandit son carnet sous le nez.
« Ayden pense qu’une bête rôde dans le marais et qu’elle va s’attaquer à une personne. »
Cléo ricana, puis il démarra et conduisit prudemment la courte distance qui restait à parcourir jusqu’au parc du casino mauresque. Pendant ce temps, elle relisait ses notes et poussa un profond soupir. « je t’en prie Ayden, aide-moi, qui est cette personne dont t’a parlé Pauline ? »
Arrivés devant la porte en fer forgée de leur magnifique demeure, Cléo l’embrassa et la quitta pour se rendre au commissariat. Maude s’empressa d’entrer dans le bureau. Elle s’assit derrière le secrétaire, alluma l’ordinateur, et lança ses recherches sur la Fondation. Elle commença ses investigations en frappant toute une série de mots clés, Fondation, Institut, Andernos et déroula sur l’écran les sites affichés. Elle parcourut tous ceux qui parlaient de la santé des enfants, de garderie, de centres de vacances jusqu’aux associations sportives et culturelles. L’un d’eux situé sur la commune voisine d’Arès retint son attention. Elle cliqua dessus, se concentra sur la page d’accueil et releva le numéro de contact. Bien qu’elle connaissait la rue Javal par cœur, une allée qui donnait sur un joli banc de sable, elle revint à plusieurs reprises sur la photo montrant l’entrée d’un grand terrain boisé. C’était troublant. L’endroit à quelques encablures du Bassin lui paraissait familier avec son portail doté d’une énorme grille et son parc à la végétation inspirée des paysages de Toscane laissant apparaître une vaste structure centrale sur deux étages. À part quelques pavillons dispersés sous une pinède, le bâtiment principal édifié sur un promontoire dunaire surplombait la plage. Au-delà, les eaux de la baie reflétaient la couleur bleutée du ciel.
Elle se leva du fauteuil, alla se servir un verre de vin et but une gorgée. Elle relut le numéro de contact, prit son portable et appela.
« Fondation Haussler à Arès, que puis-je pour vous ? lança une voix de femme posée et agréable à l’autre bout de la ligne.
— Bonsoir, je suis madame Tirbois, psychologue clinicienne et je travaille en lien avec le Conseil général de la Gironde, à ce titre j’effectue quelques recherches sur d’anciens pensionnaires.
— Tous les enfants ayant séjourné ici figurent dans la liste sur le site web de l’Institut, vous trouverez l’onglet dans la page accueil.
— Oui, je comprends, dit Maude, cependant ces informations ne concernent que deux d'entre eux.
— Je vous invite dans ce cas à rappeler le secrétariat le matin, il n’y a pas de permanence l’après-midi.
— Je suis sincèrement désolée, mais je vous serais infiniment reconnaissante si vous pouviez…
— Leurs noms doivent être repris dans la liste, précisa la femme avec une pointe d’agacement dans la voix »
Maude l’entendit poser le combiné suivi d’un bruit de chaise. Lorsque son interlocutrice reprit la conversation, le ton avait changé.
« Quels sont les noms de ces deux personnes ?
— Il s'agit d’une dame de la cinquantaine répondant au prénom de Jeanne et d’Étienne Denis. Tous deux auraient séjourné à la Fondation Haussler au cours des années 1970.
— Je ne suis pas autorisée à divulguer ce genre d’information par téléphone », déclara la femme d’une voix ferme tout en mettant fin à leur échange.
Il était vingt heures, la lune dévoilait sa lueur argentée sur les baies vitrées de la demeure arcachonnaise. Maude l’observait, emmitouflée sous un plaid, répétant sans cesse « nouvelle lune ». La pièce était éclairée à la seule lampe en opaline posée sur le secrétaire. Maude ne vit pas sa mine des mauvais jours quand Cléo entra dans le bureau.
« Toute la famille a bien disparu », dit-il.
Maude n’avait pas bougé. Elle paraissait calme, et sortit une mentholée qu’elle plaça dans son porte-cigarette.
« Nous savons déjà cela mon chéri », lança-t-elle en se tournant vers lui.
Cléo hésita quelques secondes avant de poursuivre.
« Je te préviens, ce que je vais t’apprendre n’est pas de nature à conforter les propos du gamin. »
Maude ne comprenait pas où Cléo voulait en venir.
« La dernière fois que le bûcheron s’est manifesté remonte à cet hiver, lança-t-il.
— Est-ce que ça signifie que l’on sait où il se trouve ?
— Eh bien, personne ne l’a revu depuis le mois de février.
— Tu es sûr ? Cela ne correspond pas du tout à ce que Monsieur Tach m’a raconté. La famille ne s’est donc pas volatilisée. »
Cléo ne répondait pas.
« Et la mère ? reprit-elle maintenant intriguée à l’idée que le vieux bonhomme lui ait menti.
— Elle vit bien depuis une quinzaine d’années sur l’île aux oiseaux dans l’un des cabanons du village Afrique. »
Maude souriait, Ayden disait vrai.
« Ne t’emballe pas, reprit-il en écartant les bras, rien ne dit qu’elle ait gardé le moindre contact avec son mari.
— Bien sûr que non, mais cela prouve qu’Ayden ne ment pas. »
Cléo eut un nouveau geste d’irritation en haussant les épaules.
« Je ne veux pas te froisser, mais je n’ai rien découvert sur l’existence du frère. Pas le moindre Seeker dans les registres, j’ai même contacté les écoles primaires de la ville et des communes environnantes, j’irais tout de même faire une enquête de voisinage. »
Maude se leva d’un bond pour se jeter dans ses bras, son expression passant de la surprise à la joie.
« Je te fais confiance, je sais que tu vas trouver, tu es un fin limier, tu n’imagines pas à quel point je t’aime ! lui glissa-t-elle en l’embrassant.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Maude pendait toujours à son cou. Elle esquissa un sourire.
« Je contacte tout de suite Madame Grenereau pour voir s’ils peuvent nous recevoir demain. », lança-t-elle en s’écartant.
Ce « j’appelle madame Grenereau » donna à Cléo l’impression de plonger les fesses dans un champ de cactus.
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