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Pauline était devenue une femme ravissante. Elle retournait sur le lieu de son enfance pour trouver des réponses à ses questions. Découvrirait-elle enfin les raisons de son abandon ?

Ses yeux plongèrent sur le chemin à droite de la patte d’oie tandis que ses longs cheveux châtain clair enveloppés dans un foulard libéraient son visage anxieux.

Plus le véhicule se rapprochait du marais, plus Pauline se tassait au fond du siège et se demandait si elle ne s’était pas réjouie trop vite en choisissant une tenue un brin provocatrice pour mieux piéger Caleb. Était-il le même homme malfaisant ? Elle avait parié que oui.

Elle commençait à regretter sa venue, quand elle se gara à côté du poteau de clôture, aujourd’hui couché et vermoulu. Descendit de la voiture. Soudain, Pauline se figea et écarquilla les yeux avec le sentiment de s’étrangler, comme si on lui enfonçait la tête sous l’eau. Les souvenirs enfouis ces dernières années resurgissaient. La même odeur humide et affreuse l’assaillait. Ça sentait le bois pourri et il se dégageait du coin une atmosphère lugubre.

Elle inspira, regarda en direction de la cabane, et eut bien du mal à se dire qu’elle avait grandi ici. Sans même dénouer son foulard ni prendre son sac à main, elle contempla les berges, s’attarda sur les mousses espagnoles du cyprès chauve et aperçu Caleb sous la terrasse.

Il se balançait dans le rocking-chair, sirotait une bière et fumait une cigarette roulée au tabac de mauvaise qualité, le bâtard couché à ses pieds.

« Le bouseux avec sa tête d’idiot est toujours là », pensa-t-elle.

Caleb réveilla en elle tout le dégoût qu’elle éprouvait pour lui, alors que des larmes montaient et que ses jambes tremblaient.

Il ne l’avait pas reconnue, et se redressa, étonné par la visite de cette belle femme. Le chien dressa une oreille, se tourna sur le flanc et se rendormit.

« Qu’est-ce qu’t’amènes dans l’coin fillette ? s’exclama-t-il avec la même manie d’avaler les mots, de les prononcer avec son phrasé à écorcher l’ouïe.

— Je suis désolée, je me suis égarée. », répondit-elle d’un air embarrassé, le regard fixé sur son pyjama taché d’urine, son dos courbé et ses cernes sous les paupières qui le faisaient paraître bien plus âgé qu’elle ne se l’était imaginée.

Il esquissa un sourire, gratta les croûtes d’eczéma sur les mains, observa le rouge tape-à-l’œil de ses talons hauts. Elle songea que Caleb était sans conteste le même minable qu’elle avait connu.

L’espace de quelques secondes, il sembla retrouver des forces, attrapa la rambarde à deux mains et descendit les marches. Posant lourdement les pieds au sol, il osa un tout petit pas en avant, mais ses jambes fléchirent.

« J’m’appelle Caleb, plutôt original comme prénom, non ? »

Elle ne sut quoi répondre à une question aussi stupide.

Il pesait toujours ses cent kilos, mais son corps empilait le poids des années d’une vie passée dans la moiteur du marais.

« Eh ! viens, approche-toi, j’bien un truc à boire à l’intérieur », proposa-t-il en s’agrippant à la rampe.

Elle dénoua son foulard avec la crainte qu’il continuait à lui inspirer.

Pendant un moment, elle l’observa remonter l’escalier, grappiller chaque marche avec les doigts fermement accrochés à la balustrade. Il traînait les pieds. Pauline le suivit du regard n’osant pas avancer. Elle parcourut d’une attention nerveuse le recoin à l’ombre de la cabane et une bouffée de tristesse la submergea en voyant le hangar à charrettes, l’endroit où elle se réfugiait. Elle repensa à Caleb débouclant sa ceinture, tandis qu’elle l’implorait de ne pas la frapper.

Il se retourna vers elle, lui sourit avec les yeux braqués sur son soutien-gorge. La peau laiteuse de Pauline soulignait ses yeux verts et sa chevelure soyeuse encadrait un visage aux contours sublimes.

« J’crois bien qu’me restent des bières », dit-il, la mettant encore plus mal à l’aise.

Elle porta les mains à son chemisier qu’elle resserra par réflexe.

Même si elle chaussait des talons hauts, il la dépassait d’une tête. Sans se départir de son aspect mielleux, il la pressa d’entrer. Le bâtard, avec solennité, en profita pour se rouler sur le dos, les quatre pattes en l’air.

Elle pénétra dans la cuisine, et sentit une odeur de brûlé qui s’échappait du four. L’intérieur était crasseux et dégageait de puissants relents de vin. Quand il lui saisit le poignet sans ménagement, elle perçut les battements accélérés de son cœur. Avec sa bouche édentée, le regard de Caleb en devenait plus malsain et indiquait clairement qu’elle n’était qu’une proie. Pauline le repoussa violemment. Sa force le surprit. Il referma la porte derrière eux. Elle frissonna. Pauline pensait être complètement cinglée d’être venue jusqu’ici, et se sentit piégée dans cette maudite cabane.

Dans la pénombre, elle remarqua le cadre accroché au mur et eut d’abord du mal à reconnaître Jeanne. À la vision du portrait de sa mère, Pauline crut qu’elle allait défaillir. Elle s’efforça de refouler ses larmes.

Elle se souvint que Jeanne adorait se laisser tomber dans le rocking-chair sous l’appentis pour s’y reposer une cigarette aux lèvres. Sur le tableau, Jeanne devait avoir la quarantaine. Une crinière de cheveux blancs hirsute lui bordait les joues. Le cadre avait trouvé sa place dans un coin, visiblement crochetée là depuis longtemps. Pauline s’attarda sur les ongles de sa mère jaunis par le tabac. La peinture devait dater des années 2000 et moisissait avec une toile d’araignée tissée sur les dorures fanées. Elle se tourna vers Caleb, tandis qu’il s’était rapproché d’elle et la frôlait.

Elle recula et fut choquée de le voir prendre pour mire les auréoles de son chemisier mouillé qui traçaient la pointe de ses seins. Elle l’observa la dénuder des yeux avec le regard qui descendait jusqu’à son bas ventre pour s’arrêter sur sa taille. Ce qu’elle redoutait le plus se produisait, il était toujours aussi répugnant avec ses joues à la peau vérolée rappelant vaguement l’homme cruel qu’il était. Une peur jusqu’ici contenue s’insinua dans l'esprit de Pauline. Son cœur battait à tout rompre. Elle se réfugia dans un angle de la pièce.

Une quinte de toux soudaine avec d’horribles douleurs s’empara de Caleb. Elle renifla son haleine et la nausée lui vint si vite que les tremblements dans les mains se répétèrent.

Elle se dirigea vers la chambre. De là, elle l’entendit de nouveau renâcler violemment. Il devint clair dans son esprit que Caleb ne vivrait plus très longtemps.

« J’n’ai pas souvent l’occasion d’voir des d’moiselles par ici, mais t’as pas froid aux yeux ! » dit-il les sourcils froncés comme si quelque chose clochait avec cette femme.

Bien qu’elle soit belle et élégamment habillée, il s’interrogeait. Que pouvait-elle chercher dans le coin ?

Soudain, Pauline faillit se mettre à pleurer. Sur l’étagère, elle venait d’apercevoir sa peluche qui la contemplait avec ses billes rondes. L’ourson, abandonné sur le tas de bois dans le hangar à charrettes le jour de son départ, se tenait sous son regard.

À la fois surprise et heureuse, elle lui adressa un bref sourire avant de l’appeler par son nom.

« Boum ! »

Caleb fut saisi d’un haut-le-cœur qui l’immobilisa. Son esprit plongea en un instant dans le bon vieux temps, dans le souvenir de cette fillette à l’épaisse chevelure.

« Oh mon dieu ! C’est toi ! »

— Que se passe-t-il ? Tu sembles pétrifié de peur.

— Tu as le culot de revenir ici ! », s’exclama-t-il.

Puis, il se rua sur elle, voulut l’agripper, mais son genou heurta le coin de la table et le déséquilibra. Il se mit à vaciller avant de s’affaler brusquement au sol. Se tordant de douleur, Caleb ne parvint pas à se relever.

« Ce que j’apprécie chez toi, c’est ta bêtise », dit-elle en lui piétinant la main.

Il hurla encore plus fort, tandis qu’une traînée de pisse tachait maintenant son pyjama. Sur la terrasse, le bâtard se mit à aboyer avec des jappements courts et étouffés.

« Qu’est-ce qu’t’es revenue foutre ici ?

— Voyons voir si, après tout ce temps, tu es devenu assez courageux pour me raconter la vérité. Pourquoi t’es-tu débarrassé de moi ? »

Caleb ne dit mot. Il rampa vers la table, accéléra l’allure de crainte qu’elle ne le frappe au sol. Le spectacle qu’il donnait se révélait pitoyable. Pauline le suivait et lui cognait les fesses de son escarpin. Caleb rebondissait sur les genoux, le cul serré.

« Tu ne pensais pas me revoir ? Crois-tu qu’on puisse oublier une ordure comme toi ? »

Caleb ne l’effrayait plus avec son corps de vieillard, gangrené par la vermine. La peur dégoulinait de sa peau poisseuse.

« Laisse-moi tranquille, sors d’ici ! C’n’est pas ma faute, c’ta mère qui n’voulait plus d’toi. »

Il jetait autour de lui des regards affolés, la suppliait d’arrêter. Caleb finit par s’adosser contre la cloison. Il replia les jambes et y enfouit le visage pour se protéger des coups de pied.

« Pardonne-moi, t’vas me pardonner n’est-ce pas ? Ne me fais pas d’mal, dit-il, les bras tendus et les mains jointes qui l’imploraient.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne vas pas enlever ton ceinturon aujourd’hui ? demanda-t-elle submergée par la colère. Tu crois que hurler va t’aider ? Personne ne s’aventure au-delà de la croix, tes poupées dans les arbres remplissent leur rôle, en faisant fuir les badauds. »

Il essayait d’esquiver les coups et continuait de clamer qu’il était désolé, que tout était la faute de Jeanne qui ne voulait pas d’elle. Il lâcha un dernier gémissement avant de se raviser et de soutenir son regard.

« Va te faire foutre ! j’t’emmerde la trouillarde ! »

Pauline fit mine de ne pas l’entendre, retourna dans la cuisine et revint, une chaise à la main, s’asseoir au-dessus de lui.

Caleb releva doucement la tête.

« Qu’est-ce que tu mates encore ? »

Tandis qu’il se frottait les chevilles, l’humidité s’infiltrait par les fissures du plafond et les gouttes tombaient sur son crâne aujourd’hui devenu aussi lisse qu’une coquille d’œuf. Elles donnaient l’impression de rebondir sur sa cervelle ramollie.

Plic, ploc.

Elle se pencha et l’empoigna par l’oreille.

« Raconte-moi tout et cette fois, ne mens pas. »

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