8.
Le ciel s’était épaissi et le vent redoublait de violence, sifflant sous la toiture. Une branche du cyprès chauve se brisa et rebondit sur les tuiles. Ça devenait oppressant pour Caleb. Il tressaillit.
« Tu me déçois beaucoup, j’imaginais que tu étais plus courageux », dit-elle avec un rictus amusé sur les lèvres.
Le tonnerre grondait. Pauline s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil sur le bâtard. Dans la lueur des éclairs, elle le vit sous le rocking-chair, le museau écrasé au ras du sol avec les poils hérissés.
« Tu as entendu ce fracas. On raconte dans le village que par jour de grande tempête, les ténèbres viennent chercher les mauvaises âmes dans le marais, mais tu es déjà au courant. »
Elle fouilla dans le buffet à la recherche d’une bougie qu’elle alluma. Puis elle éclaira le visage de Caleb et fut frappée par l’expression d’angoisse qu’elle pouvait y lire comme si pour la première fois il donnait crédit à cette légende. Caleb avait perdu sa morve et révélait le trouillard tapi en lui. Pauline riait aux éclats.
« Oh, mon Dieu, faut que j’me lève, ma jambe m’fait atrocement souffrir. »
Les rafales s’engouffrèrent par les brèches du toit et soufflèrent de la poussière dans toute la pièce.
« Tu disais que ma mère ne voulait pas que je reste avec vous.
— Elle s’est débarrassée d’toi avant d’me quitter pour un aut'gars. Jeanne était une maudite garce ! »
Sa réponse la déçut. Il abandonnait la partie trop facilement. Pauline s’efforça de garder son calme, et continua à le questionner.
« Donc, Jeanne est partie pour un autre homme ? Qui est-ce ?
— Une saloperie d’bourgeois, un prof d’université, attend que j’me souvienne d’son nom… Etienne, c’est comme’c’la qu’elle l’appelait. »
Caleb essuya son front ruisselant de sueur. Il regardait tout autour comme si le démon était dans la pièce. Il suffoquait tant l’air était moite et voyait le Diable dans chaque recoin. Pauline pouvait entendre le souffle poussif de sa respiration.
« Q’ques années après ton départ, il est venu l’chercher, elle et ton frangin ! J’voulais la retenir, ça n’servait à rien » , dit-il, toujours prêt à mentir comme un arracheur de dents.
Tout le corps de Pauline se raidit.
J’ai donc un frère. J’espère de tout cœur qu’il ne ressemble pas à ce vaurien de Caleb.
La moiteur de la pièce rendait l’air irrespirable. Dehors, les branches grinçaient contre les planches de la cabane.
« Rien ne me prouve que cette fois tu dises vrai.
— Hé ! Pourquoi j’te tromperais espèce de conne ! »
Elle résista à l’envie de lui balancer un nouveau coup de talon.
« Je n’aime pas les gens grossiers », s’écria-t-elle en se ruant vers lui.
Alors qu’une sterne gueulait au-dessus de la Bruyère, Pauline plaça la pointe de sa chaussure sur la glotte de Caleb et pressa l’escarpin contre son cou. Il poussa un cri étouffé. Plus le talon lui écrasait la gorge, plus l’odeur de pisse se mélangeait à sa sueur de plus en plus forte.
« Que tu es répugnant ! Peut-être que tu craignais cet homme, tu es tellement lâche, lança-t-elle avec un sourire terrible.
— C’raclure m’a tout volé, Jeanne, mon fils, même toi ! J’t’aimais et voulais t’garder avec nous. »
Pauline leva les yeux au ciel.
Caleb s’agrippa à sa cheville. Il la supplia de le laisser tranquille, la maudissant intérieurement, alors qu’il pleurait sous son nez. Elle le repoussa brutalement. Caleb était à vomir.
« Merde ! Pour qui t’me prends ? Bon sang, gémit-il, j’te jure que c’est la vérité. »
Elle se détourna de lui pour scruter la bouteille de piquette posée sur l’évier, d’où s’échappaient des relents de moisissures. Elle ramena le pan de sa robe pour cacher sa jambe au regard insistant de Caleb. Il laissait filer des rires nerveux. Elle lorgna la bassine envahie de mouches, remplie de vaisselle sale dans le lavabo en pierre.
« Qu’est-ce que ça pue chez toi ! Et mon frère, qu’est-il devenu ?
— Fous le camp d’ici ! », cria-t-il d’une voix affolée au moment où un éclair claqua à une centaine de mètres de là.
Le silence retomba dans la pièce.
« Je n’ai pas encore fini ».
Apeuré, Caleb braqua son regard sur la porte. D’un geste rapide, elle l’attrapa par l’oreille et le força à s’aplatir.
« Eh bien, dis-moi où tu ranges tes vêtements que j’attrape ton ceinturon, manière de te faire passer l’envie de frapper quelqu’un d’autre. »
La voix de Pauline était étrangement calme, presque indifférente. Caleb ne l’impressionnait plus avec ses grands yeux arrondis, dans lesquels elle lisait la peur.
« Tu aimais tellement me voir souffrir autrefois. Tu cognais avec la boucle de ta ceinture à me faire vomir. »
Caleb se voyait déjà crever. Pauline lui planta la pointe de son escarpin dans le cul et appuya lentement. Un son à peine audible jaillit du fond de sa gorge avant qu’il ne fonde en larmes et qu’elle l’imagine rentrer sa queue entre les jambes. Il roula sur le côté et se ratatina en boule contre la cloison. Il gardait la bouche ouverte. Les dents aussi noires que de la suie, il tendit les bras vers Pauline, puis l’implora à genoux, mais elle ne l’écoutait plus.
Une pluie battante creva la canopée et de grosses gouttes s’écrasèrent sur la toiture. Pauline marcha vers l’étagère et attrapa sa peluche qu’elle serra contre elle. Un instant, Caleb parut soulagé de la voir s’écarter.
« Désolée Boum, je ne voulais pas t’abandonner. Tu sais très bien que ce n’était pas ma faute si j’ai dû te laisser ici toutes ces années. Caleb mérite une bonne leçon, qu’en dis-tu ? », demanda-t-elle avec une voix devenue rocailleuse.
Caleb rampa vers la porte, quand sous la terrasse, la lampe à pétrole se décrocha pour se fracasser sur le plancher. Il bondit en arrière, les mains sur la tête.
« Ce n’est pas possible, ta gueule odieuse tremble comme une feuille morte », lui dit-elle.
Il n’était que dix heures et sur le chemin, il faisait presque nuit.
De grosses gouttes mouillaient le crâne de Caleb. Il les sentait dégouliner dans le cou.
« J’peux me lever maintenant », fit-il avec les doigts caressant sa hanche.
Pauline secoua lentement la tête.
« Non, reste-là ! s’écria-t-elle d’un ton si froid qu’il demeura bouche bée avant qu’elle ajoute d’une voix radoucie, je suis désolée Caleb, je t’ai fait du mal, je ne voulais pas. »
En temps normal, il se serait tordu de rire, mais cette fois, le changement dans la voix de Pauline l’effrayait. Caleb fit un oui de la tête. Ce qui subsistait d’humain chez elle paraissait s’évanouir, laissant apparaître des yeux noirs. Elle l’enjamba, sortit sur la terrasse. Il souffla et se réjouit à l’entendre descendre les marches.
Caleb demeura assis un long moment à se demander pourquoi elle l’avait épargné avant de se traîner jusqu’à l’entrée. Le bâtard mit le museau en dehors du fauteuil à bascule et vint lui lécher le visage. Caleb le chassa de la main.
« Pas l’heure d’la gamelle ! »
Allongé sur le plancher, il suivit du regard la voiture franchir le pont. Un grondement sourd résonna et roula au travers de la forêt en direction de la cabane. Caleb se réfugia au milieu de la cuisine. Il empoigna une chaise sur son passage qu’il cala en équilibre contre la porte. Calfeutré à l’intérieur de la Bruyère, un bruit de pas sur la terrasse le surprit. Il s’accroupit derrière le prie-Dieu, volé quelques années plus tôt à l’église du village, et braqua son regard sur l’entrée.
La poignée grinça, se baissa lentement, resta un instant en suspens et revint dans sa position initiale.
Caleb crut voir derrière la fenêtre une chose qui bougeait vite. Très vite.
Il serra les poings. Tout à coup, il se rappela que le fusil de chasse se trouvait en haut du buffet. Il s’y rua, se hissa sur la pointe des pieds pour s’en emparer.
Caleb fit volte-face au moment où le couinement de la porte reprenait. Dans la précipitation, il arma le chien et ouvrit le feu. La cartouche tirée trop haute emporta une partie du battant. Le corps moite de sueur, il pointa la gueule menaçante de la pétoire vers la fenêtre, et non sans une certaine appréhension, il s’avança à pas lent. Il frôla le bois du front, écarta des doigts les papiers journaux, passa la tête dehors.
L’endroit était désert.
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