9.

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Pauline avait abandonné Caleb à la fournaise du marais. Alors qu’elle traversait les étendues salines, elle appréciait le calme de l’endroit couvert de cotonniers sauvages, un coin qui l’ennuyait autrefois. Aujourd’hui, elle le trouvait réconfortant et contemplait les eaux de la baie, drapées d’une robe lumineuse. Elle regarda la banquette arrière à travers le rétroviseur, et crut déceler un sourire sur le visage de la peluche.

Elle rejoignit la ville d’Arès et se gara devant une grande bâtisse. Un immense portail en fer forgé s’ouvrait sur un parc magnifique. Une allée gravillonnée, bordée de bosquets de lauriers et de rhododendrons, le traversait comme un chemin initiatique, entouré de tamaris et de pins. Il menait à une rotonde couverte de chèvrefeuille et terminait sa course sur une cour au pied d’un perron en pierres moulurées et cintrées.

Pauline prit le temps de se promener dans le parc où rien n’était laissé au hasard. Le mobilier d’été était rangé, les tas de feuilles mortes ramassés et les haies taillées. Au-delà du kiosque, elle marcha le long de l’allée étroite, bercée par le murmure de l’eau qui s’écoulait d’une fontaine près d’un cabanon de jardin. De là, elle vit la lumière briller par la fenêtre de son bureau. Il était difficile d’imaginer que cette femme pétillante ne supportait pas l’obscurité. Elle gardait la pièce éclairée jour et nuit, comme si l’édifice grouillait de vie à l’heure où les petits de l’institut dormaient déjà. Elle échangea un doux regard avec sa peluche, et lui répéta que désormais ils ne se quitteraient plus.

« Tout va bien Boum, je suis navrée que les enfants de la Fondation ne puissent t’accueillir. À cette heure-ci, ils sont à la cantine, mais ce soir la fête battra son plein quand ils te verront », lui dit-elle en le caressant.

Pauline habitait l’appartement voisin du secrétariat. La magie captivait les rares visiteurs par les nombreux bouquets posés dans des vases sur les meubles clairs et la grande bibliothèque au bois de rose. Depuis qu’elle avait pris ses fonctions dans l’établissement, l’infirmière lui apportait des fleurs de la part d’un inconnu chaque mercredi matin. La première fois, elle avait ouvert la bouche de surprise sans oser demander qui les lui offrait. Cela l’avait amusé. Bien sûr, à la deuxième botte de lys, il en alla tout autrement. Mais, la soignante, madame Timonier s’était bonnement contentée de lui répondre :

« Désolé madame, un admirateur anonyme. Il n’y a pas de carte d’accompagnement. »

Pauline était restée immobile, le regard figé droit devant elle, complètement désemparée. Aujourd’hui elle haussait un sourcil blasé et lâchait un murmure de remerciement. De toute façon, elle était trop occupée à gérer la Fondation pour se lancer dans une enquête ridicule, divisant son temps précieux entre l’école, l’intendance, les réunions et son affection pour les jeunes pensionnaires.

Elle pénétra dans son appartement et plaça l’ours en peluche sur la table de chevet, recouverte d’un napperon. Elle continua à bavarder avec Boum. Il lui donnait l’impression de l’écouter.

« Non, Boum, maman n’est pas ici… tu n’auras qu’à lui dire que tu t’étais perdu », lui expliqua-t-elle d’un ton rassurant, alors qu’un grand sourire éclairait son visage.

Puis, de manière soudaine, elle plissa le front. L’éclat de ses yeux bleus s’assombrit et ses traits d’ordinaire si joyeux semblèrent ne pas résister à une colère sourde qui montait en elle.

Pauline avait tant prié pour retrouver sa vie d’avant, tant espérée que sa mère la serre dans ses bras, qu’elle était convaincue que l’homme qui lui avait volé Jeanne se dressait désormais entre elles. C’était forcément pour partir vivre avec ce professeur d’université que Jeanne l’avait abandonné. Comment avait-elle pu agir ainsi et à quoi ressemblait cet inconnu ?

Elle quitta la pièce, claqua la porte derrière elle et se précipita vers la cantine où, Madame Timonier devait sûrement courir d’une table à l’autre. Elle la salua d’un geste familier et d’un sourire rayonnant. Puis, elle slaloma à son tour dans le réfectoire. Elle ne prêtait guère d’attention au brouhaha qui régnait, offrant quelques mots doux aux chérubins. Virginie Timonier la rappela à sa mission première, l’invitant à s’occuper des dernières factures. Elle se tut et opina. Depuis qu’elle connaissait l’infirmière, Pauline savait qu’il était inutile de s’embarrasser de longues explications pour demeurer ici, où elle oubliait le monde pour profiter de la compagnie joyeuse des enfants.

En fin de journée, Pauline, épuisée, s’allongea sur le canapé. Elle se recroquevilla en boule, le pouce dans la bouche, dans la même position qu’elle adoptait gamine sur le matelas posé au sol dans sa chambre.

« Non ! Caleb m’a banni du marais, mais cet homme ne me chassera pas de la vie de ma mère ! », s’écria-t-elle en se redressant.

Pauline jeta un coup d’œil à sa montre. Il était deux heures du matin. Elle avait dormi le reste de la journée et une partie de la nuit. Elle s’emmitoufla dans un plaid et chercha de nouveau le sommeil. Les minutes filaient et les images du delta revenaient en boucle. L’esprit tourmenté, elle revoyait la toiture de la cabane agitée par le vent, entendait le craquement des planches, et grimaçait à la vue du crâne lisse de Caleb. Elle l’imaginait se traîner dans la boue, la suppliant de l’épargner. Elle avait pitié de lui, essayait de le rassurer. Elle lui disait ne pas lui vouloir de mal. Lorsque les phares de la vieille camionnette recouverte de ronces s’allumèrent et que le moteur se mit à ronronner, elle sursauta, ouvrit grand les yeux.

Elle se rua dans le bureau. Tout était normal. L’abat-jour éclairait le dessus des meubles, les fleurs, l’ordinateur, et projetait l’ombre d’une pile de dossiers contre la vitre de la bibliothèque. Pauline sourit en se rappelant ce jour où Virginie avait été étonnée, voire légèrement choquée par sa réaction. L’après-midi était ensoleillée et éblouissait l’intérieur du bâtiment d’une clarté délicieuse. Depuis le couloir, la lumière allumée dans son bureau avait attiré l’attention de madame Timonier. En entrant dans la pièce, le premier réflexe de Virginie avait été de l’éteindre. Pauline se reposait enfoncée dans le fauteuil derrière le secrétaire. Réveillée en sursaut, elle s’était levée d’un bond pour s’élancer vers l’interrupteur tout en la réprimandant. Elle l’avait prié de manière polie, mais ferme, de ne jamais plonger la pièce où elle se trouvait dans une clarté de demi-jour. Virginie l’avait regardé d’un air ébahi, se sentant horriblement embarrassée. Pauline s’était rendu compte que sa conduite avait été excessive et s’était excusée. Elle avait regretté son emportement.

Si seulement, je trouvais les mots pour t’expliquer Virginie que l’obscurité me plonge dans un sentiment de profonde solitude.

Elle éprouva une étrange sensation, comme si elle était exclue de la pièce. Chaque objet la chassait, hormis la peluche qui paraissait lui chuchoter de retourner voir Caleb dans le marais. S’était-elle trompée en lui accordant trop facilement sa confiance ? Elle plongeait en pleine confusion.

Un dernier coup d’œil sur sa montre. Deux heures dix.

Dehors, le vent soufflait fort et brisait le silence d’une ville endormie annonçant l’arrivée des giboulées printanières. Pauline noua son foulard autour de la tête, prit Boum avec elle et quitta le bâtiment assurée que cette fois, elle ne craindrait pas d’affronter Caleb.

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