10.

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Dans le marais, la nuit était calme, hormis le bruit du vent qui battait la cabane et l’orage tonnant au loin. Après le départ de Pauline, la « chose » qui avait effrayé Caleb, s’était dissipée et sa peur s’était évanouie.

Il s’était assis dans le rocking-chair sous l’appentis et s’enivrait depuis de longues heures. Le ciel était drapé d’un noir d’encre. Avec la nouvelle lune, seules les ombres des arbres les plus proches paraissaient l’épier. Un courant d’air lui glaça le dos. Il frissonna des pieds à la tête. Caleb retourna la canette, hasarda un coup d’œil à l’intérieur. Elle était vide. Il visa le tronc du cyprès chauve et l’envoya valdinguer dans sa direction.

« J’m’en vais en chercher une aut’, lâcha-t-il, j’ai l’gosier sec. »

De retour sur la terrasse, il tomba lourdement dans la chaise à bascule, puis se balança au son des couinements du bois. Ses gros doigts caressaient les marques laissées par l’escarpin de Pauline sur son cou. Ce geste mécanique décuplait la rage qu’il lui vouait. Il n’acceptait pas d’avoir été humilié de la sorte, et encore moins de s’être pissé dessus. Pour sûr, elle l’avait effrayé. Mais, maintenant, il imaginait se venger. C’était à son tour de la voir s’aplatir à ses pieds et le supplier. Il pointait son fusil de chasse sur sa tête, et riait prêt à rougir ses mèches de sang.

Reviens dans le coin fillette, et cette fois, je t’explose la frimousse.

Caleb baignait dans un état de griserie hébété. Pauline avait mis ses nerfs à rude épreuve, mais il était fier, même sous la contrainte, de lui avoir menti. Il trinquait à sa ruse.

Tandis qu’il s’enfonçait au fond du rocking-chair, Caleb serrait les poings. Il continuait de gamberger, s’excitant, comme si elle se tenait devant lui. L’image de Pauline en train de l’aguicher avec son chemisier ouvert lui revenait à l’esprit. Il imaginait une multitude de seins fermes pointés sur lui dansant une farandole. Quand ils s’allumèrent comme des bougies sur un gâteau d’anniversaire, il échappa la bouteille qui roula sur les marches et termina sa course dans les broussailles. Il pesta entre les dents.

« Toi aussi, tu m’fais faux bond ! »

Le rugissement lointain du tonnerre le fit émerger de ses pensées sordides. Il étira les bras longuement et bâilla. Peu à peu, il sombra dans un sommeil profond, oubliant le fusil posé sur la table de la cuisine.

Deux heures plus tard, c’est le tintement d’une clochette qui le réveilla en sursaut. Au loin, l’orage continuait de marteler le ciel et une pluie torrentielle s’abattait sur le marais, capable de noyer l’ancien four à pain et le foin dans la grange. Caleb savait qu’ici le temps changeait très vite, apte à offrir le crépuscule en plein jour, ou bien une nuit éclatante sous un clair de lune. Le corps transi jusqu’aux os, il grelottait. Il attrapa sa canne, se leva. Ses pas hésitants le conduisirent jusqu’à la porte. Il posa la main sur la poignée, appuya pour la baisser. Elle résista. C’est à ce moment précis qu’il réalisa qu’elle était verrouillée.

« C’quoi cette plaisanterie ! », hurla-t-il.

Ses paroles résonnèrent dans l’obscurité. Sa première pensée fut qu’il y avait sûrement un rôdeur dans les parages qui lui jouait un mauvais tour. Il appela le batard à la rescousse. C’était un cri superflu. En fin de journée, il l’avait chassé d’un coup de pied dans le cul. Le chien se tenait là, sur la terrasse. Il se léchait les morsures de puces, se roulait sur le dos, se gratter derrière les oreilles. Au moment où il étirait ses pattes avant, le postérieur relevé, il avait retrouvé une jeunesse en voltigeant du sommet au pied de l’escalier. C’était ce que le vieux appelait « la mise en orbite ». Le batard s’était faufilé jusqu’au cyprès chauve, la queue baissée pour aller renifler sa gamelle. Il n’y avait ni faisan ni nouilles, seulement Caleb dans son dos, en équilibre à côté de la rambarde qui riait aux éclats. Le limier comprit par expérience qu’il n’y aurait rien à boulotter ce jour-là. Il s’était mis en route, avait trottiné autour de la Bruyère, s’était arrêté et avait levé la patte pour pisser contre les planches. Au bout du sentier, il avait disparu en direction des vasières.

Caleb savait que parfois un vent du sud s’engouffrait par le chemin, frappait la cabane, et claquait la porte, mais de là à la verrouiller ! C’était sans compter que cette nuit, la brise venait du nord et s’écrasait sur l’arrière de la maison. C’était sûr, la bourrasque ne pouvait pas balayer la terrasse et rabattre le battant.

Son visage fut secoué d’un rire nerveux. On se moquait de lui.

Le rocking-chair se balança tout seul derrière lui. Caleb eut l’étrange sensation d’être observé. Le regard craintif, il se plaqua dos au mur. De la main, il tâtonnait à la recherche de son arme.

« Saloperie de pétoire ! L’ait oublié d’dans ! »

Il scruta la lisière, les ombres qui s’y dressaient, épia les moindres mouvements en direction de la rivière. Ses yeux s’attardèrent encore plus loin, à l’endroit où les poupées demeuraient accrochées dans les branches. Ils s’y éternisèrent longuement.

Seule la pluie tenace fouettait les buissons, pliait les jeunes pousses. Tout à coup, un hurlement presque inhumain retentit aux abords de la cabane.

« Qui est là ? J’m’en vais t’ bidouiller l’envie d’venir ici ! Sors de ton trou !»

Il brandit sa canne, injuria en direction de la forêt, puis se jeta contre la rambarde. Descendit les deux premières marches, trébucha et roula jusqu’au sol. Une purée de pois le ceinturait. Les bourrasques mêlées de pluie et de brume se déchainaient. Elles engloutissaient les abords de la cabane.

Allongé sur la terre trempée, il comprit devenir un gibier facile. Il rampa dans la boue non sans mal et atteignit un monticule couvert d’herbes hautes. Ici, il se disait que personne ne pourrait le voir. La chair de poule sur les bras, il glissa jusqu’aux berges. Il connaissait la Leyre mieux que quiconque, pour Caleb, elle n’était pas une menace. Retenant son souffle un court instant, il regarda autour de lui. Soulagé que personne ne le suive, il remonta le bas de son pyjama au ras du ventre. Ce coin était le meilleur endroit pour se laisser embarquer, ici, les tourbillons disparaissaient et le courant ralentissait. Il entra dans la rivière glacée qui l’avala. Ses yeux s’arrondirent quand l’eau froide le saisit. Caleb s’agrippa à une grosse branche qui flottait devant lui. Les flots l’emportèrent. Les débris lui lacéraient les chairs comme si on lui plantait des aiguilles.

« Tiens l’coup putain ! », rabâchait-il.

Une ombre le suivait du sentier. Elle s’étirait dans les zones dégagées et disparaissait aux abords des taillis. Caleb la vit. Cela raviva ses peurs. Il plongea. Sa tête heurta un pieu. La peau cisaillée, il hurla en réapparaissant au-dessus du cours d’eau. Il entendit qu’on l’appelait.

« Caleb ! »

Entre deux tourbillons, il tourna la tête vers la rive. Un petit malin n’avait rien à voir avec tout ça. C’était la voix de Pauline, sans doute revenue pour lui crever les yeux à coups d’escarpin, se dit-il.

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