11.
Un puissant remous goba le corps de Caleb pour le relâcher quelques mètres plus loin. Il toussa, déglutit et recracha l’eau boueuse de la rivière. Pauline courait sur la berge, agitait les bras pour l’inciter à sortir. Mais, Caleb, la trouille au ventre n’en faisait qu’à sa tête. Tantôt les flots l’écartaient, tantôt ils le rapprochaient du chemin pour finalement le rabattre sur l’autre rive. Il s’agrippait à la branche aussi fermement qu’à ses canettes de bière. Il s’efforçait de garder la figure hors de l’eau. Entre deux gorgées de flotte, il vomissait mille jurons. La descente de la rivière n’en finissait pas. Quand enfin il aperçut les premières tiges de roseaux, Caleb souffla. Elles auguraient les abords de la baie avec ses eaux plus paisibles.
« Caleb ! criait Pauline, sors de là ! »
Elle regrettait de lui avoir joué un mauvais tour. Plus tôt dans la nuit, à peine avait-elle gravi la dernière marche menant à la terrasse, qu’elle l’avait découvert, somnolent dans le rocking-chair. Elle avait posé son regard sur ce vieillard, responsable de tout ce gâchis. De nouveau la colère l’avait submergé. Elle avait verrouillé la porte de la cabane et s’était cachée derrière la palissade. L’ourson contre la poitrine, elle l’écoutait ronfler si fort que la bouche de Caleb tremblait comme une locomotive. Elle s’était aplatie au sol. C’était à ce moment-là que le grelot accroché au cou de Boum avait tinté le réveillant en sursaut.
Soudain, Caleb poussa un cri de joie. Ses yeux distinguaient une ombre grandissante devant lui. À moins d’une dizaine de brasses, elle lui apportait le salut. Un banc de terre dressait sa masse comme une sentinelle et obligeait la rivière à s’écarter pour le contourner.
« L’île des cotonniers ! »
Sur la berge, de gros moustiques bourdonnaient aux oreilles de Pauline, annonçant que l'aube ne tarderait pas à poindre.
« Oh, mince ! Cet idiot va finir par se noyer. Caleb, ne sois pas stupide, reviens par ici, il n’y a que des vasières là-bas ! »
Une pointe de douleur traversa la poitrine de Caleb. Elle se propagea dans tout le corps jusqu’à lui cingler les tempes. Il se raidit et son visage prit une pâleur cadavérique. Il étouffait et s’affaiblissait. Il lâcha la branche et se mit à nager vers l’île. D’abord minuscule, elle s’étirait maintenant gigantesque sous ses yeux.
Tiens bon ! Une fois que Pauline m’aura tué, elle me fera disparaître à tout jamais dans le marais !
Dans ce lieu où tourbillon après tourbillon, les marécages vous avalaient, personne ne s'aventurait jusque-là.
Au loin, les premières lueurs scintillaient sur la baie et l’île aux oiseaux se découpait sur la ligne d’horizon. Le crâne lisse de Caleb se reflétait sur les eaux.
Tu vas y arriver !
Chaque brasse décuplait son souffle saccadé. Il tourna la tête une dernière fois vers Pauline. Si près du banc de sable, ça sentait le large. Une brise chargée de sel lui emplissait les narines. Il lâcha un sourire, certain de lui échapper.
« Va t’faire foutre ! cria-t-il d’un ton railleur.
— Je ne te veux pas de mal, je suis ici pour que tu me donnes des informations sur mon frère, ma mère et ce professeur, ne fait pas l’imbécile !
— Fous l’camp d’ici ! »
Ses mains brassèrent les flots plus violemment. Il repoussa un tas de bois mort qui faisait barrage. Ses pieds envoyèrent au diable tout ce qui le frôlait. Au bord de l’épuisement, le pyjama trempé, Caleb jeta ses dernières forces dans une lutte contre vent et marée.
Cinq mètres tout au plus !
Enfin, il atteignit le rivage de l’île et tout se précipita. Ses mollets s’enfoncèrent dans la vase. Il s’empêtra lourdement dans cette couche gluante. Ses mains cramponnèrent des touffes de salicornes. Il sentit un corps glacé et lisse s’enrouler autour de sa cuisse. Il pensa d’abord à du lierre, ou à des mousses. Très vite, une brûlure lui fit ouvrir la bouche tandis qu’un fourmillement plus intense se propageait jusqu’à la hanche. Il toucha sa jambe et se rendit compte que deux crochets l’avaient transpercé. Son visage libéra une affreuse grimace quand il comprit qu’il s’agissait d’une morsure de serpent.
Un cri horrible roula d’une berge à l’autre. Pauline tressaillit.
« Caleb, qu’y a-t-il ? Réponds-moi ! »
Il progressa difficilement sur la langue de sable, s’y coucha avec la tête en direction de l’aube qui dardait ses lueurs au-dessus des roseaux.
« Au s’cours ! » poussa-t-il dans un dernier hurlement atroce.
Pauline porta les mains à la bouche et se momifia sur place.
Elle rassembla son courage, retira son foulard pour envelopper Boum qu’elle posa à côté de ses escarpins. Elle enjamba une souche et se jeta dans l’estey[1]. Ses muscles refroidirent d’un coup. Elle claqua des dents et se mit à nager dans les eaux sombres et tumultueuses. Pauline poussait de grands cris, effrayée par la noirceur des fonds. Elle flottait sur le ventre, puis sur le dos avec le courant qui l'emportait.
« Je n’ai rien fait, je n’ai rien fait. »
Brasse après brasse, elle rejoignit le banc de sable où Caleb demeurait la bouche ouverte sans aucune lueur dans le regard. Il avait un sourire étrange, les lèvres tordues et le bout des doigts recourbés comme si finalement, rien ne s’était passé.
Elle lui tapota la joue. Le contact froid de la peau l’a repoussa. Désespérée, Pauline s’assit, remonta les genoux sous le menton et pleura. Au-dessus d’elle, le claquement des battements d’ailes d’un échassier retentit. Il n’était pas encore six heures. Caleb n’avait pas mis longtemps à se taire. Elle resta là à réfléchir.
« Tu es folle d’être revenue ici, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? »
Puis elle haussa un sourcil et un léger sourire se découpa sur son visage. Sans se soucier de la pluie fine qui tombait et rinçait son reste de maquillage, elle se releva, empoigna le cadavre et le traîna derrière les roseaux. Il lui pesait dans les bras comme un véritable poids mort.
L’instant d’après, Pauline se mit à redouter que le corps soit rapidement retrouvé. D’une détermination inouïe, elle creusa le sable, bascula Caleb dans le trou et le recouvrit de vase et de branchages. Elle se disait que le marais pourrait le faire disparaître à tout jamais. Elle était sûre qu’au milieu des marécages, personne ne viendrait le chercher. Caleb appartenait désormais au monde des écrevisses et des crabes.
Il faisait déjà jour quand tremblante de toute part, Pauline entendit le bâtard aboyer à la mort.
[1] Chenal.
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