12.
Quand Pauline sauta dans le chenal, les lueurs matinales s’y miroitaient sur la surface et perçaient au-dessus des arbres. Elle nagea sur la faible distance qui la séparait de l’autre grève. Les cheveux lui balayaient le visage. Elle étirait les bras de façon rageuse.
Parvenue sur le rivage, elle se hissa hors des flots et resta une bonne minute accroupie pour reprendre son souffle. Elle fouilla du regard la berge, aperçut la souche sur laquelle reposaient la peluche, son foulard et ses escarpins. Elle se releva avec la robe collée sur la peau et les gouttes d’eau lui ruisselant dans les yeux. Alors qu’elle se rapprochait du rondin, un obscur pressentiment l’envahit. Il n’y avait qu’un seul escarpin. Elle fouina les alentours en vain. Peu à peu, une expression d’épouvante marqua ses traits.
Bon Dieu, elle devrait se trouvait là ! Je ne comprends pas !
Pauline n’avait aucune envie de se faire surprendre par monsieur Tach, Florence ou bien Alfred. Elle s’éloigna de la langue de sable en coupant à travers la forêt. Arrivée près de la lisière, elle demeura cachée derrière les haies de ronces, portant son regard sur la zoé garée dans le cul-de-sac.
Si quelqu’un me voit dans cet état, c’est la fin.
Elle jeta un coup d’œil alentour, par chance à cette heure, il n’y avait personne. Pauline effrita la boue qui encroûtait l’escarpin qu’elle gardait dans la main et courut jusqu’à la voiture pour se glisser à l’intérieur.
Elle roula le long de la piste, les phares éteints, abandonnant le cadavre de Caleb à l’île des cotonniers. Il était évident que personne ne le regretterait ni ne se soucierait de sa disparition.
Cet idiot s’est fait beaucoup d’ennemis dans le coin.
Mais, quand elle passa à côté de la ferme de monsieur Tach, il se tenait sur le seuil, une tasse de café portée aux lèvres. Pauline paniqua, baissa la tête et accéléra. Elle tourna à l’angle de la patte d’oie, les yeux rivés sur le rétroviseur avec l’expression d’un animal traqué sur le visage. La mort de Caleb lui pesait sur la conscience. Elle s’attendait presque à le voir surgir devant le capot.
Je n’aurais pas dû l’effrayer, je te déteste Caleb !
La vue de son escarpin posé sur le siège passager, rendait l’absence du deuxième encore plus irréelle. Il était trop tard pour faire demi-tour. Cela ne servirait à rien, Pauline était certaine que quelqu’un l’avait dérobé. Elle s’engagea sur la chaussée de grave et coquilles d’huîtres qui s’allongeait au milieu des prés salés, puis emprunta des pistes forestières. Elles étaient truffées de nids-de-poule auxquels succédaient des tas de sable que Pauline n’arrivait pas toujours à éviter. Elle fonçait dessus par de brusques embardées. Quand elle entra dans la ville d’Andernos, l’excitation qui la grisait se mua en un sentiment de paix. Son visage s’adoucit. Ce n’était qu’un bref répit. À peine, avait-elle rejoint le centre bourg que ses doigts se crispèrent sur le volant. Elle sentait le poids des regards sur elle comme si les passants la fixaient.
Ils sont déjà au courant, je suis foutue !
Sa raison était brouillée.
Quelle idiote ! Ils ignorent que tu es sortie cette nuit pour te rendre jusqu’au marais.
Elle gara la zoé au bas de la rue Javal, et hésita un instant à descendre. Elle attendit que disparaissent les quelques silhouettes de joggeurs sur la plage avant de longer l’anse qui menait à l’immense dune d’où l’institut dominait la baie. Ce n’est qu’à ce moment-là, qu’elle retrouva une sensation de calme. Elle huma l’air marin, écouta le cri des mouettes qui tournaient en rond dans le ciel et sourit comme si toute menace s’éloignait.
Pauline pénétra dans le parc en escaladant la barrière qui séparait le rivage de la Fondation. Elle se faufila entre les pavillons et, parvenue à une courte distance du perron, elle songea à courir jusqu’au bâtiment central quand elle aperçut madame Timonier. Virginie patientait en haut des marches, les épaules enveloppées d’un châle. Elle devait sûrement l’attendre.
Plus tôt, l’infirmière s’était introduite dans le bureau pour lui demander de l’aide. À l’heure du réveil, la cloche avait tinté les sept heures. Elle n’avait pu ouvrir la porte du dortoir, bloquée par des lits. Un véritable capharnaüm régnait à l’intérieur, certains mômes criaient alors que d’autres se livraient à une bataille de polochon. Virginie était redescendue, le visage horrifié jusqu’au secrétariat. Mais, la pièce était vide, bien que tout demeurait en place. L’agenda était grand ouvert sur la table de travail, les pages étaient vierges. Elle avait frappé à l'appartement de Pauline sans obtenir de réponses. Puis, en entrant dans le salon, elle avait remarqué que la porte de la chambre était ouverte avec la clé introduite dans la serrure. Inquiète, Virginie s’y était faufilée. Les tiroirs de la commode posés sur le lit avec des vêtements éparpillés sur le côté l’avaient étonné. Désordre qui n’était pas dans les habitudes de Pauline. Dans la foulée, elle avait bien essayé de la joindre, mais l’appel avait basculé sur la messagerie. L’idée avait grandi que quelque chose de grave était arrivé. Virginie était retournée s’occuper du réveil des enfants, et à présent elle se tenait en haut des marches, l’air angoissé.
Il ne lui fallut qu’un bref instant pour être enfin rassuré. Depuis le perron, elle venait d’apercevoir Pauline en train de sauter par-dessus la clôture. Cela l’a fit sourire. Elle la regarda courir sur la pelouse et remonter dans sa direction. Elle éprouvait une véritable tendresse pour cette femme à la voix douce au besoin inexpliqué de garder l’abat-jour allumé en permanence. Elle se rappelait leur première rencontre. C’était deux ans plus tôt. Tandis que Pauline classait les derniers dossiers des pensionnaires et que Virginie restait postée devant le secrétaire, Pauline, saisie d’une envie folle, avait bondi de la chaise avec un sourire satisfait. Sûrement désireuse de profiter d’une après-midi ensoleillée, Pauline s’était empressée de la quitter pour rejoindre la plage. Virginie n’avait pas eu le temps de lui dire qu’une barrière fermait l’accès sur toute la longueur. C’était peine perdue. La voir ensuite essayer de se glisser par un trou de souris au travers du grillage l’avait plus amusée qu'inquiétée. Finalement, Pauline avait franchi l’obstacle en l’enjambant d’un joli saut.
Consciente que Virginie l’observait, Pauline avala les derniers mètres d’un pas résolu, un rictus forcé au coin des lèvres.
« Bonjour Pauline ! oh, mon dieu, vous êtes partie nager sans prendre de serviette ! lança Virginie en lui couvrant les épaules de son châle.
— Bonjour, Virginie, vous n’allez pas le croire. Je marchais le long du rivage lorsqu’un joggeur peu catholique m’a foncé droit dessus. J’ai basculé dans l’eau et pour couronner le tout une vague m’a submergé ! Je suis folle de rage, impossible de mettre la main sur mon autre chaussure. Mais, pourquoi m’attendiez-vous sur le perron ?
— J’étais venue vous demander de l’aide, ce matin le dortoir était en dessus dessous, ces sales gosses avaient coincé la porte avec les lits, précisa Virginie, le ton curieux, en faisant mine de ne pas remarquer les traces de boue sur son visage.
— Ces enfants ont plus d’un tour dans leur sac, s’amusa Pauline. Je suis désolée, vous vous êtes inquiétée pour rien, j’aurais dû vous prévenir avant de partir me promener. »
Pauline gravit les marches et releva l’expression hébétée sur la figure de madame Timonier. Elle revint à son bureau, Virginie dans ses pas. Elle se rendit immédiatement compte qu’elle avait commis une erreur.
Non, ce n’est pas vrai !
La lumière de l’abat-jour qu’elle conservait allumée en toute circonstance était éteinte. Pendant une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent. Mal à l’aise, Pauline mit fin à la conversation et entra dans ses appartements.
« Tout à l’heure, j’ai rencontré madame Moras sur la plage. Nous avons marché jusqu’à la jetée. Elle n’a pas mis longtemps à me rappeler notre rendez-vous de dix heures pour la restructuration du parc à l’arrière des pavillons.
— Pauline, vous n’avez rien noté sur l’agenda et madame Moras n’a pu aligner le montant de la prestation sur le budget de la Fondation. »
Pauline sentit son cœur battre plus vite. Elle se retourna vers Virginie et lui lança un geste d’assentiment le regard embarrassé.
Virginie te connait par cœur, elle sait que tu mens !
« Vous étiez catégorique, reprit Virginie, les sourcils froncés. Dans l’attente d’une décision du comité directeur, vous aviez repoussé les travaux d’embellissement du jardin pour l’automne prochain. »
Cette fois, Pauline lui jeta un regard noir et lui rappela avec fermeté que sa tâche se limitait à gérer les enfants et non pas les finances de l’institution. Virginie, humiliée, rougit. Elle bégaya quelques mots d’excuse et s’éclipsa vers les cuisines. Elle marmonnait que jamais Pauline ne s’était autorisée à lui parler sur un ton aussi cassant.
L’infirmière partie, Pauline entra dans la salle de bain, et commença à se déshabiller. De manière méthodique, elle plaça l’escarpin, le foulard et la robe dans un sac en plastique. Elle les apporterait à la laverie et se débarrasserait de la chaussure dans une poubelle publique. Puis, elle s’humecta les doigts, se regarda dans le miroir et glissa sa mèche derrière l’oreille. Elle portait aujourd’hui une coupe au carré semblable à celle de Florence, son amie d’enfance.
Tu me manques. Tu étais si jolie alors que je me trouvais ridicule avec ma longue tresse. Tes frisottis étaient à croquer. Tu étais si gentille et bienveillante avec moi. Entre nous deux, c’était à la vie, à la mort.
Soudain, sa figure se décomposa.
Jusqu’à ce jour terrible.
Puis, son angoisse prit un tout autre visage. Elle s’écarta du lavabo et écouta le bruit de l’eau qui coulait dans la baignoire. Le robinet grand ouvert l’inondait d’eau tiède. Elle enjamba le rebord et se laissa glisser lentement. Pauline s’allongea. Les remous du bain moussant la ramenèrent au marais. Elle se mit à imaginer un petit groupe de policiers rassemblé sur le rivage de l’île en train de déterrer le corps de Caleb.
S’ils le trouvent, ils viendront m’arrêter ici, à la Fondation devant tous les enfants.
Pauline se sentait prise au piège.
Ils vont découvrir son cadavre, c’est sûr ! Ils sauront que c’est moi qui l’aie caché au milieu des roseaux, je suis foutue !
Elle regarda fixement la pointe de ses pieds. Soudain, elle porta les mains à la bouche.
Oh, mon Dieu ! Et s’ils mettaient le grappin sur mon deuxième escarpin.
Cette fois, un voile de panique se lisait sur son visage. Elle plongeait en plein cauchemar. Au même moment, elle entendit des foulées marteler le carrelage du couloir. Pauline frissonna. Elle perçut le bruit des battants de la fenêtre qui s’entrechoquaient comme si on les refermait. L’écho des pas redoubla dans la pièce d'à côté. Les doigts de Pauline se crispèrent sur le rebord de la baignoire, les yeux figés sur la porte de la salle de bain. Pauline, prête à éclater en sanglots, était convaincue que la police arrivait pour la cueillir.
Bon, mademoiselle, finissons-en, que faisiez-vous dans le marais cette nuit ?
Elle entendit avec soulagement la voix de Virginie.
« Pauline, les enfants vont bientôt partir pour l’école, le bus vient de se présenter devant la grille. Je demande aux petits de se mettre en rang par deux dans l’allée, à tout de suite !
— Virginie, ne m’attendez pas, si vous pouviez les faire monter dans le bus avec l’aide de monsieur Faure, je vous en serais reconnaissante. »
Madame Timonier sortit sans bruit.
Le déclic de la porte qui se referme rassura Pauline. Après qu’elle eut enfilé une nouvelle tenue et se soit maquillée, elle alla s’asseoir derrière son secrétaire. Pauline repensa à sa chaussure et se dit qu’il était possible que le chien de Caleb lui ait dérobé son escarpin. Il avait dû le mettre en charpie puis l’enterrer. Elle examina la pile de dossiers sur l’étagère du haut de l’armoire. Sa mère avait grandi à la Fondation avec l’homme qui était venu la chercher dans le marais. Caleb l’avait appelé, Étienne. Il travaillait à l’université de Bordeaux Montaigne. Il lui suffirait de téléphoner, de faire preuve de tact et d’obtenir son nom complet.
Avec seulement un prénom, pas plus de chance que d’entendre ton escarpin toquer à la porte.
Pourtant, il avait foutu une sacrée frousse à Caleb au point que ce trouillard s’était couché et que ce professeur avait emmené Jeanne et Seeker. Ce gars devait être un drôle de gaillard.
En une seconde, elle bondit de la chaise, et s’empara de la pile d’archives qui contenait la liste des anciens pensionnaires depuis le début des années 1970. Elle les déplia méticuleusement.
Qui est cet Étienne ? Ma mère, vit-elle encore avec lui ?
Elle l’imaginait tantôt comme un professeur physicien chimiste à la Pierre Curie, pour l’instant suivant voir apparaître sous son nez, l’égérie des capsules à café au charme indéniable. Une pensée plus sournoise l’amusa vaguement.
Ce serait tellement facile de provoquer une rencontre à l’université et d’essayer dans apprendre un peu plus sur lui, de le séduire pour l’éloigner de ma mère. Bon sang! Qu’est-ce que tu es stupide !
Elle venait de mûrir cette idée folle avec le plus grand des sérieux.
Pendant qu’elle concentrait son attention sur les documents, un bruit dans son dos la fit tressauter. Boum l’observait. Elle se tourna et s’en empara. Alors qu’elle le berçait, son regard mua en une expression féroce.
Je pourrais m’arranger pour faire accuser ce professeur de la mort de Caleb.
Ses yeux brillaient et ses mains tremblaient de rage.
Il me suffirait de lui voler quelques affaires et de les déposer dans la cabane.
Pour toute réponse, on aurait dit que la peluche acquiesçait comme si un lien étrange, inexplicable les unissait et réveillait en elle un désir de vengeance enfoui depuis de longues années.
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