17.
Au cours de la journée, les échassiers observaient une scène inhabituelle. Sur l’île des cotonniers, des techniciens en blouse blanche photographiaient une zone, d’autres, des gants en latex aux mains inspectaient les alentours, déroulant du rubalise pour délimiter un périmètre d’action.
Cléo aurait juré que le commissaire ne le prendrait pas au sérieux, et pourtant, les mocassins vernis imprégnés de boue, Terreu trépignait d’impatience au milieu de tout ce va-et-vient. Il baladait son regard le long du sentier étroit qui partait de la berge tapissée de roseaux jusqu’au site de fouille et s’assurait que tous respectaient les consignes pour éviter de polluer l’endroit.
Quand il avait dû embarquer pour traverser le bras de mer le séparant de l’île, Terreu s’était avancé non sans appréhension vers la barque que lui avait montrée Cléo. Il avait traîné des pieds hasardant un coup d’œil soucieux à la vulgaire coque de noix qui se balançait au gré du clapotis. Il ne savait pas nager et Cléo qui débordait d’excitation en avait fait les frais. Terreu éprouvait une phobie pour l’eau depuis ses plus jeunes années et l’avait tancé vertement.
« Vous comptez me faire passer de l’autre côté sur cette planche ?
— À cet endroit les courants sont moins puissants, nous y serons en deux ou trois brassées de rame.
— C’est une plaisanterie ! », s’était écrié Terreu, la mine déconfite.
Il avait enjambé le rebord de la barque d’un équilibre incertain et s’était laissé tomber lourdement dedans. Elle s’était mise à tanguer avec Terreu, les mains cramponnées au bois, le corps entièrement tétanisé.
« Qu’est-ce que vous foutez ? » avait-il vociféré.
Cléo avait stabilisé la barque, puis il avait ramé. L’embarcation avait dérivé et s’était échouée sur la langue limoneuse la plus épaisse de la rive.
« Nous y sommes, laissez-moi vous aider à descendre, avait dit Cléo en lui tendant la main.
— Attendez ! Rapprochez-vous encore un peu du bord, avait répondu Terreu, le visage blanc, l’estomac cisaillé par des crampes.
— Ce n’est pas possible, la proue est envasée. »
Terreu avait bondi hors de la barque s’emmêlant les pieds en butant sur la lisse. Par bonheur, Cléo l’avait rattrapé de justesse, lui évitant d’aller barbouiller avec les écrevisses. La gueulante de Terreu avait recouvert les bruits de la rivière. Il s’était enlisé jusqu’aux chevilles en regardant ses magnifiques souliers vernis disparaitre sous la vase.
Ça faisait un bon moment que Cléo, à genoux, remuait soigneusement la couche de sable. Tout à coup il bascula en arrière, et s’écarta pour permettre à un technicien de photographier les premiers ossements. Un cadavre refaisait surface sous leurs yeux. Avec une infinie précaution, Cléo dégagea le reste du crâne aux mandibules ouvertes, des vertèbres cervicales qu’il plaça dans une pochette. Terreu se pencha au-dessus de lui et aperçut la cage thoracique semi-enterrée.
« C’est vraiment bizarre, sur le bas du corps, il manque l’humérus, le radius et le tibia gauche, dit Cléo.
— Peut-être que des pluies les ont lessivés et qu’elles ont coulé dans la passe.
— Non, le cadavre est trop loin du bras de mer.
— Une forte houle aurait pu emporter le squelette pour le déposer ici. Cela pourrait expliquer l’absence d’une partie de la jambe restée près du rivage.
— Bien sûr, mais pour réunir de telles conditions, cela aurait nécessité des marées exceptionnelles, d’un flux monstrueux, capable de remonter un corps pour l’abandonner aussi loin du chenal, dans une zone surélevé d’environ trois mètres. Seule la puissance d’un cyclone serait de nature à balayer le delta en profondeur, l’engloutir entièrement et permettre à des os de dériver jusqu’ici.
— Comme la tempête Xynthia en 2010 ?
— Je penserais plutôt à celle de Klaus en 1999. Elle a eu lieu au moment de la pleine mer avec de forts coefficients. Cela avait occasionné des vagues importantes et des phénomènes de submersion sur tout le littoral.
— On peut donc envisager que le marais a enfoui le corps de façon naturelle, et que cela pourrait dater d’une vingtaine d’années », fit Terreu.
Cléo se pencha à nouveau sur le squelette.
« Ou bien, le corps aurait pu être enterré ici pour dissimuler un crime.
— J’en doute. Cela signifierait que personne de l’entourage ne se serait bougé pour signaler la disparition, fit Terreu.
— De toute manière, il est encore trop tôt pour répondre à une telle question, seul le rapport de l’anthropologue pourra nous éclairer sur ce point. »
Jusque-là, Cléo n’avait pas véritablement justifié les raisons qui l’avaient amené cette nuit dans le marais.
« Bon sang Cléo ! Qu’est-ce que vous foutiez ici hier soir ? Qui vous a renseigné sur la présence d’un corps enseveli sur l’île ? » demanda Terreu.
Cléo déglutit la gorge serrée.
« Cela va vous paraître insensé. Maude travaille actuellement avec un gosse qui vit près du marais. Il souffre de troubles du comportement, enfin ce n’est pas à proprement parlé des déséquilibres mentaux. »
Cléo s’adressait à Terreu sans un certain malaise. Ce dernier lui décocha un regard sévère en pressant le col de sa veste autour du cou.
« L’enfant est en contact… »
Cléo marqua une pause.
« Avec une jeune fille qui a disparu dans le marais en 1994. »
Terreu se rembrunit.
« Qu’est-ce que vous me racontez ? »
Cléo embarrassé jeta un coup d’œil alentour. Il s’éclaircit la gorge. Ses yeux se portèrent sur ses pieds.
« Il y a encore peu, je n’y aurais jamais cru, mais ce qui est frappant avec les révélations d’Ayden, c’est le prénom du môme, eh bien, c’est qu’il dit la vérité. »
Les traits du visage de Terreu devinrent plus soucieux.
« Comment s’appelle cette jeune fille ? demanda-t-il.
— Pauline.
— Vous feriez mieux de poursuivre l’excavation du corps, nous reprendrons cette discussion avec Maude plus tard. Sera-t-elle chez vous dans la soirée ?
— Sans doute », répondit Cléo en prenant un air perplexe, étonné par le changement brutal d’attitude du commissaire.
Terreu ne bronchait plus. Il s’éloigna de quelques pas, inspira profondément.
Me voilà donc revenu vingt-huit en arrière. Cette enquête m’avait rendu fou.
Il s’assombrit, s’approcha du chenal, et observa l’endroit.
C’est peut-être là que les flots ont entraîné ton deuxième soulier. Cette saloperie de delta est resté muet trop longtemps. Où que tu sois petite, je n’arrêterais pas de te chercher pour que tu puisses reposer en paix recouverte d’un linceul blanc, je te le promets.
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