18.
Cléo traversa le quartier historique de la ville d’hiver, et gara son pick-up devant sa demeure arcachonnaise, infiniment british. À l’époque où il avait connu Maude, il nichait dans un studio près du port et lorsqu’ils avaient décidé de vivre ensemble, elle l’avait emmené visiter cette grande maison. L’élégance de cette bâtisse en briques, coiffée de toits inclinés, nantie d’une véranda, d’un porche et d’avant-corps l’avait quelque peu impressionné. Durant la visite, il ne cessait de lui répéter qu’elle était trop prestigieuse, trop imposante. Il l’avait fait pleurer de rire quand il lui avait chuchoté à l’oreille, qu’il n’arriverait jamais à mémoriser toutes les pièces.
Pour le convaincre, Maude s’était blottie dans ses bras, avait enfoui son visage au creux de son épaule. Elle lui avait murmuré en être amoureuse depuis longtemps. À chaque fois qu’elle passait devant, elle se promettait qu’un jour, elle en deviendrait propriétaire. Dès qu’ils en avaient franchi le seuil, les moulures et boiseries sculptées à la main les avaient éblouis. Au-delà du simple plaisir des yeux, la cheminée en marbre dans le salon et le papier peint aux motifs floraux les avaient projetés aux portes du bonheur.
Cléo porta le regard sur l’allée d’érables qui conduisait au perron et remarqua Maude derrière un pan de rideau. Il la gratifia d’un mince sourire se demandant comment elle réagirait aux questions de Terreu.
Il descendit et attendit l’arrivée du commissaire sur le trottoir, sourd au tapage du parc mauresque d’à côté. Tandis qu’il gardait les yeux rivés sur le bas de la rue, une déflagration monstrueuse interrompit le fil de ses pensées. Le bruit se répercuta le long des façades et Cléo aperçut la ligne arrondie, les phares circulaires et le toit bombé de la coccinelle du commissaire. Le vacarme étourdissant du quatre cylindres continua à toussoter jusqu’à ce que Terreu le dépasse et s’engage dans le passage qui voisinait leur belle demeure. Quand il coupa le contact, le moteur propulsa un son explosif et Cléo pensa que la vieille bagnole des années hippies venait de rendre l’âme.
Il pressa le pas jusqu’au portail de Terreu.
« Accordez-moi une minute », lui lança le commissaire.
D’un rictus aux lèvres, Cléo s’amusa à le voir disparaître quelques instants dans son jardin au milieu des rosiers éclos.
Curieux gars avec cette passion pour les roses.
Terreu s’enivra de leurs délicieuses odeurs avant de le rejoindre.
Cléo jugea puéril cet entrain pour quelques fleurs. Cela détonnait avec l’image habituelle que Terreu renvoyait. Au commissariat, lorsqu’il s’échappait de son bureau et qu’il déboulait dans l’escalier, l’expression qui le définissait le mieux correspondait à celle d’un ours emporté par une avalanche.
Terreu le rejoignit.
« Allons-y », lança-t-il.
Ils s’engouffrèrent dans l’allée jusqu’au perron et gravirent les marches. Cléo sembla indécis, la main en appui sur la poignée de la porte d’entrée. Il s’attarda un instant avant d’ouvrir. Quand il poussa la porte, Maude les attendait déjà dans le vestibule pour les accueillir. Terreu écarta Cleo du coude et le devança.
« Bonjour madame Tirbois, dit-il en lui serrant la main.
— C’est toujours un plaisir de vous voir, répondit-elle joyeusement. Félicitation pour vos massifs de roses, ils sont splendides, vous devez y passer le plus clair de votre temps, en dehors bien évidemment de vos journées de travail.
— Du tout, fit-il en riant, un jardinier passe chaque semaine. »
Avec sa carrure épaisse, Terreu coinçait Cléo qui se hissait sur la pointe des pieds dans son dos. Maude lui jeta un coup d’œil interrogateur par-dessus l’épaule du commissaire. Cléo se contenta de secouer la tête.
« Si nous rentrions ? Attention, je viens de cirer les parquets, proposa-t-elle.
— Je vois, ça brille de mille feux », répondit Terreu en souriant.
Il émanait du commissaire un manque d’adresse. Maude l’observa se faufiler dans le hall. Il levait les mains comme s’il redoutait de renverser un bibelot en porcelaine et lui adressait des grimaces comiques. Pourtant, elle trouva que son allure était franche et virile.
Maude passa devant eux et les entraîna jusqu’au salon. Ils pénétrèrent dans la vaste pièce au plafond très haut, un endroit d’une luminosité absolue. Terreu retira sa veste découvrant ses tatouages old school sur les bras aux motifs incroyables, une tête-de-mort, un bateau de corsaire. Maude recala ses lunettes à monture oversize[1] et son regard se cristallisa sur celui de Betty Page aux couleurs vives. Une pin-up aux courbes généreuses, en short, chaussant des escarpins rouges. Elle tenait la barre d’un gouvernail, et cambrait les fesses. Terreu prit place dans un fauteuil avec d’infinies précautions. Maude sourit s’avouant qu’après deux années de voisinage, cet homme restait un mystère.
« Laissez-moi vous offrir quelque chose à boire, dit-elle.
— Non, merci.
— Pas même une tasse de café ?
— Ça ira, Maude. J’aimerais m’entretenir avec vous à propos d’une affaire importante, dit Terreu en s’enfonçant dans le fauteuil.
— Je vous écoute.
— Il y a moins de douze heures, cette nuit pour être précis, ajouta Terreu, votre fiancé a découvert des ossements sur l’île des cotonniers. »
Maude prit une profonde inspiration et regarda Cléo.
« Pour l’instant, les éléments dont nous disposons viennent des premières constatations de l’anthropologue médico-légal. »
Maude fixa les paumes de Terreu posées bien à plat sur les accoudoirs. De par sa formation, elle savait que le langage des mains était une forme de communication. Cette posture indiquait clairement qu’il dominait la situation.
« Il s’agit d’ossements humains enfouis dans la vase, des prélèvements ont été adressés au laboratoire de la police scientifique de Toulouse », dit Terreu.
Maude haussa les sourcils.
« Pour l’heure, les marqueurs relevés sur le crâne et le bassin concordent avec ceux d’un individu d’environ la soixantaine », ajouta Terreu d’un timbre de voix plus grave.
— Mon Dieu ! », s’exclama-t-elle en portant les mains à la bouche.
Maude se demandait s’il pouvait s’agir de Caleb. De petites rides se manifestaient sur son front et ses lèvres demeuraient entrouvertes. Elle se pencha en avant, et haussa le menton. Piquée par la curiosité, elle prêtait attention à chacun des mots que prononçait Terreu.
« Les mesures de l’humérus et du fémur du côté droit laissent à penser que nous avons affaire à un type de grande taille. Je précise le droit, car ceux de la jambe gauche n’y sont pas. »
Terreu se leva et marcha vers la baie vitrée. Maude en profita pour faire un signe à Cléo et s’inclina vers lui.
« C’est dingue ! Tu vois ? Ayden avait raison.
— Attend ma chérie, ce n’est pas tout, la situation est plus compliquée », répondit Cléo en voyant Terreu pivoter vers eux.
« Par ailleurs, le pathologiste médico-légal a confirmé, de manière catégorique, qu’il n’avait pas trouvé d’os articulés entre eux, ni même de fragments ou de tendons accrochés. »
Cette fois, Maude fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas un traître mot à ce qu’il racontait. Elle s’enfonça dans le siège en levant les mains.
« Excusez-moi Maude pour ce langage purement technique, cela signifie simplement que les ossements se trouvaient là depuis plus d’une trentaine d’années », dit Terreu.
Maude demeura le regard ébahi.
« Mais, la tempête Klaus de 1999 pourrait l’avoir éloigné du chenal jusqu’à l’endroit des fouilles ! » s’empressa de compléter Cléo.
— Pour ma part, reprit Terreu, je penche plus volontiers à une scène de crime. La victime a dû être abandonnée là, dénudée, car il n’y avait pas l’ombre de lambeaux de vêtements sur place ni même de boucle en acier comme celui d’une ceinture par exemple. Nous n’avons pas non plus retrouvé de bouts de tissus ou de cuir de chaussures. »
Terreu s’arrêta de parler pour balayer d’un œil attentif la pièce. Il remarqua un gros dossier et un carnet de notes ouvert sur le secrétaire.
« Eh bien…, hésita Terreu, cela m’amène à ce qui vous concerne. »
Maude demeura silencieuse avant de se redresser. Il l’invita d’un geste à rester assise.
« Cléo a découvert le squelette sur vos indications. Il m’a informé que vous suivez un patient, précisa Terreu, un enfant, du nom d’Ayden, si je ne me trompe pas. Il semble communiquer avec une adolescente disparue en 1994. J’aimerais que vous m’éclaircissiez sur ce point »
Maude ne répondit pas tout de suite. Elle croisa ses mains et jeta un regard sur Cléo qui se retira dans la cuisine.
« J’ai bien peur que non, rétorqua-t-elle, cela relève du secret professionnel.
— À ce stade, il n’est pas nécessaire de solliciter la saisie du dossier médical d’Ayden. Pour commencer, je n’ai pas l’intention de le mêler à cette affaire. Je mentionnerais au procureur de la République que nous avons découvert les ossements à la suite des grandes marées. Disons que c’est ce qui a dû se passer », dit-il en la regardant dans les yeux.
Un court silence s’abattit dans la pièce. Cléo revint avec des tasses de café qu’il leur tendit. Il se plaça derrière Maude et posa ses mains sur ses épaules.
« Pour ce qui est d’Ayden, je tiens à vous remercier commissaire. »
Elle marqua une pause.
« Je vous préviens que je vais devoir vous parler à mots couverts afin de ne pas trahir le secret professionnel. »
Terreu soupesa l’argument.
« Je vous écoute.
— Connaissez-vous cette légende qui court sur toutes les lèvres du delta ?
— Non, mais je suppose qu’elle va m’aider à tirer au clair la présence des ossements dans le delta, dit Terreu en se rasseyant dans le fauteuil.
— Oui, répondit-elle avec un sourire malicieux. Autrefois, un vieil homme, nommé Caleb, s’était éloigné de sa chaumière, une simple cabane non loin du marais. Sous une nuit de nouvelle lune, il s’était égaré dans la brume épaisse. Il avait délaissé les berges de la rivière et traversé un chenal, sûr que sa maison s’y trouvait. Hélas, il venait d’aborder une île où des cotonniers sauvages poussaient. Pour son plus grand malheur, un hideux serpent l’avait mordu à la cuisse. À l’aube, sa fille s’était lancée à sa recherche. Près du rivage, elle crut qu’une ombre la pourchassait. Par la suite, les paysans la surprirent en train d’errer aux abords du village, l’air hagard et les traits déformés. Elle hurlait et suppliait pour que la bête lui rende la jambe de son père. Il me semble qu’il s’agissait de la gauche. Cette pauvre fille racontait qu’une créature maléfique lui était apparue. Elle avait l’aspect d’une patte coiffée d’un œil et possédait une gueule et des griffes, sans doute pour mieux torturer ses proies. Les villageois s’armèrent et chassèrent ce Serpent, le repoussant au-delà des vasières où se dressaient une barrière de roseaux infranchissables, une terre comme celle des bayous de Louisiane. C’est là qu’ils avaient retrouvé le corps de Caleb. La bête lui avait dévoré la jambe gauche.
— Un conte charmant, dit Terreu en se levant. Ah ! Savez-vous si la légende raconte que Caleb était habillé ou pas ?
— Les gens du coin suggèrent qu’il était dénudé », répondit Maude avec un sourire à peine dissimulé.
Terreu prit congé. Maude et Cléo le suivirent. Parvenu sur le perron, au prix d’un violent effort, il se retourna vers eux.
« J’étais l’officier de police en charge de l’enquête à l’époque de la disparition de cette jeune fille », dit-il en balançant sa veste sur l’épaule, le coude gauche levé.
Maude remarqua un détail qui lui avait échappé jusque-là. Il portait le prénom de Pauline tatoué sur le poignet.
[1] Surdimensionnée.
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