Le routier de la mer

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Cléo ne trouvait pas le sommeil. Il chercha son pantalon à tâtons et s’habilla sans faire de bruit ni même allumer la lampe de chevet, veillant à ne pas réveiller Maude. Puis il marcha à pas lents dans la demi-pénombre lorsque son genou cogna le lit.

« Qu’est-ce que tu fais ? Il est une heure du matin, dit-elle.

— Désolé ma chérie, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je descends à la cuisine, rendors-toi. »

Il se pencha sur elle, lui caressa le front et elle sentit la chaleur de sa main sur sa peau. Il laissa la porte entrebâillée, traversa le palier et s’immobilisa quelques secondes sur la première marche. Il repensa aux informations transmises par l’anthropologue médico-légal.

L’analyse de la dentition, bien que clairsemée, attestait que les ossements étaient ceux de Caleb. Cléo avait présenté plusieurs clichés à Terreu montrant le squelette allongé dans la salle d’autopsie du laboratoire de la police scientifique de Toulouse. Puis des gros plans du crâne, fracturé sur la partie droite avec un trou sur le haut qui donnait des indications sur les circonstances de la mort.

« Ce que nous voyons sur le dessus de la boite crânienne, ce sont les traces d’un objet lourd ayant porté le coup fatal, avait-il déclaré.

— Peut-on concevoir que les tempêtes aient broyé les ossements ? avait demandé Terreu, somme toute cela serait assez banal au regard des années écoulées. Le corps est resté immergé pas mal de temps, déplacé de-ci de-là par les marées avant d’être progressivement enseveli. Il est raisonnable d’envisager que la tête ait pu s’abîmer contre un tronc, une souche ou bien des pierres.

— Non, commissaire, autant que nous puissions en juger, la radiographie du crâne montre un caillot de sang calcifié, une tache sombre sur le contour qui entoure la partie d’os manquant. Cette marque semble correspondre à un hématome formé à la suite d’un coup donné à l’aide d’un objet contondant. Un choc qui a eu lieu avant la mort. On observe également des fractures sur les os qui délimitent les orbites.

— On ne peut pas les voir à l’œil nu, rien ne prouve qu’elles soient le résultat d’un coup porté.

— Au contraire commissaire, si un choc violent est porté sur l’arrière ou sur le dessus de la tête, le cerveau est projeté vers l’avant et provoque ces microfissures. »

Terreu l’écoutait comme s’il passait au crible chaque information.

« Ce n’est pas tout, l’analyse des cervicales nous indiquent que Caleb souffrait d’une scoliose, plusieurs de ses vertèbres étaient soudées entre elles. Elles sont restées dans le même alignement entre la tête et le corps, dit Cléo.

— Cela signifie quoi ? commenta Terreu avec un haussement d’épaules.

— Caleb ne pouvait pas se tourner sans pivoter le tronc, donc il n’a pu voir son agresseur surgir dans son dos. »

À l’évidence, le squelette enfoui dans le marais pendant plus d’une trentaine d’années était plus que troublant au regard du récit d’Ayden. Il s’agissait d’un crime. Avait-il été prémédité ? Si Pauline en était responsable, comment avait-elle mis à exécution son plan ? C’était arrivé à l’époque de sa disparition. Sa peluche et son soulier avaient été retrouvés près des berges. La maltraitance ou bien le placement pouvaient expliquer le mobile. Mais, comment avait-elle réussi à se rendre invisible au nez et à la barbe des enquêteurs toutes ces années ? Pourquoi refaire surface maintenant à la tête d’une Fondation ?

Cléo pénétra dans la cuisine et se fit couler un café. Puis il décrocha son blazer du porte-manteau et la tasse dans les mains, il se risqua dehors. Le froid de cette fin du mois de mars le saisit. Il frissonna et quelques gouttes chaudes tombèrent sur ses doigts. Cela lui rappela le jour où Maude se débattait avec le fermoir de son bracelet. Une note d’angoisse perçait dans son regard. Elle essayait de sourire au naturel, mais les lèvres pincées, elle se laissait gagner par l’émotion. Elle était nerveuse. Cléo lui avait passé la chaine autour du poignet et avait dû s’y reprendre à plusieurs reprises avant de l’attacher.

« Bon, avait-il dit, tu ne veux pas m’expliquer ce qu’il se passe ? »

C’était le jour anniversaire de Maude, et Cléo avait réservé une table au Richelieu, lieu de leur rencontre. Le visage triste, elle avait d’abord secoué la tête. Puis, elle avait avoué que se rendre au restaurant était une mauvaise idée, qu’elle ne fêtait plus ses anniversaires. Dans un premier temps, il n’avait pas osé lui en demander la raison, et s’était contenté de lui caresser la joue avant de la serrer tendrement dans ses bras.

Ils s’étaient retirés dans la chambre. Maude s’était allongée sur le lit, les jambes recroquevillées. Il s’était étendu à ses côtés. D’ordinaire, quand il tentait une allusion sur son enfance, ou bien sa famille, elle se taisait. Était-ce vraiment si difficile de parler de soi ? À chaque fois, elle se refermait sur elle-même. Il se sentait désarmé. Alors qu’il pensait que ce jour ne viendrait jamais, ce soir-là, Maude s’était confiée, ce qui l’avait surpris et ravi.

Elle avait grandi bien loin de ce qui pouvait être le rêve des petites classes en bas de l’échelle sociale, une baraque sans électricité, à la sortie d’Hougueyra, entourée de vastes champs de maïs. Un jardin mal entretenu, envahi de mauvaises herbes, cerclait la maison. Son père lui avait fabriqué une balançoire avec un vieux pneu et des cordes. Elle avait beau piocher dans le réservoir de ses souvenirs, il ne s’était guère occupé d’elle. Il vilipendait l’argent du ménage, le coude dressé. Ça, c’était ce qu’il faisait de mieux chez Charly. Plus tard, beaucoup plus tard, il s’était acheté et rafistolé une grosse bagnole américaine, une Ford Mustang décapotable des années 60. Il passait tout son temps à se balader à travers le village. C’était sa façon d’en jeter plein la gueule aux voisins, bien plus nantis avec leurs maisons cossues. Et puis, un jour, il avait aboyé que notre beau pays croulait sous la bêtise des bobocrâtes qui trottinaient au cul des vaches. Délirant langage pour expliquer que le prix des carburants avait flambé. À partir de ce jour, la Mustang barrait le portail. Chaque matin, son père sautait à bord, démarrait le six cylindres, s’enfonçait dans le siège baissé aussi bas qu’il pouvait et coinçait la bulle, la musique à fond.

Plus à l’ouest, il y avait une scierie, et de là partaient les nouveaux quartiers moins enracinés dans la vie locale. Dans ces lotissements-dortoirs, les rues goudronnées étaient plus larges, éclairées de lampadaires, longées par des allées de verdure, agrémentées de bancs. C’était l’endroit des cadres supérieurs et des couples de retraités. Sa mère connaissait l’intérieur de chacune des maisons. Elle y faisait le ménage. Parfois elle la traînait avec elle. Maude s’était liée d’amitié avec une fillette du coin. Avec les années, elles s’étaient perdues de vue et Maude n’avait jamais cherché à la retrouver.

Elle avait vraiment utilisé le mot « bobocrâtes » s’amusa Cléo. Plongé dans ses pensées, il n’avait même pas remarqué Terreu assis sous sa terrasse. Le commissaire balayait du regard ses massifs de roses. Quand il lorgna en direction de Cléo, il arbora un sourire aux lèvres. Il se leva, traversa son jardin pour s’approcher de la clôture.

« Bonsoir, nous voici comme deux couche-tard sous un clair de lune, dit-il.

— En effet, j’ai du mal à m’endormir, je n’arrêtais pas de tourner et me retourner dans le lit, j’ai préféré descendre pour ne pas réveiller Maude.

— Attitude judicieuse, rétorqua Terreu, quant à moi, j’ai passé la soirée à réfléchir à notre affaire. Je trouve dommage de ne pas vous avoir eu à mes côtés en 1994.

— Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Puis-je vous poser une question ? »

Terreu le regarda en haussant les sourcils et lut une intense curiosité sur le visage de Cléo.

« Allez-y.

— Pourquoi avoir tatoué le prénom de cette jeune fille sur votre poignet ? demanda Cléo.

— Son histoire n’a cessé de me hanter et sa disparition non élucidée demeure le seul échec de ma carrière », lâcha Terreu.

La rue était plongée dans le silence, un calme à peine entrecoupé par l’animation d’un chien qui fouillait les déchets d’une poubelle renversée.

« Je commençais à me demander si Florence et Pauline avaient renoué le contact. Vous croyez que Pauline pourrait toujours être en vie ? demanda Cléo.

— Je ne sais pas, j’en serais le premier surpris. Cela voudrait dire qu’elle aurait vécu comme une nonne enfermée dans un monastère pendant vingt-huit ans. À l’époque, Pauline aurait pu laisser sciemment l’un de ses souliers le long des berges pour nous entraîner sur une fausse piste, mais un meurtrier n’abandonne jamais ce à quoi il tient le plus, et pour Pauline c’était sa peluche. »

Terreu lança d’un ton perplexe.

« À vrai dire, je soupçonne plutôt un complice. Quoi qu’il en soit, Ayden vous a guidé jusqu’au cadavre de Caleb, et mon intuition me dit que ce gamin va encore nous étonner.

— Sans compter que Florence a financé la construction de nouveaux pavillons à la Fondation, enchaîna Cléo qui le fixait droit dans les yeux, et si Pauline la dirige, cela n’a pu se faire sans son accord.

— Bien, il se fait tard, nous poursuivrons notre échange demain matin, je passe vous prendre vers sept heures, nous irons rendre visite à monsieur Tach.

— Bonsoir commissaire. »

Ils se serrèrent la main et s’éloignèrent quand Terreu se retourna.

« Cléo !

— Oui ?

— Félicitation pour votre travail. »

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