3.
Au cours des semaines suivantes, par une fin d’après-midi ordinaire, Erick attendait patiemment le retour d’Ayden de l’école. Sur la terrasse, il profitait de la douce lumière du soleil se couchant au loin, une cigarette à la commissure des lèvres. Accoudé sur la balustrade, il jetait de temps à autre un coup d’œil vers un héron aux longues échasses perché au sommet du cyprès chauve, bientôt dérangé par des sternes plus bruyantes. Erick les observait, les comptait avec cette foutue habitude de tout dénombrer. Cela en devenait ridicule.
De là, il entendait le vrombissement du tracteur de monsieur Tach se dépêchant de retourner la terre pour préparer les plantations de maïs. En se tournant vers la patte d’oie, il vit Ayden descendre de l’autobus. Cartable aux épaules, le gamin galopa le long du chemin étroit et sablonneux qui ressemblait à une vilaine balafre à travers les pâturages.
Ayden passa devant le panneau publicitaire, se dépêcha d’atteindre le pont en bois. Après l’avoir franchi, son instinct lui dicta de faire demi-tour. Un colibri cabriolait autour d’une souche rugueuse aux abords de la rive. Ayden ramassa une grosse caillasse qu’il envoya pour la faire éclater à la surface du cours d’eau. L’oiseau s’envola et Ayden ria aux éclats. Bientôt, la tombée de la nuit allait lécher le marais et la promesse d’un ciel étoilé le conduisit à poursuivre son chemin. Il se remit à courir à toutes jambes vers la Créole. Peut-être que son père, qui lui avait transmis sa passion pour l’observation de la Voie lactée, accepterait de se rendre jusqu’à la cabane à l’arrière de la maison, où de là, il pourrait contempler les étoiles. Un souffle de vent accompagna le meuglement des vaches d’Alfred, réclamant qu’il vienne les traire. D’ici peu, l’obscurité envelopperait les arbres, rapportant les derniers aboiements des chiens des fermes voisines. Ayden gravit l’escalier en quelques bonds, surgissant tout joyeux sous la véranda comme un boulet de canon, puis se précipita dans les bras ouverts d’Erick.
« Salut p’tit gars, comment s’est passée ta journée à l’école ? demanda Erick en lui lissant les cheveux d’un geste tendre.
— M’ouais, bof. Dis, pa, on peut aller regarder la maman ourse et le p’tit ours dans le ciel ?
— Bon, d’abord, tu fais rapido tes devoirs, on mange, pyjama et ensuite, avec un peu de chance, nous pourrons admirer la grande, la petite ourse et peut-être même Orion, le grand et beau guerrier.
— Pfff… le gros arbre juste en face de ma fenêtre, il cache tout le ciel, j'vois rien du tout ! »
Ayden arbora une mine boudeuse alors qu’il s’asseyait sur les marches. S’accroupissant à ses côtés, Erick lui effleura le front d’un baiser.
« Eh bien, fiston, j’ai une idée. Nous allons installer ton télescope dans le parc et organiser une soirée pizza, ça te dit ? suggéra-t-il, en lui chatouillant le menton du bout des doigts.
— Pa, c’est parce qu’elle est toute cassée que les gens qui habitent la cabane dans la forêt ne se montrent pas ? », reprit Ayden avec les lèvres arrondies en cul-de-poule.
Attendri par cette grimace, Erick se retint de rire.
« Ayden, tu sais bien que cette cabane est abandonnée.
— Le monsieur et la dame vont revenir, pas vrai ? Dans la cuisine, y’a des bols posés sur la table. »
Cette fois-ci, Erick fronça les sourcils, prenant conscience qu’Ayden s’y était aventuré seul, bien qu’il lui ait clairement interdit de s’y rendre. Son ton changea.
« Là, fiston, nous avons un sérieux problème. Nous avions un accord tous les deux. Je t'avais interdit de partir là-bas tout seul, tu pourrais te perdre ou te blesser dans la forêt.
— Pa, j’veux regarder la lune depuis la terrasse de la cabane, allez, s’il te plait, dis oui », supplia-t-il, au bord des larmes.
La petite voix d’Ayden émut Erick qui le blottit dans ses bras.
« OK, on décolle. Va chercher un pull et ton sac à dos, je prends le télescope. »
Ayden poussa un cri de joie retentissant à travers l’airial et au-delà. Puis, il se redressa d’un bond, les poings brandis en l’air en signe de victoire.
« Oh, t’es chic, Pa, on peut y dormir ?
— Les nuits sont trop fraîches, mais je vais demander à maman de nous préparer de quoi grignoter, l’assura Erick en se levant à son tour.
— Génial, pa ! Allons-y ! » s’exclama Ayden, en s’accrochant des bras au cou de son père.
Une demi-heure plus tard, ils quittaient la bâtisse bras dessus, bras dessous et longeaient les contours de la rivière. Ayden gambadait sur le sentier, n’entendant rien d’autre que les battements de son cœur, anticipant une soirée extraordinaire.
Alors qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la forêt, la pénombre les enveloppa. Ils atteignirent la bicoque sous le couvert des arbres et Ayden fila dans sa direction aussi vite que possible. La cabane bordait les berges de la Leyre, constellées de fougères arborescentes et de troncs si courbés, qu’ils paraissaient plonger dans les flots. Erick tenta de retenir Ayden d’un haussement de voix, mais le jeune garçon feignit de ne pas l’entendre.
Parvenu sur la terrasse, Ayden prit appui sur les marches inégales de l’escalier, traversa la terrasse, s’arrêta quelques instants pour suivre des yeux le vol des sternes se dirigeant vers le delta. Par la suite, il se hissa sur la pointe des pieds, lorgna par la fenêtre, les yeux abrités de ses mains pour mieux voir à l’intérieur. Ayden ne décela rien de fâcheux ou d’inquiétant. Sa curiosité aiguisée, il se décala vers la porte et la poussa lentement.
Les planches du mur du fond, noircies de plusieurs couches de suie par un poêle à bois, diffusaient une forte odeur de cendre. Dans l’évier en pierre, une bassine dégageait une senteur d’eau croupie. Dans un recoin de la cuisine, la présence d'une tresse d'ail suspendue évoquait discrètement le souvenir d'une famille ayant jadis animé les lieux.
Peu à peu, ses yeux percèrent cet endroit obscur où se dévoila un mobilier fait de bric et de broc. Un vaisselier avec des verres poussiéreux se dressait contre un mur. À côté, une collection de têtes d’animaux empaillés était accrochée à une poutre, chaque bête paraissant l’épier. Ayden avança d’un pas prudent, attentif aux bruits environnants.
Au-delà, une porte entrebâillée munie d’une moustiquaire révélait une chambre exiguë. Ayden s’attendait presque à voir surgir un superhéros. L’ombre d’un sourire effleura ses joues. Les oreilles aux aguets, aussi discret qu’une souris, il prit une grande inspiration avant de s’approcher.
À la minute où il passa la tête derrière la porte, le balancier d’une horloge murale, placée dans son dos, se déclencha. Se mordant l’intérieur de la joue, il bondit en avant et atterrit à plat ventre sur le sol. Ses yeux balayèrent l’endroit, se posant sur des lambeaux de rideaux devant la fenêtre. L’odeur familière de la cire sur le plancher, semblable à celle de son parquet de chambre, n’éveilla pas sa curiosité malgré l’épaisse couche de poussière recouvrant les meubles. Se relevant, il frotta ses mains sur son pantalon puis rejeta son attention sur l’armoire et le matelas au milieu de la pièce.
Jusqu’à présent, Erick marchait dans la clairière, s’attardant sur les alentours, où une végétation dense s’étalait dans tous les sens. D’un regard nerveux, il étudiait l’ossature de la baraque, notant qu’une orgie broussailleuse de feuillus, de ronces et de buissons écrasait les bardages. C’est à ce moment-là qu’une vague d’angoisse le saisit, prenant conscience que la toiture menaçait de s’effondrer.
Préoccupé par la présence d'Ayden à l'intérieur, il se débarrassa du télescope et se mit à courir pour empêcher son fils d’aller plus en profondeur. Enjambant deux à deux les marches recouvertes de mousses, il posa le pied sur la terrasse et s’immobilisa, soudain pénétré d’un sentiment étrange. Quelque chose de déroutant émanait de ce lieu, le plus dur demeurant d’en cerner la raison, hormis cette odeur nauséabonde qui emplissait ses narines. Inspectant la véranda, il remarqua une gamelle destinée à un chien, attendant sa ration, ainsi qu’un casier de bouteilles de bière vides triées avec soin. Cette découverte l'intrigua.
À la suite de quoi, Erick tomba nez à nez avec une poupée dans un rocking-chair. Le visage mutilé, elle portait une robe en lambeaux, l’étoffe noircie. Un courant d’air la fit basculer, surprenant Erick. Il recula, buta une planche surélevée avant de chuter lourdement au sol.
Une vive douleur remonta le long de sa jambe. Tandis qu’il se relevait, sa main toucha les lames de bois d’une propreté impeccable, suggérant qu’une personne venait de les balayer et de les lessiver. Dans la clairière, une atmosphère anormalement silencieuse régnait, trop même. Les oiseaux avaient déserté le coin pour se réfugier plus en profondeur dans la forêt. Par cette soirée fraîche, Erick transpirait abondamment. Il essuya son front, pressentant qu’ils ne devaient pas rester là, puis poussa un cri.
« Ayden vient, on fout le camp ! »
Dans la chambre, coupé des appels de son père, l’œil collé au trou de la serrure de l’armoire, la paupière d’Ayden s’agrandit tandis que sa main cherchait la clé.
« Abracadabra ! Ouvre-toi », dit-il, tout excité.
Il ne perçut pas le grincement d’une poignée métallique dans la cuisine, ni même le bruit d’une démarche lourde qui se rapprochait. Avant qu’Ayden ne puisse se retourner, une poigne vigoureuse l’agrippa par l’épaule. Le visage déformé par la terreur, il couvrit la bouche de ses mains, laissant échapper un cri d’effroi.
« Je t’ai demandé plusieurs fois de venir, rouspéta Erick, la figure rouge de colère.
— Mais, Pa, pourquoi on ne reste pas ? Peut-être qu’un pirate habite cette maison.
— Toute la structure menace de nous tomber sur la tête et le sol est si pourri que nous risquons de passer au travers. Partons, nous trouverons un autre coin pour observer les étoiles.
— Pa. Pa ! T’es pas gentil ! », s’écria Ayden qui sortit en courant.
Erick le suivit, l’entendant encore râler depuis la cuisine. Il examina plus en détail l'horloge. Tandis que ses poumons avalaient l’air humide, ses pieds sentirent le sol le trahir. Une planche craqua et sa jambe passa à travers, lui procurant une intense douleur à la cheville, qui lui noua l’estomac. Au même moment, le balancier de la pendule se mit en mouvement.
Surpris au point de faillir s’étouffer, Erick observa avec minutie l’aiguille progresser. Un battement, puis un autre, et encore un de plus. Les sourcils froncés, il s’interrogea. Comment un tel prodige était-il possible, qui avait pu accomplir cela ?
Un sentiment de terreur le fit suffoquer quand l’aiguille repartit en sens inverse. Les yeux grands ouverts, Erick la vit trotter, puis cahoter à plusieurs reprises sur quinze heures. Alors qu’il essayait de libérer son pied, Erick ressentit une sensation étrange, celle d’une présence dans la pièce. Rencontrant une résistance anormale, il crut qu’une force invisible lui retenait le pied. Ses pupilles se dilatèrent et une angoisse sourde l’envahit. Chaque pulsation semblait le clouer sur place, ses mains tâtonnant sa cheville tandis que son regard scrutait chaque recoin de la pièce. D’un mouvement brusque, il retira son pied des planches et grimaça. La douleur remonta jusqu’au sommet de son crâne. Erick fit un pas de côté, poings serrés, prêt à riposter à toute menace.
Sous l’effet du vent, quelques claquements provenant de la fenêtre de la chambre le firent sursauter. Il se précipita à l’extérieur. Aussitôt, l’impression d’être observé s’estompa. C’est à cet instant précis que le carillon de l’horloge retentit, marquant trois coups.
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