Cama Crusa
La jeune fille disparue répondait au nom de Pauline.
Cela s’était passé le 24 juin 1998, à proximité des marais salants. Elle revenait de l’école, embrassant du regard les champs de tabac, des écouteurs vissés aux oreilles. D’ordinaire, Pauline poussait jusqu’à la croix près du ponton au-dessus de la mare pour saluer monsieur Tach d’un geste de la main, tout en veillant à ne pas crier pour ne pas le surprendre. Mais, ce mercredi-là, elle avait poursuivi sans s’arrêter, pénétrant dans la chaleur moite des vasières.
À demi assoupi sur sa chaise dominant l’étang, un songe étrange avait tourmenté la sieste de monsieur Tach. Il se voyait marcher autour de la mare, quand un bruit roulait dans sa direction. Son regard se posait sur les taillis en bordure du bois, d’où en sortait Pauline, semblant perdue. Elle rabattait une mèche de cheveux derrière l’oreille et lui adressait un geste d’adieu avant de disparaître. Il s’était réveillé en sursaut.
Pressentant qu’une menace rôdait sans pouvoir expliquer ce sentiment qui lui martelait que quelque chose de mal couvait aux abords de la lisière, il s’était tourné vers le sentier. Il avait alors aperçu Pauline, vêtue d’une robe fleurie et de bottines à bouts carrés — le genre que chaussaient les adolescentes de l’époque —, cheminant vers la cabane forestière où elle vivait.
Le regard de monsieur Tach s’était accroché aux taillis de roseaux, à l’endroit où la silhouette de Pauline s’était évanouie dans la brume. Inquiet, il avait observé le bercement trompeur des tiges caressées par la brise, tandis que l’atmosphère devenait de plus en plus oppressante. Même les échassiers paraissaient s’être envolés plus profondément en direction du delta.
Les yeux encore rivés sur le chemin, il avait saisi une cannette de bière dans la glacière, l’avait décapsulée, et à l’instant de la porter aux lèvres, un premier cri lui avait glacé le sang.
Recrachant sa bière par le nez, le deuxième hurlement l’avait cloué sur place, le corps parcouru d’un frisson. Son cœur s’était emballé, le front couvert de sueur. Toussant comme un diable, il s’était redressé de sa chaise, mais l’effroi l’avait pétrifié sur le ponton. Il aurait voulu s’élancer vers le marais, au lieu de cela, ses jambes aussi raides que celles d'un cadavre étaient demeurées figées.
De longues années s’étaient écoulées, toutefois le souvenir de Pauline restait tapi quelque part dans le tréfonds de son âme.
Comme chaque mercredi depuis vingt-huit ans, monsieur Tach s’apprêtait à déposer un bouquet de fleurs au pied de la croix, sous l’ombrage du cyprès chauve. Il abaissa son béret sur le front afin de se protéger des premiers rayons du soleil qui rasaient les pâturages, s’élevant plus à l’est sur la ligne d’horizon. L’aurore reflétait sa palette de couleurs sur les eaux de la mare, frappant les bardages de la bâtisse d’à côté, une superbe maison à l’architecture Louisiane.
Lorsqu’il présenta la brassée de lys devant la croix, son regard s’assombrit. Ses épaules s’affaissèrent et une larme perla sur sa joue, trahissant une profonde tristesse. Il ravala un soupir, reportant son attention vers la forêt, où de luxuriantes fougères tapissaient les berges de la rivière pour donner leur nom, Hougueyra, [1] au patelin. Il s’agenouilla et se recueillit en prière.
Il perçut un léger frémissement de feuilles suivi du craquement d’une branche à la lisière du bois. Les lèvres entrouvertes, il se releva d’un équilibre maladroit, scrutant plus en détail les limites de la crinière végétale, sûr qu’on l’observait, comme si quelqu’un était en embuscade ou qu’un animal s’y cachait.
Depuis deux mois, chaque mercredi, ça recommençait. Une forme blanche, indistincte réapparaissait. Il lui semblait presque entendre la voix de Pauline, et il suppliait qu’elle le laisse en paix. Ses traits se crispèrent en une grimace.
Le tapement régulier de la canne de sa fille résonna dans son dos. Elle le rejoignait d’un pas fragile, légèrement penchée en arrière, la tête ballottant sur les épaules. Florence avait perdu la vue à la suite d’un accident de la route. Sa longue silhouette mince plaquée contre lui, Florence posa un baiser dans le creux de son cou et y lova son visage avec tendresse.
« Cette fois-ci, Pauline nous quitte, n’est-ce pas ? », murmura-t-elle.
Après une brève hésitation, il hocha de la tête. Florence connaissait le lourd secret qui le rongeait depuis des années. Ces deux êtres, à leur manière silencieuse, partageaient une chose inavouée qui les liait tel un fil invisible.
« J’aimais Pauline comme ma sœur et je ne me suis jamais remise de sa disparition. Elle était si jeune. Papa, je serais plus à l’aise si on poursuivait notre conversation ailleurs. Cette foutue croix me glace le sang. Que dirais-tu de te balader en direction de l’île des cotonniers ? » proposa-t-elle, en essayant de dissimuler le frisson qui la traversait.
L’air fraichissait et de monstrueux nuages gris, certains plus violacés, s’enroulaient à l’horizon, cheminant droit vers eux pour chasser les lambeaux de ciel bleu. Monsieur Tach les vit écraser de leur masse les terres avoisinantes. Une goutte de pluie roula sur son nez. Il caressa affectueusement la joue de Florence, mais secoua la tête, conscient que les orages les plus violents venaient du large.
« Non, ne trainons pas ici, nous ferions mieux de regagner la ferme, les Terreu ne vont pas tarder », conclut-il.
Il passa son bras sous celui de sa fille, un geste qu’il répétait à chaque promenade. Florence régla son pas au sien et tous deux entamèrent le chemin du retour, lui le cœur gros, elle la démarche gauche. Ils marchèrent le long de la piste, dépassèrent la Créole. Monsieur Tach se tourna vers la bâtisse et Florence sentit la main de son père se presser, puis son poing se fermer. Même si c’était douloureux de l’admettre, il avait pris la décision de vendre cette splendide demeure.
Elle se dressait là, frangée par de grands chênes. Tout le monde la connaissait, attendu qu’elle était la plus ancienne et la plus belle du coin. Elle braquait les colonnes blanches de son vaste porche vers des parterres fleuris jusqu’au sentier menant aux tourbières. La maison traversait les années et perdurait exactement dans son jus, telle qu’au premier jour de sa construction.
Lorsque le grand-père de monsieur Tach s’était installé sur ces terres alors désertes, elles n’intéressaient personne et demeuraient isolées du bourg, où ces derniers temps, des résidences avaient poussé comme des champignons.
Se remettant en marche, Florence l’entendit soupirer, marmonner que la Créole, autrefois si animée, n’était plus qu’une coquille vide. Ils passèrent à côté d’un panneau publicitaire érigé là naguère. Y était représentée une femme au visage radieux cerclé de bulles de savon. Cette réclame, criblée de plomb, attirait le regard avec son slogan : « Gardez une peau de jeune fille, fraîche et douce, grâce au savon à l’huile d’olive ».
De là, s’étendaient à perte de vue des pâturages bordés d’une rangée de chênes. Près de ces arbres plusieurs fois séculaires se trouvaient une bergerie, un hangar à charrettes, un four à pain et un puits, que les gens du coin nommaient « le quartier ». Ils entouraient la ferme du vieux bonhomme.
Elle se situait à cinq kilomètres du village d’Hougueyra, une petite localité d’une centaine d’âmes nichée au fond de la baie, et s’étirait le long du sentier en ligne droite. Entouré par les champs s’étalant en nappe blonde, ceints de clôtures de barbelés enchevêtrés, le domaine s’allongeait de la patte d’oie nichée à l’angle de la départementale jusqu’à l’épaisse crinière verte, marquant la limite de la propriété. Au-delà, la forêt s’écrasait sur un patchwork de vasières où la Leyre[2], charriant ses débris, les abandonnait au delta.
Ces dernières années, la culture du tabac et du maïs ne rapportait pas grand-chose, de sorte que monsieur Tach ne possédait plus les moyens de réparer ses granges à foin maltraitées par les intempéries. Les poutres et les planches reposaient en tas, pourrissant au milieu des herbes, le bois rongé par l’humidité et les tôles bouffées par la rouille.
Florence resserra le col de son chemisier alors qu’une brise plus cinglante lui fouettait le visage. Elle perçut le bruit de pneus crissant près de l’intersection au moment où les premières gouttes de pluie frappèrent le sol. Un taxi déboula sur la piste, ralentit, puis se rangea à leur hauteur. Le chauffeur coupa le moteur, descendit, maugréant, après s’être arrêté à quatre reprises pour demander sa route, son GPS n’indiquant pas l’endroit. Après avoir déchargé les bagages des Terreu et encaissé le paiement de la course, il parut soulagé de remonter à bord pour filer loin de ce trou perdu.
Le vieil homme se contenta de murmurer un simple « bien » en se tournant vers sa fille. Florence lui adressa un sourire serein aux lèvres, sachant que c’était sa manière réservée de lui dire, j’ai hâte d’en finir. Elle s’écarta d’un pas et attrapa Flin par le collier, s’efforçant de le calmer par des caresses avant de lui enfiler le harnais. Une fois qu’elle le tint bridé d’une main ferme, Florence se laissa guider par le chien en direction du petit garçon qui faisait tournoyer des billes entre ses mains.
« Ravi de vous revoir, monsieur Terreu, déclara le vieil homme.
— Appelez-moi Erick. Permettez que je vous présente Myriam, ma femme, et le petit gars sur le sac, Ayden, notre fils. »
Monsieur Tach les salua en pinçant le bord de son béret.
[1] Énormes fougères arborescentes en patois gascon. Le quartier d’Hougueyra se situe à la sortie de la commune d’Audenge sur le bassin d’Arcachon.
[2] Fleuve landais qui se jette dans le bassin d’Arcachon. Son delta se déploie en une mosaïque de marais, de roselières et de prés salés.
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