Chapitre II
— Où est Achour, où est mon fils ? hurla-t-il.
La mère se gondola de rire tout en battant des mains :
— Là, il est là, dans la capuche… le chenapan a tout de suite su que ce n’était pas toi qui le portais.
Moha Benachour, qui n’avait même pas songé à voiler sa nudité, sourit à son fils :
— Ce petit est très intelligent, mon fils sera quelqu’un, c’est moi qui te le dis.
— Va t’habiller, ton fils est aussi cinglé que toi, et ça, c’est moi qui te le dis, rétorqua Ida en se délestant du burnous.
Moha Benachour était un homme grand. Grand et vigoureux, doté de larges épaules et de mains robustes tannées par le soleil. Achour aurait aimé frôler les deux mètres comme lui et glisser, devant les yeux subjugués d’Ida, les doigts dans les boucles abondantes mais, mille fois hélas, les gènes qu’il avait hérités de sa mère étaient de médiocre facture. Les ascendants maternels étaient petits, chétifs et chauves. Chauves, à l’exception d’un arrière-grand-oncle qui frictionnait sa tresse les nuits de pleine lune avec un baume qu’il tenait secret, malgré l’insistance et sollicitations de ses frères. Petits et menus, tous, à l’image du grand-père maternel, Haddou Ben Rwicha, personnage haut en couleur et jongleur exceptionnel. Avec effronterie, il jurait à qui voulait bien l’entendre, qu’il mesurait un mètre cinquante-neuf. Mais aucun villageois ne l’avait jamais cru. Il mentait, cela se voyait.
Achour n’avait pas plus de six ans quand il décida de s’éloigner de la maison. Arpenter le verger familial devint vite une obsession. Il aimait y passer le plus clair de son temps, souvent suspendu à la branche d’un amandier ou d’un mûrier platane. Il espérait ainsi gagner quelques centimètres et grandir plus vite. Au bout de quelques mois d’acharnement, il se plaignit de douleurs diffuses, puis lancinantes, comme des brûlures qui essaimaient dans ses bras et raidissaient son dos. La souffrance se répandit progressivement dans son petit corps étriqué et plus jamais ne le quitta.
— Quinze ans déjà ! s’étonna le marchand ambulant, tu n’as pas beaucoup grandi mon petit !
— Peut-être, mais c’est un jeune homme maintenant, insista le père. C’est un bon fils, aimable et intelligent.
Mais Achour n’était pas plus haut qu’un garçon de cinq ans et cet état le peinait atrocement. Ses yeux gris-jaune cernés de désespoir trahissaient ses insomnies récurrentes. Mortifié malgré la bienveillance et l’amour que lui témoignaient ses parents, il se détourna des villageois et de leurs moqueries. La grande belladone, nom d’une grotte réputée pour ses cérémonies de sorcellerie, lui offrit un refuge idéal. Une nuit, emmitouflé dans une épaisse couverture et dormant à même le sol, il fit un rêve étrange. Rêve qu’il ne dévoila à personne, même pas à son père.
Aux premières lueurs, il chevaucha une vieille mule et prit la direction du village Aït Zarzour, à une dizaine de kilomètres de chez lui. Mais à dos de mule, vieille de surcroît, le trajet s’avéra interminable.
À l’heure où le soleil atteignit son zénith, Achour tambourina trois coups à la porte de l’atelier du cordonnier. La pauvre mule tenait à peine sur ses pattes. Elle s’affala brusquement et ne bougea plus. Achour lui apporta une timbale d’eau, puis une deuxième. Avec la troisième, il l’aspergea longuement.
La vieille mule reprit quelques forces. En attendant le retour d’Achour, elle mâchouilla quelques brindilles de foin et quelques grains de seigle glanés autour de l’atelier.
La demande d’Achour bouleversa profondément Izem, Izem Asfour, cordonnier de père en fils depuis sept générations. Le vieil homme, malgré sa réserve, avait les yeux embués de larmes. Il était sincèrement ému par les propos du jeune homme et lui promit, la main sur le cœur, de mettre tout son savoir et toute son expérience au service de ses espoirs. De toute sa carrière, longue de soixante-cinq ans, jamais quiconque ne lui avait adressé une telle requête. Le voila promu, d’un seul coup, au rang prestigieux d’artiste. Les larmes brouillèrent sa vue. Il se moucha bruyamment.
— Quel honneur tu me fais là mon fils, moi qui ne suis habitué qu’à réparer des vieilles selles, des babouches et autres souliers ! Je suis un homme comblé et heureux, je te promets de ne pas te décevoir.
Le vieil homme se leva et clama devant Achour qui avait déjà franchi le seuil pour rejoindre sa mule :
— Enfin ! je vais pouvoir montrer ce dont je suis capable. C’est la chance qui frappe à ma porte. Je vais terminer ma carrière sur une création, un exploit, qu’espérer de mieux ? Ton rêve me rajeunit de cinquante ans, mon enfant ! Laisse-moi bénir le destin qui a guidé tes pas jusqu’à mon humble atelier !
Asfour embrassa le crâne d’Achour et le serra affectueusement dans ses bras. Ses lèvres flétries par le temps tremblèrent un peu. Après quelques brèves recommandations, Izem retourna à ses occupations et Achour, grisé par la promesse du cordonnier, reprit le chemin du retour, lui et sa brave mule.
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