Chapitre III
Chaque mardi et chaque jeudi, Achour avait rendez-vous avec le cordonnier. Parfois le dimanche aussi. Les mesures, absolument indispensables selon Izem, nécessitaient plusieurs heures d’immobilité. Achour supportait avec bienveillance les poses les plus inconfortables sans l’once d’une plainte ou remarque désobligeante. Cela ne lui était pas désagréable et ne lui causait aucune gêne. Le vieil homme louait sa patience, étonné par le courage et la persévérance du jeune homme. Les façonnages étaient répétitifs et minutieux. Happé par l’exceptionnel ouvrage, par les calculs millimétrés qu’il griffonnait sur un bout de papier, Izem ne quittait son atelier qu’à la tombée du soir. Les passants, des habitués de l’atelier, le saluaient, mais attentif aux va-et-vient de l’aiguille, il se contentait de leur répondre par un simple hochement de la tête.
Neuf semaines plus tard, après une dernière visite empreinte d’embrassades et de chaudes larmes, Achour gratifia généreusement Izem Asfour avant de s’éloigner. Le soleil s’étirait langoureusement au-dessus de son village quand enfin il fit son apparition, lui et sa mule.
Lentement, précautionneusement et avec infiniment de prudence, il avançait, la tête haute et le torse en avant. La mule le suivait avec nonchalance, dandinant de la tête, de temps à autre.
Curieux, les enfants l’encerclèrent et se bousculèrent autour de lui. Grand était leur étonnement.
— Qu’est-ce que c’est ? avait lancé l’un d’entre eux. C’est quoi ? Hein ? C’est quoi ce que tu as aux pieds ? Dis, qu’est-ce que c’est ?
Achour souriait. Achour riait. Fier comme un paon, il arbora des bottes noires et scintillantes, inhabituellement hautes, avec des talons d’au moins vingt centimètres. Vingt et un centimètres, avait précisé Izem Asfour.
Achour Ben Achour était heureux !
Il se promena dans tout le village, exhibant ses bottes aux grands comme aux petits. De place en place, il ne cessa de se pavaner.
La mule le suivait partout où il allait. Les villageois vinrent à sa rencontre. On le félicita. On l’applaudit. On le moqua aussi. Mais devant les youyous des femmes, ivre de joie, Achour dansa, comme jamais auparavant. Dans la nuit qui s’était glissée pour assister au fabuleux spectacle, les bottes, parsemées d’éclats de pierres et de perles, éclaboussèrent par leur brillance le sombre visage des envieux.
— On dirait deux étoiles tombées du ciel, murmura Moha Benachour à l’oreille de sa femme. Il est beau mon fils ! L’artisan de ces deux merveilles est un fabuleux artiste ! J’irai le remercier, en attendant, que la fête commence !
La nuit fut longue, les mets les plus succulents se succédèrent et la musique s’éleva jusqu’à l’aube.
Avec ses bottes extravagantes, Achour était un peu plus grand. Un peu. Seulement un peu. Mais ce peu avait suffi à son bonheur. Du moins pendant quelques mois.
Le fils de Benachour attendait l’adolescence avec impatience. On lui avait dit, dit et redit, on le lui avait même juré, que tout le monde, mais vraiment tout le monde, grandissait à la puberté.
— Quelqu’un comme toi pourrait pousser de plusieurs centimètres en une nuit. Un matin, tu vas te réveiller et tu ne vas même plus te reconnaître. À ton âge, tous les bouleversements sont possibles. Enlève-moi ces bottes, tu ne ressembles à rien ! C’étaient les mots de la vieille tante, presque sourde, presque aveugle, langue de vipère qui, avec un plaisir non dissimulé, lui soufflait ces obscénités et autres sous-entendus, chaque fois qu’elle rendait visite à la famille. Achour fuyait les attaques mortifères, mais son abattement l’incita à croire les causeries d’une vieille femme réputée pour l’amertume de son cœur et la malveillance de son esprit.
Devenu pubère, Achour Benachour fut affublé d’une barbe chétive. Un duvet jaunâtre apparut sur ses joues bien maigres ; il bourgeonna seulement par endroits, couvrant son visage de davantage de laideur.
Le temps s’égrena désespérément. Jour après jour. Mois après mois. Achour ne grandissait toujours pas.
Sa tristesse était abyssale. Anéanti, son père ne savait plus comment le consoler.
Encore quelques semaines et Achour aurait dix-huit ans. Il avait beau pratiquer des étirements, masser ses os, s’ériger de tout son corps vers le ciel, rien n’y faisait : un mètre quarante-cinq. Seulement un mètre quarante-cinq. Une mauvaise langue, la même langue de vipère, lui rappela – comme s’il pouvait l’oublier — qu’à son âge, son père flirtait avec les deux mètres. Ne lui avait-t-on pas dit que dans la lignée Benachour, les hommes étaient tous grands et forts ? Était-il vraiment le fils de Benachour ? Sans pudeur, un ancien camarade de jeu le lui avait insinué. Cela ne l’atteignit pas. Il savait de qui il était le fils. Sa mère ne l’appelait-elle pas fils de Moha ? Depuis son jeune âge, elle lui enjoignait :
— Fils de Moha, va te laver les mains, ou bien, fils de Moha, ne reste pas au soleil, mets-toi à l’ombre de l’amandier… C’était ainsi qu’elle s’adressait à lui. Depuis toujours.
Une nuit, après un court séjour dans la grotte Belladone, Achour fit un rêve. Un rêve étrange. Il ne le dévoila à personne. Pas même à son père.
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