Chapitre IV
Lassé de ses bottes qui n’étaient plus à la hauteur de ses espérances, Achour déserta le village. Certains l’aperçurent assis au pied d’un vieil eucalyptus, du matin au soir. Des rumeurs jaillirent. On colportait, par-ci, par-là, qu’un mauvais djinn avait pris possession de son corps et de son esprit. Ses parents, après avoir consulté une sorcière de grande renommée, dite La Zahouaniya, décidèrent de célébrer des rituels afin de sauver Achour des griffes du djinn inopportun. En plein préparatifs, Achour fit irruption dans le patio. Il s’enferma dans une chambre et quand enfin il ouvrit la porte, on le vit avec une valise à la main. Il salua ses parents et les informa de sa volonté de se rendre dans une grande ville, ancienne capitale située au sud du pays.
L’été était précoce et les longues journées plombées par un soleil écrasant. Achour atterrit dans la ville rouge par le car de onze heures. Émerveillé par l’immense place, il l’arpenta de long en large, découvrant chaque recoin avec une curiosité insatiable.
Les dresseurs de serpents exhibaient leurs reptiles devant les filles apeurées, les danseurs déguisés en femme se trémoussaient, joyeusement ; mascarade qu’il applaudit de bon cœur. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Les marchands d’eau déambulaient avec leurs grands chapeaux aux couleurs chatoyantes et leurs timbales cuivrées. Ils étaient magnifiques et complétaient sans aucun doute le décor d’un spectacle qui paraissait, à certains moments de la journée, comme entièrement onirique. Assoiffé, Achour but deux fois pour se désaltérer et deux autres par pure gourmandise.
Une impression étrange traversa son esprit, impression d’être dans un autre temps, dans un autre monde.
Les conteurs et guérisseurs attiraient les foules. Il y avait là, toujours sur la même grande place, un vieux sahraoui, guérisseur sans âge tout droit sorti d’un conte. Achour aurait aimé lui poser quelques questions, avoir son avis sur ses tourments, solliciter son aide mais le courage lui avait manqué. Alors il se contenta de déposer une pièce dans une faïence. Le visage fermé et les sourcils froncés, le fakir le scruta intensément. Saisi de peur et la main sur son cœur affolé, Achour s’avança d’un pas hésitant. Agacé, le guérisseur se redressa avec une agilité stupéfiante et enjoignit à Achour de suivre la ruelle de Moulhajtou jusqu’au bout sans se retourner.
— Dépêche-toi, lui cria-t-il, tu es déjà en retard, allez, allez… Et surtout ne te retourne sous aucun prétexte. Dépêche-toi et cesse de faire l’abruti, tu m’entends ? On t’attend depuis un bout de temps ! Va !
Le soleil campait avec ostentation dans le ciel azuré, incitant les autochtones à fuir peu à peu la grand-place. C’était l’heure où les retardataires et autres étrangers exploraient les alentours à la recherche d’un coin d’ombre pour se reposer.
Achour Benachour, fatigué de son voyage et de ses déambulations, s’abrita sous le parasol d’une échoppe. Les odeurs sucrées et épicées lui rappelèrent qu’il n’avait rien mangé depuis la veille. Le marchand à qui appartenait l’étal l’invita à se restaurer. Achour goûta aux différents mets exposés, tous aussi alléchants les uns que les autres. Il se délecta de salades de légumes grillés, parsemés de coriandre et généreusement arrosés d’huile d’olive. Suivant le conseil de son voisin de table, on lui servit une bonne portion de tangia, spécialité renommée de la ville et de sa région.
Pour terminer son repas, Achour s’adressa à un marchand de crêpes qu’il avait repéré le matin. Sa gargote peinte à la chaux laissait entrevoir des bougainvillées blanches. Il s’assit à la terrasse et quand le garçon de café se présenta à lui, Achour l’interrogea sans détours sur la qualité des rzzats elkhadis.
Vexé, Si Thami, le propriétaire du minuscule restaurant, quitta sa chaise et vint se dresser devant Achour. Retroussant ses manches, il le pria d’assister à la préparation des crêpes.
Dans un grand plat en terre cuite, d’un geste rapide et expert, Si Thami amalgama la semoule fine, l’eau et le sel. Il pétrit vigoureusement l’ensemble afin d’obtenir une pâte souple et extraordinairement malléable. Enduisant ses mains de beurre fondu, tout en chantant, il enroula des rubans de pâte en spirale serrée autour de ses doigts qu’il finit par aplatir en une fine galette. La main sur le cœur, Achour se leva en louant sa dextérité et son savoir-faire. Les clients clamèrent son nom et l’applaudirent à maintes reprises. Soudain, dans le tumulte des bravos, un joyeux youyou s’échappa d’une fenêtre surplombant la terrasse. D’un seul et même mouvement, les yeux quittèrent Si Thami pour se fixer sur la silhouette féminine qu’on devinait derrière les voilages.
En guise de bienvenue, le marchand offrit à Achour la moitié d’une harcha, croustillante et dorée à souhait. Achour arrosa les crêpes de beurre, de miel et, comme il se doit, il les accompagna d’un thé à la menthe, bien mousseux et bien sucré. Un peu plus tard dans un jardin public, adossé au tronc d’un mûrier platane, il somnola, le ventre plein et le sourire aux lèvres.
la fraîcheur gagna la ville et l’air devint enfin respirable. Achour se hasarda alors dans les ruelles de la ville ancienne. Derrière les comptoirs des échoppes, les uns bavardaient, les autres pliaient soigneusement les étoffes soyeuses… Les tapis berbères offraient aux passants leurs losanges rouges et jaunes, motifs ancestraux, aiguisant la curiosité des touristes aux joues cramoisies par la canicule écrasante. Achour déambulait au gré des dédales, terrains de jeux pour les enfants et labyrinthes pour les non-initiés.
Achour Ben Achour flânait ainsi depuis un bon moment quand, mystérieusement, une boutique happa son esprit.
— C’est la trouvaille de ma vie, s’écria-t-il en voyant des échasses. C’est ça. C’est exactement ça ! Comment n’y ai-je jamais pensé ?
Les échasses étaient suspendues au fond du magasin empli de bric et de broc. Des timbales en cuivre, des lettres inscrites sur des bâtons de toutes les tailles, un brasero d’où s’échappait une odeur de benjoin, une selle exagérément grande et cousue de fil d’or…
Une grosse femme mâchouillant du souak surgit de nulle part. Elle décrocha les échasses et les tendit à Achour :
— Petit ! C’est bien toi Achour Benachour ? Approche, n’aie pas peur, je ne mange pas les gringalets comme toi ! Tiens, prends ces échasses mon petit et fais-en bon usage. Cela fait plusieurs jours que j’attends ta visite ; la rue Moulhajtou n’est pourtant pas difficile à trouver. Ne reste pas là, prends-les je te dis, elles te sont destinées. Adieu, pars maintenant, je dois fermer.
Achour insista pour la payer mais bizarrement la femme s’éclipsa derrière un rideau épais au fond de la petite boutique, là-même où étaient suspendues les échasses.
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