Chapitre V

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Après quinze jours d’absence, Achour était enfin de retour chez lui.

En plus de sa petite valise verte, il portait en bandoulière un long étui noir. Ses parents ne l’attendaient pas. Ils étaient assis devant la maison ; silencieux, ils contemplaient le champ de vigne qui longeait le bas de la colline.

Dès qu’ils l’aperçurent, ils se lancèrent à sa rencontre.

Achour les embrassa affectueusement. Après s’être lavé les mains et le visage, il s’assit en tailleur près de son père. Il avait bien remarqué les regards furtifs qui se posaient sur le long sac en cuir. Pour mettre fin au suspense, il s’en saisit d’un mouvement et, tel un magicien, il fit apparaître des échasses sans pareil, en bois sculpté, ornées d’os et d’argent.

— Dieu qu’elles sont belles, s’écria le père.

De ses mains rocailleuses, il les tourna lentement puis les retourna, caressant le bois ciselé avec une douceur infinie. Benachour sourit à sa femme :

— As-tu déjà vu un objet aussi bien travaillé ? Une œuvre d’art, n’est-ce pas ? Tiens, touche-les ! Elles sont plus douces que la soie… vas-y, touche-les, n’aie pas peur ! Achour... Vas-y mon fils, lança-t-il joyeusement ! À toi de les essayer maintenant ! Ces échasses sont un bijou, celui qui te les a vendues ne s’est pas moqué de toi.

La voix du père était un peu tremblante, à croire que les échasses, par leur beauté, l’avaient profondément ému.

Aidé par sa mère, Achour arriva non sans mal à les sangler, d’abord autour des jambes. Il faut dire que ses cuisses étaient tellement maigres qu’il fallut serrer très fortement les brides pour maintenir les échasses en place.

Il tenta de se lever. Il ne savait comment s’y prendre. Son père vint à son secours et lui offrit son épaule. Le voilà debout. Enfin. Il jubila.

D’abord un pas hésitant puis d’autres. Petits pas tremblotants. Sa main lovée dans le creux de celle de son père, il s’élança, sueur au front.

— Tu y es presque ! s’écria la mère.

Le souffle coupé et les mâchoires serrées, Achour pivota brusquement. Deux, trois, quatre… Il chancela, perdit l’équilibre et le voila par terre, de toute sa longueur.

Des villageois, venus saluer son retour, s’esclaffèrent. Pas tous. Plusieurs d’entre eux s'approchèrent et l'aidèrent à se relever.

Achour n’avait besoin d’aucun réconfort. Il était déterminé à apprendre à marcher avec ses échasses. Happé par elles, fasciné par l’appareillage extra-ordinaire, aucun sarcasme ne l’atteignit.

Du lever au coucher, pérché sur ses échasses, Achour arpentait les alentours. Avec acharnement, obstination, il s’était juré d’acquérir souplesse et élégance. En moins de deux semaines, il accomplit le miracle, non seulement de marcher avec des échasses, mais aussi de courir avec une grâce indéniable.

Devenu un échassier agile, il acquit de la prestance et un charme certain. Il rayonnait. Certains villageois se rendirent à l’évidence : regarder Achour de haut leur fut désormais impossible.

Depuis ce temps, Achour ne quitta plus ses appuis inestimables, sauf quand il arrivait au sein de la fabrique où il avait décroché une place de tisseur de burnous.

Son patron, Manssour Azzaïtouni, n’appréciait guère que ses ouvriers soient plus grands que lui. Il avait de l’affection pour Achour. Beaucoup. D’abord parce qu’il était un excellent tisseur. Puis, sans ses échasses, Achour était le plus petit de tous ses salariés. Pour le garder dans son usine, il accepta l’installation d’un vestiaire dédié exclusivement aux échasses. Achour le voulait grand et entièrement tapissé de velours rouge. Il répétait que ses échasses méritaient bien un écrin, qu’elles n’étaient pas un objet comme les autres.

Achour n’aimait pas se séparer d’elles, c’est comme m’amputer d’une partie de moi-même, expliquait-il. L’idée qu’un jaloux ou qu’un simple infortuné puisse s’en accaparer hantait ses nuits. Suite à des pourparlers interminables avec M. Azzaïtouni, il obtint deux pauses quotidiennes pour jeter un bref coup d’œil sur ses échasses ; une manie devenue indispensable afin de s’assurer que son trésor était toujours intact. Il avait attribué un petit surnom affectueux à chacune d’elles ; du moins c’était ce que certains collègues chuchotaient dès que Achour s’absentait.

Un matin, pour mettre fin à ses inquiétudes et doutes permanents, il attacha à la poignée du vestiaire un molosse noir et bavant. Depuis, il ne s’inquiéta plus pour ses échasses et profita de ses pauses pour siroter un verre de thé avec ses collègues.

Le jour de ses vingt ans, Achour prit la décision de chercher une femme. Une femme à épouser.

Il n’attendit pas longtemps.

Lors d’un moussem réputé dans tout le pays, Achour Benachour, du haut de ses vingt printemps, fut merveilleusement séduit par une jeune femme.

Séduit, pour ne pas dire happé, ravi, ébloui, saisi, bouleversé au point de douter de ce qu’il voyait. Était-ce une chimère ? songea-t-il. Il fut comme hypnotisé. Il n’avait jamais vu une fille aussi grande. Elle surplombait tous les pèlerins, d’au moins une tête.

Mortifié de peur, tenant à peine debout sur ses échasses, il s’approcha d’elle. Il la salua en bégayant, impressionné qu’il était. Les amies de la jeune fille rirent, discrètement, pour ne pas offenser l’étrange prétendant.

Avec des mots simples mais bien choisis, Achour Benachour exposa à la jeune fille ses bonnes intentions et la pria de lui accorder un peu de temps pour un tête-à-tête.

Intriguée, la jeune et jolie fille le suivit. Ils s’écartèrent des nombreuses tentes et des attroupements autour des animations, puis s’aventurèrent sur un petit sentier afin de s’éloigner du tumulte de la fantasia qui attendait le signal pour s’élancer. Arrivés aux abords d’un verger, Achour déploya un petit tapis rouge aux zébrures jaunes qu’il portait plié sous son bras. Il invita la jeune femme à s’asseoir et fit de même. Ses échasses prirent pour ainsi dire toute la place, Achour en fut quelque peu gêné. De cela, elle rit, beaucoup, tellement la situation lui parût burlesque.

La tête baissée, Achour fixait ses échasses.

— Je ne te connais pas, mais ce que je sais me suffit pour demander ta main.

— Et qu’est-ce que tu sais ? Puisque tu dis que tu ne me connais pas ! Dis un peu ce que tu sais pour voir…

— Tu es grande, très grande même. C’est tout ce qui compte pour moi. Je n’ai pas besoin de savoir autre chose. Comment t’appelles-tu ?

— Hanya.

Le silence s’installa subitement entre eux.

— Tu n’es pas d’ici. N’est-ce pas ? Je ne t’ai jamais vu à aucun moussem. D’où viens-tu ? De quel village es-tu ? demanda Hanya d’une voix inquiète.

Achour, s’éclaircit la voix :

— Je suis natif d’un village bien loin d’ici. Je viens de Roummani. C’est un tout petit village perdu dans le Haut Atlas. Mais depuis quelque mois, je vis et travaille dans la ville d’Azrar.

Hanya releva une mèche qui gênait ses yeux.

— Il ne me déplairait pas de vivre dans une ville. J’aime me promener sur les grands boulevards, faire des achats dans les beaux magasins, découvrir les beaux jardins et les belles demeures… J’irai au hammam, au cinéma… Ah le cinéma ! De ce que ma cousine raconte, il paraît que c’est magique, à voir au moins une fois dans sa vie. Que j’aimerais aller au cinéma ! Ma cousine, Mina, habite la capitale. Elle a vu plusieurs films. Moi, jamais.

Achour l’écouta avec beaucoup d’attention. Cependant, quelque chose dans les propos de la jeune fille lui déplût.

— Si tes parents sont d’accord, on pourra se marier à la fin des moissons. Le lendemain de notre mariage, je t’emmènerai avec moi, dans la ville d’Azrar. Il y a deux ans, j’ai investi mes économies dans une petite maison, au centre de la ville ancienne. C’est une vieille demeure mais très convenable, lumineuse et agréable. Elle te plaira. Il y a un patio avec au milieu un olivier, certainement plus âgé que Hanna*. L’année dernière, j’ai pu récolter des olives. Je les ai conservées dans du sel, et crois-moi, elles sont confites à souhait.

Avec le dos de la main, Achour frotta ses yeux embués de larmes. Littéralement subjugué par la grande taille de la jeune fille, il lui sourit tendrement. Le visage fermé, Hanya s’éloigna en lui tournant le dos.

— Je n’aime pas voir le soleil disparaître à l’horizon, murmura-t-elle d’une voix lasse.

*Grand-mère en berbère.

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