Chapitre VI

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Hanya avait dix-sept ans

C’était une grande brune aux cheveux longs. Une natte épaisse nouée de rubans blancs flirtait avec la cambrure de ses reins. Le visage était d’une harmonie presque parfaite et prodigieusement, il émanait d’elle une fraîcheur et une grâce toute singulière. Alerte, pleine de vie, gaie, foncièrement honnête et délicieusement attachante. C’était ainsi qu’on la décrivait. Pour elle, les autres étaient à son image : bons et sans mauvaises pensées.

Hanya avait fréquenté l’école du village jusqu’à ses douze ans. Elle aurait aimé poursuivre ses études dans un internat mais, en guise de réponse, son père lui avait offert un métier à tisser.

— Les filles sont faites pour tisser des tapis et non pour lire et écrire. Ne me parle plus de ce que tu as appris à l’école, oublie tout ça, c’est un conseil que je te donne. Je ne veux plus te voir avec un livre entre les mains.

C’était ainsi que le père, les frères et les oncles, avaient l’habitude de la sermonner. Elle avait protesté de toutes ses larmes. De toute sa rage.

Ils l’avaient ignorée. Tous. Et même cessé de lui adresser la parole.

Avec le temps, les hommes de la famille avaient réussi à lui faire oublier le plaisir qu’elle avait à ouvrir les livres d’histoire, à réciter les poèmes dédiés à la nature et à comprendre les mathématiques.

Mais tel un ultime défi, sa mémoire avait obstinément gardé quelques vers d’un poète qu’elle chérissait. Des vers-prières comme elle aimait à le penser ; elle les égrainait chaque soir avant de s’endormir.

Deux jours après leur rencontre, alors que le brouhaha du moussem s’entendait à plusieurs kilomètres à la ronde, Achour Benachour épousa Hanya Arlal. Pour célébrer leur mariage, la famille de la jeune femme réunit les proches pour une petite cérémonie qui finit par rassembler beaucoup de monde. Les pèlerins s’invitèrent dans les rondes des ahidous jusqu’au petit matin. Des chants en l’honneur des mariés furent clamés et une grandiose fantasia attira les meilleurs cavaliers. Les youyous fusaient de partout et les plats de couscous et de fruits opulents garnissaient les tablées improvisées.

Le lendemain, à quatre heures du matin, alors que les festivités du mariage se poursuivaient, Achour et Hanya s’installèrent dans le car en partance pour Azrar.

La veille de leur départ, Hanya avait rassemblé quelques effets personnels : robes, foulards en soie, bijoux en argent… Elle les avait rangés soigneusement dans un grand baluchon imprimé d’arbres fleuris. Un petit, tout petit tapis, trouva sa place au fond d’une besace. Hanya gardait précieusement cette tapisserie aux losanges rouges et jaunes, tissée et offerte par la grand-mère maternelle alors qu’elle n’était pas plus haute qu’un épi de blé.

Dans un sac en osier, sa mère avait glissé une douzaine de mélouis, un gros pain, un pot de miel, deux grenades, de l’absinthe et de la menthe sauvage.

Hanya était impatiente, impatiente et joyeuse de découvrir Azrar, de voir ses rues, ses immeubles hauts, ses marchés, les vitrines des beaux magasins… Quand le car s’engouffra dans la ville, il n’était pas loin de vingt-et-une heures. Les boutiques étaient déjà fermées, les rues désertes et le ciel sans la moindre étoile. Elle frissonna à la vue des silhouettes furtives et chuchotantes. Des chiens errants l’incitèrent à presser le pas et à solliciter le bras d'Achour.

Le sac à la main et le baluchon sur le dos, elle espérait quelques mots pour chasser sa peur. Lui, il ne disait rien. Elle, le regard inquiet, scrutait les alentours. Ce n’était vraiment pas comme cela qu’elle imaginait Azrar.

Après une heure de marche dans les ruelles sombres et étroites de la ville ancienne, Achour s’arrêta enfin devant une grande porte en bois qu’il ouvrit après plusieurs tours de clefs, toutes de tailles différentes.

Hanya ôta ses chaussures et franchit le seuil de sa nouvelle maison. Une appréhension diffuse serra son ventre. Elle maudit le diable et s’avança vers le hall. Achour lui fit visiter les trois pièces, la cuisine et la salle d’eau sans trop s’attarder, sans rien expliquer. Des carreaux de ciment ocre et jaune couvraient le sol. Au centre d’un grand patio, éclairé par une lune blafarde, l’olivier se tenait majestueusement. Elle s’approcha de la fontaine bleu-de-Fès accolée au mur du fond, se lava les mains puis le visage. Elle remplit sa bouche d’eau et la goûta longuement, aussi savamment qu’un œnologue averti. Après plusieurs tests, elle jugea l’eau bonne, mais pas aussi bonne que celle qu’elle puisait au puits de son village.

— L’eau de la fontaine ne vient pas de la montagne insista-t-elle à plusieurs reprises en s’adressant à Achour.

Rapidement, elle alluma le brasero. À peine une demi-heure plus tard, le thé était prêt, les crêpes réchauffées et enduites de beurre et de miel.

Les jeunes mariés s’installèrent dans le patio pour un dîner frugal mais appétissant.

La lune disparut soudainement.

Le silence, entrecoupé seulement par les gorgées de thé sirotées à grand bruit par Achour, était tapi dans tous les recoins, observant attentivement le jeune couple.

Hanya tendit un deuxième verre de thé à Achour.

Sans se retourner vers elle, il se racla la gorge :

— Écoute-moi, Hanya, il y a un point que j’aimerais éclaircir avec toi. C’est préférable que tu le saches dès maintenant. Je suis quelqu’un d’honnête. Tu vas me comprendre, j’en suis certain. Voila : dorénavant, tu n’as plus le droit de sortir de la maison. Tu n’as plus le droit d’aller dehors. C’est ma décision et, comme tu le sais, tu dois respecter mes décisions. Je le fais par nécessité. Je ne suis pas méchant. Tu seras traitée comme une princesse, tu ne manqueras de rien. Je ferai toutes les courses, j’apporterai ce que tu me demanderas. Je ferai tout pour que tu sois heureuse. Les cinémas, les rues, les magasins… ne sont pas des endroits convenables pour toi. Tu me comprends ?

Figée. Hanya eut le souffle coupé et peina à respirer pendant de longues minutes.

Le regard sombre et la voix éraillée :

— Tu veux m’enfermer ?

Achour, les yeux rivés sur ses échasses :

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es grande, très grande. J’aime les femmes grandes, c’est pour ça que je t’ai épousée. Tu es grande et belle. Je suis moche et petit. Je ne veux pas que les gens de la ville remarquent que tu dépasses les 1m80, alors que j’atteins à peine 1m47. Ils vont ricaner derrière mon dos. Je ne le supporterai pas. Tu comprends maintenant ? Je n’ai pas le choix. Ça sera comme ça.

Achour regarda tendrement Hanya :

— On sera heureux, fais-moi confiance. Tout ira bien. Tu n’as rien à faire dehors, la ville n’est pas comme tu l’imagines.

Hanya but son thé. Avala toutes les crêpes. Elle ne se soucia plus de Achour. Il cessa d’exister pour elle. En quelques minutes, dans sa tête, elle l’avait tué, enterré et fait son deuil.

Sans larmes et sans regrets, Hanya s’engouffra dans une vie vide et sans horizon. Une vie menée au jour le jour, comme elle venait, rythmée par des moments d’orgie pour ne pas sombrer définitivement dans la folie.

Manger.

Encore et encore.

Tout le temps.

Le jour. La nuit.

En quelques mois, elle se métamorphosa : une géante colossale au pied de laquelle Achour paraissait minuscule. Minuscule et insignifiant.

Plus elle grossissait, plus Achour maigrissait. De la peau grisâtre sur des os saillants, on aurait dit un squelette ambulant. Voire un revenant.

« Cette femme est une ogresse. Je me suis marié avec une ogresse. Un jour, elle va tous nous manger. Je ne la reconnais plus, elle n’est pas celle que j’ai épousée, elle m’effraie. On dirait qu’elle me mange… regardez-moi, regardez-la ! ».

Achour vociférait, gesticulait, tournait en rond, marmonnait des obscénités chaque fois qu’il croisait Hanya la bouche pleine.

Un jour, excédé, il la menaça en serrant les poings.

Elle le méprisa.

Hors de lui, il saisit un bâton et s’avança vers elle avec la ferme intention de la frapper. D’un bond éclair, Hanya l’attrapa par la gorge et le souleva. Ses échasses ne touchaient plus le sol :

— Si tu recommences encore une fois, une seule fois, je ferai de toi une bouchée, peut-être deux, mais pas plus. Ne t’avise plus jamais de me menacer. Il me suffit de serrer mon pouce et mon majeur autour de ton cou pour que ton âme séquestrée dans ta tête de mauviette te quitte comme on quitte une merde !

Hanya desserra ses doigts.

Achour s’écrasa par terre.

Suant à grandes gouttes, il suffoqua. Il venait de frôler la mort.

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