Chapitre VII

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Toutes les nuits, Hanya prenait possession de la cuisine et ne la quittait que vers les premières lueurs du matin. Fouiller et farfouiller dans les placards à la recherche des restes de la veille était un impératif inévitable. Il lui fallait un quelque chose pour son ventre qui grommelait à grand bruit, ne serait-ce qu’une datte ou un bout de pain. Une fois les revendications abdominales calmées, elle retirait du garde-manger la jarre de beurre frais sans oublier le pot de miel. Elle les plaçait sur une petite table en bois soigneusement dressée et dissimulée dans le coin le plus reculé de la pièce. Autour du gros pain d'orge, elle alignait des coupelles d’olives, de piments et d’oignons marinés. Elle aimait se régaler aussi de viande confite. Une fois la graisse fondue dans une large poêle, elle ajoutait les œufs, l’un après l’autre, sans jamais les touiller. Quand elle estimait le plat prêt, elle s’asseyait confortablement et mangeait avec appétit. De temps en temps, sa main plongeait dans un gros panier en osier débordant de noix et d’amandes. Encore enfant, Hanya vouait une passion immodérée pour tous les oléagineux, sans exception aucune. Elles ponctuaient ses repas et accompagnaient le riz au lait mitonné patiemment, pour ses fringales nocturnes et pour le bonheur de ses enfants. Achour avait horreur du lait et était allergique aux fruits à coque.

Cette abondance de nourriture ne suffisait pas toujours à combler son appétit insatiable et, l’aube approchant, il devenait si féroce et si impérieux qu’elle confectionnait une douzaine de crêpes en très peu de temps. Pas n’importe quelles crêpes, mais les meilleures entre toutes, les plus savoureuses, les bien-nommées razzats el kadi.

Dans son village natal, aucune autre femme n’atteignait sa dextérité ni ce tour de main unique qu’elle avait pour donner aux razzats el kadi un croustillant, un moelleux et un feuilletage jamais égalé. Elle les dégustait, accompagnées d’un thé à la menthe ou à l’absinthe qu’elle sirotait lentement, le regard perdu dans le vide.

L’odeur des crêpes dorées, nappées de beurre frais, se répandait dans la maison et réveillait violemment Achour et les enfants. Mais, jamais, ni les enfants, ni Achour, ne prenaient le risque de se hasarder vers le foyer assiégé.

Tous savaient qu’elle ne tolérait la vue d’aucun des siens quand elle se livrait à ses orgies nocturnes. L’approcher dans ces moments, c’était à coup sûr courir un réel danger. Un proche d’Achour racontait avec frayeur et dégoût, que la fille d’Arlal avait mordu jusqu’au sang le petit d’un épicier d’à peine six ans, confié à elle à la suite d’une urgence qui avait éloigné les parents du pauvre enfant.

Quand la nuit levait le camp, Hanya regagnait la chambre. Grommelant et pestant, elle se jetait sur le lit. En s’étalant, son poids astronomique déséquilibrait la couche qui ne manquait pas de vaciller. Il fallait voir Achour se cramponner de toutes ses forces à ce qu’il pouvait pour ne pas se cogner contre le carrelage ! Frissonnant de peur et de rage, il se demandait parfois si Hanya n’était pas une ogresse, une ogresse pour de vrai, comme dans les contes de son enfance. Pour lui, elle n’était pas différente d’une bête effrayante qui regagnait sa tanière une fois la chasse terminée, la proie dévorée. Un fauve repu.

Quand elle était d’humeur va-t-en-guerre, elle l’éjectait du lit, d’un simple mouvement d’épaule. Dans ces nuits incertaines, l’inconséquent époux couchait sur une hssira, posée à même le sol.

La fille d’Arlal parlait peu. Elle bavardait quelques fois avec ses deux enfants mais ne s’adressait que rarement à Achour. Au fil du temps, elle avait un quelque chose d’indéfinissable, une sorte de présence inquiétante, une odeur qui mettait mal à l’aise, une odeur animale qui imprégnait l’air, les murs, le mobilier, les enfants. Une émanation qui prenait au ventre. Elle ne sentait pas mauvais. Non. Elle sentait la bête de la forêt ou des montagnes inaccessibles. Ses effluves étranges alimentaient l’imaginaire d’Achour qui était à deux doigts de jurer que sa femme était bel et bien une ogresse.

Il y avait aussi des jours heureux, saturés de rires et joie de vivre. Joie incertaine, toujours furtive. Dans ces moments, Hanya succombait à la moindre occasion pour s’amuser, aux dépens d’Achour, bien évidemment. Pour se distraire et passer un bon moment, elle l’empoignait d’une seule main et le maintenait en l’air pendant plusieurs minutes avant de se décider à le lâcher d’un coup. Achour se débattait, criait, gesticulait… Bavant de rage, il essayait à son tour d’attraper Hanya, mais sans jamais réussir à l’atteindre. Ses échasses s’entrechoquaient. Rouge écarlate et les yeux exorbités, le pauvre homme appelait à l’aide. Et plus il protestait, plus elle se gondolait de rire. Les enfants accouraient pour ne rien rater du spectacle et être là, à l’affût des jurons éructés par leur père, scatologiques, désopilants, orduriers, hilarants à se décrocher la mâchoire, à se rouler par terre, à se pisser dessus. Ce qui leur arrivait souvent.

Une nuit du mois d’août, un fantôme fit irruption dans la cuisine. C’était une nuit chaude, drapée d’un immense ciel étincelant. Une douce lumière argentée éclairait le patio et diffusait dans les coins les plus sombres. Comme d’habitude, Hanya fouinait dans le cellier, inspectant paniers et estaminets, en quête de victuailles.

— Je suis le fantôme de ton arrière-arrière grand-mère maternelle, souffla le spectre. Je suis Lalla Rkia. Tu n’as pas à avoir peur de moi, je suis là pour t’aider. Et s’il te plaît, ne fais pas comme le commun des mortels qui hurlent à la vue d’un fantôme. Épargne-moi ce spectacle affligeant.

L’air imperturbable, Hanya dénoua l’attache d’un linge rempli de pains au sésame préparés la veille.

— Tu ne me fais pas peur, dit-elle en secouant la tête. Tu me déranges, c’est tout. Et sache-le, je n’ai nullement besoin de l’aide de qui que ce soit.

Lalla Rkia, un peu décontenancée :

— Je passai dans les environs l’autre jour et, comme ta maison était sur mon chemin, je décidai de te rendre visite. Vous étiez tous dans le patio et il ne me fallut pas beaucoup de temps pour constater la souffrance sur le visage de chacun d’entre vous. Je sus tout de suite que quelque chose clochait. Une profonde mésentente, comme un abîme entre toi et Achour… Quel est ce désarroi, Hanya ?

— Garde tes mièvreries pour d’autres que moi. Je ne mange pas de ce pain. Pousse-toi de là, tu me gênes. Tu dois savoir que personne n’entre ici quand je me livre à mes orgies. Qui t’a envoyée ? Je ne t’ai jamais appelée, retourne d’où tu viens et laisse-moi en paix.

— Tu aurais dû m’appeler.

Hanya fit face à Lalla Rkia :

— Ne me dis pas que vous n’avez rien entendu, toi et les autres, que vous n’avez jamais rien vu ? Je suis emprisonnée depuis huit ans. Huit ans sans mettre le nez dehors ! Où vous étiez toutes ? Où vous étiez tous ? Il fallait venir avant, c’est trop tard maintenant. Pars et ne t’avise pas de revenir.

Lalla Rkia se tut un long moment.

— On n’est que des fantômes, ma fille. Beaucoup de choses nous échappent. On n’est pas plus doués que quand on était sur terre.

Hanya mordit à pleines dents dans un melon.

— Va-t’en maintenant. Nous n’avons plus rien à nous dire. Tu passeras le bonjour à la bande de fainéants que sont mes chers ancêtres. Des branleurs. Tous des branleurs et je mesure mes mots. Je sais ce que je dis. Ne fais pas mine d’être choquée. Éloigne-toi. Disparais de ma vue, quand je suis en colère, je suis capable du pire.

Hanya retroussa ses manches, mélangea l’eau et la farine dans un grand plat.

L’arrière-arrière-grand-mère, le visage fermé, s’avança lentement vers elle.

— Je vais convoquer les immortels pour une réunion d’urgence. Cela s’impose. Le plus difficile sera de mettre la main sur ton arrière-grand-tante paternelle. Aux dernières nouvelles, elle s’était amourachée d’un gitan, un certain Miguel Amaya, de Jerez, à ce que l’on dit. Elle s’était initiée au flamenco et suivait le gitan dans tous ses voyages.

Après un long soupir, l’aïeule esquissa un sourire.

— Tes ancêtres sauront t’aider. Je pars les informer. Je serai de retour dans trois jours, jours d’ici j’entends. Quoi qu’il arrive, je reviendrai.

L'âme en peine, Lalla Rkia s'éclipsa en s’évanouissant derrière le mur du fond. Jamais vivant ne l’avait reçue avec autant d’aplomb.

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