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Le vestibule de la célèbre radio faisait moins penser à l'épicentre des Arts et des Lettres français qu'au bordel qu'il fut jadis. Luxueuse moquette, surfaces de vinyle laquée rouges et noires et spots épars incrustés dans le plafond, tout ici évoquait l'atrium d'une boite de nuit SM. En face des portes automatiques, un escalier de bakélite carmin montait vers les studios. En bas des marches une polisseuse gisait sur le flan et un uniforme bleu pâle trainait sur la troisième. A droite de l'entrée, derrière un long comptoir de marbre noir luisant, une chemise blanche floquée d'un badge "Groupe SMG Sécurité" flottait sur le dossier d'un siège de bureau. Bertrand n'eut pas à se pencher, il savait qu'un pantalon a pince s'étalait sur l'assise et qu'une paire de chaussures trainait sous le comptoir. Il commençait à avoir l'habitude.
Les escaliers conduisaient à un long couloir ouvert sur un coté, dont la grande surface vitrée à double vitrage offrait une vue globale sur un studio plongé dans la pénombre. Quelques projecteurs miniatures éclairaient les murs, la table centrale et les micros, donnant au studio d'enregistrement des airs de piscine, ou d'aquarium géant. Au fond une fenêtre de trois ou quatre mètres de large indiquait la présence de la régie. Bertrand s'y rendit en longeant le corridor jusqu'à une porte surmontée d'une applique lumineuse éteinte.
Cette pièce dépouillée et lumineuse jurait au milieu du décor érotico-futuriste de la station. Elle était constitué d'un bureau en contre-plaqué de bois clair dans lequel s'incrustait une console de mixage. Au-dessus, un micro flottait au bout d'une perche à côté d'un écran d'ordinateur. Quelques téléphones et une chaise de bureau complétait le mobilier.
La table de mixage était de dimensions modestes, loin du cockpit d'avion qu'il avait imaginé. Bertrand s'en approcha et passa les mains sur les boutons colorés. "Fad.", "Pan.", "Preamp.", "Cut", il n'y a guère que "Mast. Vol. 1" qu'il comprenait. Il réalisa soudain que la mission qu'il s'était fixé l'avant-veille — et qui semblait alors pleine de bon sens — n'était peut-être pas réaliste.
Il avisa dans un coin de la pièce une armoire métallique à double battants. Elle renfermait sur deux rangées une douzaine de vieux classeurs numérotés. Il se saisit du premier, dont la couverture indiquait "BX415 - Centre de Distribution de Modulation - Manuel". Sans doute la documentation d'un précédent modèle. Il le reposa et se tourna vers la console. Il devait se résoudre à avancer à l'aveugle. « Un homme d’action ! » se dit-il en frappant dans ses mains.
Il se donnait quatre heures avant de faire le point. La première fut consacré à l'enregistrement du message. Le logiciel de gestion de la régie était plutôt convivial et détaillait chacune de ses composantes. Il avait suffi de créer un nouveau document, choisir le microémetteur — celui de la régie faisait partie de la liste déroulante — et lancer l'enregistrement. Il avait dû tâtonner. D'abord inaudible, sa voix était passée du saturé aux aigus, puis aux graves, avant de se stabiliser. Quand le son lui avait enfin convenu il avait enregistré le message qu'il avait improvisé. Il contenait de nombreuses hésitations et quelques répétitions, mais il jugea qu'il n'avait pas à être parfait. Il était audible et décrivait ce qu'il attendait de ses auditeurs. C'était amplement suffisant.
Mettre le message sur les ondes avait été d'une toute autre difficulté. Il avait d'abord fallu trouver la machine dédiée à cette tâche. Il la découvrit finalement, au quatrième et dernier étage, dans un local spécifique que Bertrand reconnut à l'inscription sur la porte "Centre de Distribution de Modulation". Face à l'imposante machine il avait de nouveau perdu espoir avant de se ressaisir : il fallait poster ce message, même si ça devait lui couter une semaine d'efforts. Il s'était mis à étudier le contenu de l'ordinateur, comme il l'avait fait pour l'enregistrement, cependant ce logiciel s'exprimait en un langage autrement plus technique. Il fit de nombreuses tentatives, perdit plusieurs fois espoir avant de se reprendre, et avait dû feuilleter le manuel de l'ancienne machine afin d'y apprendre la définition de quelques termes sibyllins.
Son téléphone portable branché sur le site web de la station, lui servait de récepteur radio. Il resta désespérément muet durant une bonne partie de l'après-midi, jusqu'à ce qu'enfin, à la suite d’une énième tentative :
« Bonjour, mon nom est Bertrand Garnier... J'espère de tout cœur que vous êtes là, quelque part... J'espère que vous écoutez ce message... Nous sommes le vendredi 16 septembre 2016. Il y a deux jours, quand je me suis réveillé, il n'y avait plus personne dans les rues, plus personne sur mon lieu de travail, plus personne dans ma ville. Tout le monde avait disparu... Enfin, toute la population humaine, car pour le reste tout semblait identique. J'ai un chien qui m'accompagne, et ni lui ni aucune autre espèce ne semble avoir été touché par cette... ce cataclysme... Je n'ai croisé personne depuis mercredi... J'adresse ce message à quiconque est capable de l'entendre. Si vous entendez ceci, c'est que vous n'êtes pas seul, et moi non plus... Je pense qu'il en va de notre survie de nous rencontrer. Si c'est aussi votre avis, je vous donne rendez-vous chaque jour à dix heures du matin sous la Tour Eiffel... C'est à Paris, bien sûr... Je répète : dix heures du matin, tous les jours, sous la Tour Eiffel. J'espère vous y trouver... En attendant, bonne chance à tous... C'était Bertrand Hubert Garnier, le 16 septembre 2016. »
Il se retint de finir son élocution par un « Fin de la transmission » pour ne pas sonner comme un épisode de Star Trek. Il termina l'enregistrement d'un clic et appuya ensuite sur le bouton "LOOP". Il resta debout devant la console quelques instants, pour s'assurer que le message tournait bien en boucle.
Quand il sortit des locaux de la radio le ciel se teintait de nuances ocres. Il prit une grande respiration satisfaite. Il éprouvait le même sentiment de devoir accompli que celui qui l'habitait quand il rentrait du travail. Il retourna à ce qu'il nommait « son » appartement.
Il n'avait pas mangé depuis le matin et se fit une grosse assiette de pates bolognaises qu'il mangea devant la télévision. Il avait choisi parmi la collection de DVD « Je suis une légende » en espérant y repérer quelques idées. Hélas il n'y trouva rien d'autre qu'un maigre contentement : sa situation n'était pas si mal, en comparaison de ce qu'elle aurait pu être s'il avait eu à combattre des morts-vivants...
Ce soir-là il s'endormit sur le canapé et ne se réveilla qu'à huit heures le lendemain. Dans son lit.
Ce fut une nuit réparatrice, de celles qu'on n'expérimente vraiment qu'en vacances. Il se sentait dans une forme éblouissante et se leva d'un bond. Il fit la conversation à Samy pendant qu'il se préparait. « T'as vu mon pépère tout ce qu'on a fait hier ? Tu t'es drôlement bien tenu pendant que je bidouillais la machine, c'est très bien, tu as été très sage... Et qu'est-ce qu'on va faire aujourd’hui ? Tu as une idée ? »
Lui-même ne savait pas. Il n'avait que de vagues idées touristiques, sans être sûr qu'elles étaient bonnes, ni même réalisables. Il se demandait en particulier s'il pourrait visiter des musées, ces lieux si bien gardés dans les films. Pour l'heure, et pour les jours à venir, il n'avait pour seule obligation que de se tenir près de la Tour Eiffel.
Il n'avait mis son message en onde que depuis dix-huit heures environ, et imaginait tous les potentiels voyageurs venir de loin. Il s'y rendit donc sans trop espérer et se posta derrière les bâches du manège trente minutes en avance. Il se fatigua assez vite d'épier la zone de rendez-vous et se dit que les gens qui viendraient jusque-là ne le feraient pas pour rien ; ils manifesteraient sans doute leur présence d'une façon ou d'une autre, ce qui ne manquerait pas de l'avertir. Il sortit un livre de sa veste et poursuivit la lecture de son roman. A dix-heures trente il en eu assez et quitta les lieux. « Que dirais-tu de faire un peu de tourisme mon pépère ? Paris-by-Day et avec personne, un luxe que même les plus grands n'ont jamais pu se permettre ! ». Il consulta le GPS et chercha les points d'intérêts à proximité. La carte se couvrit de petits cercles mauves. « Bon... je propose qu'on se balade au hasard et on s'arrêtera quand on verra quelque chose d'intéressant. »
Ils passèrent ainsi la majeure partie de la journée à se balader en voiture et s'arrêter quand l'envie les prenait. Parfois au milieu d'une rue, parfois dans un parc. Les canards et les écureuils avaient un peu partout commencer à reprendre du terrain. C'était comme s'ils s'étaient multipliés par quatre en quelques jours. Si ce n'était des animaux placides, il aurait pu commencer à se sentir en danger. Samy en revanche prenait grand plaisir à les poursuivre sans montrer pour autant de velléités à les tuer.
La journée passa ainsi tranquillement. Bertrand nota quelques idées de visites pour les jours à venir. Il prévoyait de rester ici quelques temps et n'avait donc aucune raison de gâcher son plaisir en se précipitant.
Il rentra à l'appartement et le trouva trop petit. Trop petit et trop chiche, en comparaison de tous ces bâtiments à colonnades et dorures qu'il venait de côtoyer. La cuisine également lui sembla faire pâle figure, sans compter la cave à vins... Il se résolut ce soir-là à changer de train de vie.
Le lendemain, il fit ses valises et chargea la voiture. Elle était toujours là, dans la même rue, face à la porte d'entrée. Il ne se serait pas attendu à la trouver ailleurs et pourtant il continuait d'éprouver une petite surprise idiote quand il la découvrait au milieu de la chaussée, obstruant la circulation. L'air humide et le ciel variable affectaient son humeur ; il se sentait mélancolique, et infiniment moins énergique que la veille. Il se rendit au rendez-vous malgré tout, comme il s'y était engagé, et se cacha quelques minutes derrière le rideau de plastique, avant de l'écarter et de s'assoir sur les marches, éludant la notion de risque d'un geste vague de la main. Il baissa les yeux sur son téléphone. Il affichait dix heures vingt. Bertrand grommela et se contraint à attendre jusqu'à quarante-cinq.
Personne ne vint.
De retour dans la voiture qu'il avait garé sur les quais, non loin du manège, Bertrand entreprit de mettre en application une idée qui lui était venue la veille : écumer les meilleurs restaurants de la ville. Il avait d'abord repoussé l'idée, persuadé qu'il ne trouverait rien à manger car on y cuisinait — c'est bien connu — que des plats sur-mesure faits à base d'aliments frais. Il s'était pourtant ravisé : sans doute avaient-ils malgré leurs Etoiles quelques éléments préparés, comme des soupes ou des desserts. Et puis il restait leur cave, qui ne manquerait pas de breuvages délicats. Quoiqu'il en soit, « ça valait la peine d'essayer ».
Depuis son téléphone il parcourut la liste des étoilés et porta son choix sur l'Epicure, rue du Faubourg St-Honore. Il fut surpris de découvrir qu'il s'agissait du restaurant d'un hôtel et plus encore, de ne pas y avoir songé plus tôt : les hôtels, ou la solution la plus simple et la plus évidente pour obtenir gite et couvert ! Ils sont ouverts nuit et jour, leurs chambres se déverrouillent au moyen de clés disponible sans effort au comptoir et ils abritent nécessairement un restaurant. C'était donc décidé : ce soir il descendrait au luxueux Bristol. Il en fut tout bonnement ravi et le répéta trois fois, à voix haute et avec un accent bourgeois, pour le plaisir de la sonorité. « Ce soir, je descends au Bristol », puis se penchant sur son chien « Ce soir, mon cher Samy, nous descendons au Bristol, n'est-ce pas délicieux ? ». Il n'avait jamais entendu ce terme, descendre dans un hôtel, ailleurs que dans les films, car il lui semblait qu'on ne descendait pas dans un Formule 1.
Il stationna la voiture face à l'imposante porte tambour et pénétra dans l'atrium pavé de marbre. Sur la gauche se trouvait la réception. Sur le comptoir de noyer aussi brillant qu'une botte de vinyle trônait une minuscule cloche chromée. Au mur, un ensemble de petites cases de bois sombre complétait la touche retro.
Un panneau doré indiquait d'une police précieuse et d'une flèche « Restaurant ». Bertrand continua dans le couloir et aboutit à la salle à manger. Le mobilier XIXème, blanc crème et noisette, s'accordait à merveille avec les éléments de décorations chamarrés. Les chaises, recouvertes d'un tissu a motif géométrique résolument contemporain, cassait joliment la monotonie. Si l'intention est d'évoquer la tradition, le luxe et la modernité, c'est réussi... et ça donne faim, se surprit-il à penser. Il choisit une table ronde de six convives près de la cheminée et retira sa veste. Il la posa sur le dossier d'une chaise et se rendit à la cuisine.
Au contraire de la salle à manger, il n'y avait là aucune intention. Tout était rangé, propre et tendait à l'efficacité. L'acier inoxydable constituait le matériau de base de chacun des éléments de la cuisine. Seules les casseroles en cuivre se détachaient de ce camaïeu d'airain.
Bertrand se dirigea vers le réfrigérateur. Il renfermait une variété impressionnante de denrées crues : légumes, fruits, épices. Trois chaudrons contenaient de la soupe et un quatrième, plus petit, une sauce qu'il ne sut identifier. Il alla chercher une assiette creuse et y versa une louche de soupe à la tomate. Il la réchauffa au micro-ondes et la dégusta debout dans la cuisine. Il s'en servit une autre assiette qu'il dégusta les yeux fermés. Il ouvrit ensuite le congélateur et fit un pas a l'intérieur. Il s'apprêtait à lâcher la porte quand une image lui revint d'un vieux film d’action : un personnage se retrouvait coincé après que la porte se fut refermée sur lui. Il retourna à la cuisine, saisit un billot de bois et le cala devant la porte.
Le congélateur ne contenait presque rien. Il s'en réjouit d'abord, avant de se raviser. La tradition des grands restaurants est sauve, se dit-il, rien n'est congelé, rien n'est préparé d'avance... mais dommage.
La soupe l'avait mis en appétit. Il quitta le restaurant et retourna s'installer au volant de la Prius. Son téléphone repéra une brasserie à quelques rues de là. Il y pénétra d'un coup d'épaule bien senti, et trouva dans la cuisine de quoi préparer un croque-monsieur salade. Il l'accompagna d'un petit vin du Languedoc puis, en guise de dessert, il réchauffa un fondant au chocolat surgelé dont il se reput avec délectation et termina son repas par un verre de calva qu'il dégusta à petites lampées, « pour la digestion ». Il tendit ensuite les jambes sous la table, cala sa tête contre le haut de la banquette en cuir et se laissa aller à une douce torpeur.
Il émergea de son demi-sommeil vingt minutes plus tard, la bouche ouverte et la gorge sèche. Il se servit par-dessus le comptoir un grand verre d'eau qu'il engloutit d'un trait. Il avait prévu visiter le Musée d'Orsay cet après-midi-là mais un sournois mal de crane commençait de l'en faire douter. La voix de sa mère résonna tout à coup entre ses oreilles et lui intima l’ordre de s’en tenir à ses engagements. Son intervention pris la forme d’une maxime fracassante qu'elle avait assenée d’un air grave au retour d’une excursion au Mont-St-Michel : « Un voyage organisé c'est pas un bric-à-brac, faut s’en tenir au programme. »
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