1 — Le fiasco (1)
Un hurlement d’indignation résonna dans le cabinet de mon agent lorsqu’il m’annonça que l’éditeur allait réduire le tirage de mon dernier livre.
— Quoi ? poussai-je comme un aboiement.
Je reposai brutalement la tasse de café sur son bureau et l’inspectai par crainte de l’avoir brisée. Mes cheveux en bataille et tous les autres poils de mon corps se hérissèrent tandis que la colère envahissait ma poitrine sous forme d’une chaleur montante.
— Le marché n’a pas accueilli ton bouquin aussi bien qu’on l’espérait, déplora mon agent. Une confusion du public, a priori.
Frank me tendit un papier qui synthétisait des critiques de mon ouvrage. Je le rangeai dans mon sac sans prendre la peine de le lire puis retournai à la joute verbale.
— Comment ça, une confusion du public ? m’insurgeai-je. C’est un livre sur l’histoire du transport ferroviaire, il s’attendait à quoi ? Des bateaux ?
— À ce que tu parles du train.
— Je l’ai fait, répliquai-je sèchement.
— Non. Du train, insista-t-il. Le gros.
— Le train, tu veux dire, le train ? m’étonnai-je, l’exaspération persistante. Mais personne ne sait depuis quand il existe, personne ne sait comment il marche, personne ne sait pourquoi il fait le tour du monde. Comment aurais-je pu écrire à son sujet ?
— Tu as quand même recherché un peu, non ? questionna calmement mon agent. Tu aurais pu en parler pendant un chapitre, n’est-ce pas ?
Et voilà que ça allait être ma faute…
— Mais on ne connait rien de cette foutue machine, bordel ! pestai-je. Tu voulais quoi ? Que j’invente une belle histoire pour dire que des poneys roses et des oursons qui pètent des arcs-en-ciel l’ont fabriquée ?
— Et pourquoi pas ? proposa-t-il d’un ton cynique. Ça aurait fait des ventes.
Un « putain de connard » menaça de s’échapper de ma bouche.
— Désolé, mais je n’écris pas de l’imaginaire, répondis-je sèchement. Le seul gars à ma connaissance qui a tenté le coup sur ce sujet, c’est ce professeur à la fac d’Augusta qui a fini par devenir la risée du monde scientifique. C’est ça que tu veux ? insistai-je. Me voir traîné dans la boue par les historiens ?
L’exaspération accélérait mon cœur, je m’arrêtai, puis je massais ma tempe. La veine sur mon front allait éclater.
— Calme-toi, Alex. Excuse-moi, je me suis mal exprimé, tenta d’apaiser mon agent. Je pense que le public attendait que tu l’évoques à minima, mais tu n’en parles jamais dans ton livre.
— C’est vous qui avez validé le manuscrit, pourtant, me défendis-je les bras croisés.
— Je reconnais que nous détenons notre part de responsabilité, concéda-t-il difficilement.
Un silence gênant remplaça notre houleuse discussion pendant quelques secondes. Un courant d’air accompagné de cris de gamins provenant de la fenêtre entrouverte me fit retrouver mon calme. À mon grand étonnement, les gosses m’énervaient. Puis je brisai le mutisme après avoir baissé d’un ton.
— Frank, j’ai un autre projet sur lequel j’ai commencé à travailler, annonçai-je.
— Ah oui ? Toujours sur le ferroviaire ?
— Non, un sujet différent qui me passionne tout autant depuis la fac d’Histoire.
Je m’arrêtai puis sortis de mon sac un manuscrit plein de ratures, de gribouillages, de dessins, de photos, de feuilles mal attachées et les déposa sur son bureau. Une partie tomba au sol, je les ramassai en soufflant dessus.
— Nigel Van Enhoorte ? lut mon agent. Tu veux parler de l’explorateur ?
— Ouais, confirmai-je en ajoutant le reste des documents. Je sais qu’on a déjà écrit plusieurs bouquins sur lui, dont les Mémoires officiels, mais je souhaite tenter un autre angle.
— Lequel ?
— Les livres racontent tout de ses expéditions, ses découvertes, mais jamais des préparations, des répercussions de l’étude des artefacts, ou encore de la logistique qu’il déployait.
— Ah, je vois, répondit calmement Frank.
Il rassembla et réaligna les feuilles de mon brouillon proprement puis les posa avec délicatesse sur son bureau. Ses mains se joignirent devant sa bouche et il me regarda droit dans les yeux, je me sentis intimidé.
— Et qu’est-ce qui te fait croire que le public accrochera ? questionna-t-il, inquisiteur.
— J’espère proposer un contenu inédit, annonçai-je sûr de moi, sans vraiment l’être. Tu vois, les Mémoires sont plutôt vagues. Et il s’est arrêté sur un échec : l’expédition dans la région de la Brume.
— Oui, c’est un fait connu.
— Mais pourquoi un type aussi ambitieux aurait-il mis fin à sa carrière sur cette note mitigée ? demandai-je avec une once d’excitation en levant les bras. Je veux raconter ça, conclus-je en écrasant mon index sur mon brouillon.
Mon doigt froissa la feuille, je la frottai par réflexe.
— Si je comprends bien, tu désires te focaliser sur les coulisses et les derniers moments de sa vie après son entreprise ratée.
— Exactement, hochai-je de la tête.
Frank me regardait, pensif. J’essayais de deviner ce qui pouvait mouliner derrière ses yeux marron, eux-mêmes derrière ses grosses lunettes posées sur une tête de con. Il la releva de ses mains jointes, aplanit ses cheveux en arrière, et me balança sèchement :
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas quoi ?
— L’entreprise derrière l’image de Van Enhoorte est assez protectrice avec lui. Tu ne risques pas de l’écorner ? s’inquiéta-t-il.
— Comment ça, l’écorner ? répondis-je en feignant l’incompréhension. Tu as peur que je dise que c’était un vieux sénile au lieu du grand héros dépeint dans les bouquins officiels ?
— Par exemple.
— Et si je découvre dans mes recherches que c’était le cas ? Tu sais très bien que je ne ferai pas les choses à moitié, surtout pour un sujet aussi fascinant.
— Au vu du succès mitigé de ton dernier livre, la maison ne prendra pas d’autres risques avec toi, répondit-il d’un ton monotone, presque paternaliste.
— Je vois, constatai-je d’un calme qui m’étonna moi-même.
Un nouveau silence gênant régnait dans le bureau, perturbé par le tic tac d’une vieille horloge comtoise et le ronronnement du filtre d’un aquarium ainsi qu’un « plouf ». Deux poissons se chamaillaient, j’aperçus une écaille luisante tomber sur le substrat, de vraies teignes ces bestioles.
— Écoute, Alex, je comprends que ce projet te tient à cœur, essaya-t-il pour m’amadouer. J’en parlerai au comité d’édition et plaiderai pour que tu puisses au moins conduire tes recherches dans de bonnes conditions.
— Et s’ils ne t’entendent pas ?
— Pourquoi poses-tu une question dont tu connais déjà la réponse ?
Je remis mon masque de cordialité sur mon visage, me levai, repris mes affaires, rangeai tout dans mon sac, le hissai sur mon épaule droite, puis serrai la main de Frank par pure politesse. Salut, merci pour le café, tiens-moi au courant, oui, promis, je ferai un point de situation régulièrement, puis quittai le bureau.
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