1 — Le fiasco (2)

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La porte de mon appartement claqua violemment une fois rentré. Je balançai mon sac sur le canapé, m’étendis sur le fauteuil, et vidai mon dictionnaire d’insultes en massant mon crâne. J’avais réussi à tenir tout le long du retour en tram, une vraie bombe à retardement. D’un geste fébrile, je sortis le papier avec les critiques et le parcourus en diagonale.

Confusion du public, mon cul, oui. Des commentaires déploraient bien l’absence de propos sur le train. Et pourquoi ? Parce que cet imbécile d’éditeur l’avait cité, si j’en crois des avis ! Voilà ce qui se passe quand un service communication raconte dans trucs sans vous le faire relire avant, quelle bande de tocards. Je jetai le papier avec rage, mais celui-ci se contenta de virevolter pour retourner à mes pieds et se foutre une dernière fois de ma tronche. Pour me calmer, je repris mon sac, déballai mon brouillon, puis consultai le plan de mon nouveau projet et les informations glanées à son sujet jusqu’ici.

Né en 1947, mort en 2020 à l’âge de soixante-treize ans, il y a trente-neuf ans, je devais encore tartiner mes couches à l’époque, Nigel Van Enhoorte trônait au panthéon des plus grands explorateurs contemporains. Son palmarès restait inégalé : première expédition sur le continent gelé d’Australis, cartographie d’une partie du désert Mugulu, découverte de l’île Malagasy, premier contact avec des populations reculées, même ses héritiers ne pouvaient se vanter de tels exploits durant leur carrière.

Les aventures de Van Enhoorte étaient financées à la fois par l’Université d’Augusta, dans laquelle il enseignait, mais aussi par une entreprise privée qu’il pilotait. L’un des éléments qui me fascinaient à son sujet, c’était sa capacité à planifier des projets dans une contrée encore peu explorée, voire pas du tout. Il préparait ses itinéraires, considérait le matériel dont il allait avoir besoin, embarquait avec lui ses plus proches collaborateurs, ses étudiants qui arrivaient à supporter son caractère imbuvable, il en avait la réputation, ses héritiers quand ils atteignirent l’âge, et partait en vadrouille.

Le train, le fameux qui me valut une récente crise de nerfs, fut aussi d’une grande aide pour Van Enhoorte. Cette machine faisait le tour du monde depuis la nuit des temps, à en croire les maigres informations à son sujet. C’était même l’unique transport capable de rejoindre le continent occidental en face de l’océan. Quel intérêt aurions-nous eu de construire un autre moyen, ou des bateaux pour le traverser, avec tous les dangers qui accompagnaient un tel projet ? Voilà pourquoi je n’avais pas identifié le besoin de parler de ce train dans mon précédent livre. Tout ce que j’aurais évoqué, c’était des inconnues maintes fois répétées. Si on me demandait de citer une seule preuve pour démontrer l’ignorance à son sujet, je répondrais son nom : tout le monde l’appelle le train. Alors qu’il existe la ligne Transorientale traversant notre continent d’est en ouest, l’Aérienne de Iunis roulant sur des ponts tellement hauts qu’on croirait qu’elle vole le long des montagnes, ou encore celui affectueusement surnommé « l’Anguille » qui relie des îles séparées par la mer grâce à un tunnel sous-marin. Le train ? Il s’appelle le train, comme quelqu’un qui aurait appelé son chien le chien. Bravo l’imagination !

Merde, voilà que je m’énervais à nouveau.

J’inspirais et expirais à plusieurs reprises pour recouvrer mon calme puis repris la lecture de mes notes.

Grâce à sa portée mondiale, le train constituait le moyen de déplacement privilégié de Van Enhoorte. Cela lui permit de découvrir des sociétés recluses, moins développées que la nôtre, mais qui le vivaient très bien, et ne prêtaient pas attention à ce monumental serpent de métal qui passait mensuellement pas loin de leur village. Van Enhoorte avait néanmoins observé qu’il rythmait leurs rites sans qu’ils ne s’en rendent compte. L’exploration du continent gelé d’Australis fut également rendue possible par le train.

En plus de moyens de déplacement bien pratiques, Nigel Van Enhoorte voyait aussi ses expéditions sponsorisées par des entreprises technologiques qui se faisaient un peu de pub. Il utilisa par exemple pour la première fois la TALD, pour Télédétection par Analyse de la Lumière et Distance, à Australis. Ce dispositif recourt à une tête de repérage installée sur un trépied qui tourne, bombarde de points lumineux, calcule l’éloignement et le temps mis par le faisceau à revenir, et crée une projection tridimensionnelle de la scène. D’après les Mémoires officiels et d’autres rapports, c’est cet appareil qui permit de révéler l’existence de ruines de maisons et d’édifices d’un petit village antique dont la fondation remonterait à plusieurs millénaires, sur le continent d’Australis. Bien joué.

L’élément qui me dérangeait le plus avec la saga Van Enhoorte, c’était sa fin. Un homme à la vie aussi accomplie s’était arrêté sur un échec : l’expédition dans la région de la Brume en 2011. Peut-être le projet était-il trop ambitieux, me disais-je pour tenter de relativiser ce sentiment. Cet endroit singulier de notre monde avait semé la débâcle pour la totalité des études qui voulurent percer son mystère, avec comme première question : qu’est-ce que c’est ?

Une bonne base de départ se trouvait dans les Mémoires officiels de Van Enhoorte qui décrivaient la région ainsi :

Une immense étendue qui se dresse entre l’Héral, Maia, et se termine vers la région des Karpaty. Aucun explorateur n’a su par quel bout prendre l’étude de cette zone, car après seulement un pas dedans, on se retrouve submergé et enfermé dans un cercueil immaculé tellement épais qu’il est impossible de voir l’extrémité de ses doigts. Tendez votre bras, et vos mains disparaîtront dans le néant blanc. Sa luminosité surnaturelle trompe votre vision et peut même déclencher des crises d’épilepsie pour les personnes les plus sensibles. Bien qu’il s’agisse d’un écran monochrome, vos yeux ne pourront s’empêcher de générer des formes et votre cerveau interprétera ces signaux sous la forme d’une profonde détresse et d’un malaise. Entrer dans la Brume, c’est comme pénétrer dans une pièce confinée qui isole tous vos sens. Votre vue se met à imaginer des silhouettes. Votre ouïe devient inutile, cette matière en suspension dont la densité n’est pourtant pas avérée étouffait le moindre son. Même votre toucher sera perdu, car il vous fera ressentir l’étrange impression d’être immergé dans un liquide. Il ne règne cependant aucune humidité dans cet endroit, votre bouche et votre nez resteront desséchés. Demeurer trop longtemps dans cette zone présente de forts risques en raison d’un atroce effet d’apnée vous prendra. Bien que l’air y soit parfaitement respirable et qu’aucun des relevés chimiques n’ait jamais émis de contre-indication, votre corps se retrouvera rapidement en panique et vous sentirez l’oxygène s’extraire de vos poumons sans pouvoir y retourner.

Mémoires de Van Enhoorte — chapitre 13

À peu près tous les livres de géographie et d’histoire que j’ai pu lire décrivaient la Brume d’une façon similaire. Et pour résumer, c’est une vaste étendue de rien. La superficie fut estimée à quelque six cent mille kilomètres carrés recouverts en permanence d’un voile cotonneux blanc qui lui attribua ce nom de « région de la Brume ». Van Enhoorte avait plutôt bien récapitulé ses caractéristiques étranges.

J’ai moi-même eu l’occasion de traverser cette région avec le train, l’unique véhicule qui puisse la franchir sans sourciller. Un autre mystère à son tableau, tiens. Je revenais de Januaris où j’avais rencontré des experts du domaine ferroviaire industriel. La curiosité me fit tester l’expérience soi-disant angoissante de ce spectacle. J’avais ouvert le store de ma cabine, regardé ce mur blanc uniforme, quelques formes apparaissaient dedans, probablement mon cerveau qui me jouait des tours, mais je ne ressentis rien de spécial. Mon cas doit être plus désespéré que je ne l’imaginais.

L’expédition avait tenté, à l’époque, de l’explorer avec l’aide de la TALD. L’équipe portait des combinaisons environnementales, les membres accrochés les uns aux autres par des cordes reliées à l’extérieur du brouillard. Des treuils restaient prêts à les tracter comme de gros sacs en cas d’incident. Tout ceci les avait obligés à garder une forte proximité entre eux. En y repensant, ça devait être assez comique. L’image obtenue par l’outil de cartographie fit le tour des revues scientifiques, et même de la presse spécialisée. Elle représentait une bouillie de gribouillages, de points, de traits, de courbes, en résumé, le dessin d’un môme de trois ans. Les experts de la technologie estimèrent que la matière en suspension dispersa les émissions de la tête. Ils revinrent de la zone avec plus de questions qu’ils n’en avaient au départ.

L’entreprise avait rivalisé de plans de communication pour trouver une victoire dans cet échec et sa biographie le disait elle-même : la dernière expédition de Van Enhoorte fut une aventure riche en enseignements. De mon point de vue, la seule leçon qu’ils en avaient tirée, c’était qu’il n’y avait rien à apprendre de plus. Pour contrebalancer mon sempiternel cynisme, je notais que Van Enhoorte avait quand même aidé à mieux définir les frontières de la Brume et cartographié celles-ci. Les cartes furent mises à jour avec une étendue de rien plus précise.

L’échec de cette expédition me poussa à démarrer avec les préparatifs de Van Enhoorte pour celle-ci, et sur quoi avait-il travaillé ensuite. Les Mémoires ne racontaient rien d’autre à part qu’il « s’est consacré à l’étude des artefacts découverts au fil de ses entreprises jusqu’à la fin ». La seule chose dont j’étais à peu près sûr concernant les neuf dernières années de sa vie, c’était qu’il n’enseignait plus.

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