2 — L’héritière (1)

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L’aide de mon éditeur ne fut pas de trop pour décrocher un rendez-vous avec les héritiers Van Enhoorte. Mes trois courriers adressés à leur domicile restèrent sans réponse. L’idée défaitiste qu’ils ne voulaient pas me voir monopolisait mes pensées. Sans témoignage de leur part, je risquais de galérer pour avancer. Je fus rassuré lorsqu’une lettre de mon agent me confirma une rencontre avec les Van Enhoorte. Ce n’était pas qu’un tocard inutile, finalement.

Les héritiers avaient confié la gestion de l’entreprise familiale à un groupe d’investisseurs et vivaient des dividendes, ou encore des redevances d’exploitation. Ils n’étaient pas à plaindre, et le manoir qui se dressait derrière son muret assortit d'une grille noire l’attesta. J'observais au travers une magnifique maison de maître construite il y a trois cents ans, je dirais. Les murs blancs donnaient l’impression d’une réalisation récente. Les larges fenêtres promettaient un endroit très lumineux. Quant au terrain, à vue de nez, il possédait la même superficie que celui de mon immeuble. La résidence s’entourait d’un resplendissant jardin, d'arbres bien taillés, un portail en fer forgé menant à une allée en gravillons de couleur sable, et une fontaine au fond.

Non, clairement, ils n’étaient pas à plaindre.

Ils me laissèrent tout le temps d’admirer cette ostensible démonstration de fortune pendant que j’attendais qu’on m’ouvre la grille, sous une pluie battante. Ma poisse habituelle avait encore frappé, j’étais parti sans mon parapluie en me disant « ouais, ça va, il fait beau », et à la sortie du tram ce fut le déluge. J’ai été rincé pendant tout le trajet, et j’avais la sensation qu’on ne se pressait pas pour venir. Sans doute pour me laisser profiter de cette douche offerte par la nature. Je me couvrais comme je pouvais avec le col de mon manteau, mais l’eau froide coulait le long de ma nuque. Ça m’énervait doublement, car en plus d’être trempé, j’allais passer pour un gueux.

La petite grille s’ouvrit dans un couinement suraigu avec un homme d’un certain âge derrière qui se présenta comme le majordome des Van Enhoorte. Il était un peu plus grand que moi, une allure très raffinée, un costume impeccable, veste noire, chemise immaculée, pantalon assorti, chaussures brillantes, et pas une goutte de tombée sur sa tenue grâce à un étroit chemin protégé par un toit en ardoises. Ses cheveux gris plaqués en arrière luisaient d’une façon qui me sembla très singulière.

— Monsieur Carezzo, je présume ? demanda-t-il d’un ton posé.

— Euh, oui, bafouillai-je. J’ai rendez-vous avec monsieur et madame Van Enhoorte.

— Veuillez me suivre, je vous prie.

Il ouvrit la marche et m’accompagna jusqu’au manoir. Sa démarche droite et élégante contrastait avec le bruit de sac à patates trempé que mes chaussures et mon pantalon produisaient. Cette pluie avait anéanti tout le soin que j’avais accordé pour me montrer un minimum présentable, ou moins ravagé que d’ordinaire. Elle m’avait transformé en serpillière, les cheveux en bataille collés sur le front, l’eau glacée qui continuait de s’infiltrer dans mon dos malgré l’abri, et je frissonnais par intermittence. Finalement, plutôt que de passer pour un gueux, je m’estimais plus proche du clochard. L’opportunité de laisser une première impression positive fut piétinée, massacrée à la hache, broyée au couteau, et jetée dans un volcan.

— Je vous prie de m’excuser pour cette attente par ce temps, monsieur Carezzo, reprit le majordome avec une forme de contrition. J’étais bien éloigné de la porte lorsque vous avez sonné.

— Ce n’est pas grave, répondis-je. J’aurais dû anticiper cette pluie.

— Elle est tombée soudainement, la météo n’évoquait aucun risque d’averse.

J’étouffais mon rire narquois habituellement émis dans ce genre de situation. Le climat lui-même se foutait de ma gueule.

L’homme ouvrit et m’invita à entrer. Il me présenta un vestibule dans lequel je pouvais me débarrasser de la serpillière me servant de veste et des deux baignoires qui firent office de chaussures. Une serviette, un pantalon, une chemise et des pantoufles m’attendaient. Ces gens savaient recevoir.

— J’espère que ces vêtements seront à votre taille, monsieur Carezzo, s’inquiéta le majordome.

Je me déshabillai et m’essuyai avec cette serviette toute chaude au parfum agréable, ça me disait quelque chose, je le respirai une seconde fois, lavande, et toute douce, bordel c’est quoi leur secret ? Les miennes sont toujours comme du papier de verre. Je laissai tomber cette question existentielle, enfilai le froc, un peu large, mais ça allait, puis finis avec la chemise.

— Ça me va très bien, confirmai-je derrière la porte. Merci beaucoup, monsieur, votre attention me touche beaucoup.

Ma tronche séchée, le désastre capillaire au-dessus remis à peu près en ordre, mes orteils réchauffés par les chaussons douillets, jamais ils ne se sentirent autant à l’aise, je sortis du vestibule équipé de mon dossier sur Van Enhoorte, d’un cahier de notes et d’un stylo.

— Par ici, me montra-t-il d’un signe de la main en se courbant légèrement, si vous le voulez bien.

Je le suivais en hochant de la tête avec un sourire.

Mes attentes sur la maison des Van Enhoorte s’avéraient à des kilomètres de ce qui se présentait à moi. Elle témoignait de la richesse de leur famille autant sur le plan financier que sur le culturel. Les décorations, les devantures, l’encadrement des portes, les meubles, des miroirs un peu partout, les tableaux exposés, les statuettes, tout démontrait l’importance de cette famille d’historiens et de géographes. Une immense mappemonde, dont la taille aurait pu couvrir tout mon salon, accrochée au mur du hall, montrait le monde connu. Des points de couleur brodés dessus indiquaient l’emplacement des expéditions de Van Enhoorte. J’estimai voir là un beau témoignage de leur contribution à la science.

Au bout de ce large hall se trouvaient deux escaliers qui se rejoignaient sur un palier à l’étage. Une statue exposée en leur centre attira l’œil d’Alex l’historien qui la reconnut immédiatement. Il s’agissait d’une sculpture de marbre blanc représentant un homme nu, le tissu de sa toge étalé sur son bras gauche plié, comme s’il venait de se dévêtir. Sa main droite s’approchait de son oreille, sa posture évoquait un geste de commandement. Quelques signes de détérioration se voyaient. Ses cheveux coupés courts étaient coiffés vers le bas et son regard s’orientait lui aussi dans cette direction. Son allure était plutôt dynamique, avec une jambe en retrait et le bassin quelque peu incliné sur le côté, la statue donnait l’impression de marcher. Les archéologues qui l’examinèrent supposaient qu’elle représentait un magistrat de l’Antiquité. Elle appartenait à un genre appelé le « nu héroïque » qui dépeignait des personnalités emblématiques ou mythiques dans le plus simple appareil d’une façon idéalisée, comme pour les hisser à un niveau supérieur d’existence.

Je me souvenais bien de cette statue, elle constitua un sujet d’étude en histoire de l’art lors de mon parcours universitaire. Elle fut déterrée en 1987 dans la région d’Iunis, durant l’une des expéditions de Van Enhoorte où une ville antique au pied d’une montagne, qui se révéla être un volcan, redécouvrit la lumière du soleil. Une éruption qui éclata il y a des milliers d’années submergea la cité de cendres et de roches. Les archéologues ne parvinrent pas à identifier le personnage qu’elle représentait, ils la nommèrent « Julius » en référence à la province où elle fut trouvée.

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