2 — L’héritière (2)
Je m’éveillai de ma vague de souvenirs devant une porte, amnésique du reste de mon parcours dans ce manoir. Le majordome frappa délicatement dessus puis l’ouvrit et m’invita à entrer. Je pénétrai dans une étude où m’attendait une vieille femme de quelque quatre-vingts balais, vêtue d’une élégante robe bleu ciel, ses cheveux blancs tressés qui s’enroulaient au-dessus de son crâne en un complexe chignon. Je rencontrai donc Isabelle Van Enhoorte. Les rides de son visage dessinaient une mine sévère, mais adoucie par quelques traits de sympathie. Elle se tenait dans un fauteuil et se releva péniblement à mon arrivée. Je me sentis gêné et m’empressa de la saluer pour lui permettre de se rassoir. Elle me désigna du bout du doigt un autre siège sur lequel je m’installai. Le velours frotta délicatement sous mes fesses, les accoudoirs mousseux accueillirent avec finesse mes bras, et je m’enfonçai dedans. La vache, qu’il était confortable !
Une servante aux cheveux de feu noués, regard émeraude perçant, vêtue d’un élégant tailleur noir ajusté, me proposa un thé ou un café. J’optai pour le second, qu’elle accompagna de quelques gâteaux secs. Une véritable leçon de savoir-vivre. Cette boisson chaude réchauffa avec plaisir ma carcasse délabrée, et me brûla la langue à cause de ma précipitation. La jeune femme s’installa dans un siège à proximité d’Isabelle. Je déduisis qu’ils n’allaient pas me laisser seul avec elle, et cela me parut tout à fait normal pour une dame âgée.
— Monsieur Carezzo, je vous prie d’excuser l’absence de mon frère, commença-t-elle.
— Il n’y a pas de souci, madame, répondis-je poliment. Je comprends que monsieur Van Enhoorte puisse être très occupé.
Elle sourit à mon « très occupé », cela voulait tout dire.
— Je vous remercie pour avoir accepté de m’accorder un peu de votre temps, terminai-je en ouvrant mon carnet de notes.
— J’ai beaucoup apprécié votre dernier ouvrage, vous savez, m’annonça-t-elle.
— Oh ! Euh… merci ! C’est très gentil de votre part, bafouillai-je, pris au dépourvu.
Je ne m’y attendais pas, mais cela contribua à briser la glace.
— Madame Van Enhoorte, vous a-t-on présenté le projet pour lequel j’ai sollicité de vous rencontrer ? demandai-je. Voulez-vous en savoir plus avant que nous ne commencions ?
— Vous écrivez une biographie sur mon père, répliqua-t-elle d’un ton assuré. Et vous souhaitez surtout en découvrir plus sur les coulisses de son œuvre.
— Exactement ! m’exclamai-je.
Cela me réconforta, on ne lui avait pas raconté de bobards.
— Allez-y, je vous en prie, posez vos questions, fit-elle comme une invitation. J’espère pouvoir vous répondre, à mon âge la mémoire vous fait défaut.
J’esquissai un sourire puis me jetai à l’eau :
— Quel genre d’homme était votre père ?
— Difficile, fit-elle spontanément avec un léger rire. Il n’était pas toujours évident de travailler avec lui. Lorsqu’il se lançait dans une entreprise, cela l’obsédait et lui faisait ignorer tout le reste. Je pense que c’est ce qui a contribué à sa séparation avec ma mère.
Elle marqua une courte pause, puis reprit :
— Cela dit, ses étudiants l’appréciaient beaucoup. Moi-même, lorsque j’assistais à ses cours, j’avais l’impression de voir un autre homme. Ce n’était plus mon papa, c’était le professeur Van Enhoorte, deux individus bien distincts. Sa façon de transmettre son savoir, son expérience, sa passion pour l’Histoire et la géographie n’avait pas de limite, continua-t-elle la voix pleine d’entrain. Il vous lisait une carte comme on raconterait un récit épique, avec des formes et du narratif.
Je souris en l’écoutant, son enthousiasme ne semblait avoir rien perdu.
— Vous avez eu l’occasion de participer à plusieurs de ses expéditions, énonçai-je sur une tonalité qui m’étonna moi-même. Sauriez-vous m’en citer une qui vous a le plus marquée ?
Isabelle ne répondit pas tout de suite. Elle paraissait à la recherche de quelque chose, son regard fuyait le mien, il balayait la pièce, puis allait se réfugier vers de la servante. Cette dernière resta impassible, assise avec les jambes croisées.
— Celle dans la Brume, finit-elle par annoncer.
La surprise devait se voir sur mon visage, je n’imaginais pas qu’un tel fiasco puisse créer des vocations.
— Pour quelle raison ? demandai-je d’un ton incrédule.
— L’expédition, bien qu’interrompue, nous a tout de même enseigné des choses, répondit l’héritière d’une manière professorale. Nous avons découvert sur place d’anciens artefacts et réalisé des observations inédites pour l’époque.
— Ah ? m’étonnai-je empreint de curiosité. Comme quoi ?
— Des babioles bien étranges, très différentes des trouvailles habituelles, en apparence simple, lisse, d’excellente manufacture, qui luisaient ou clignotaient en les touchant par endroits.
— Des objets de décoration ?
— Probablement, supposa-t-elle. D’ordinaire, nous dénichions des couteaux, des vases, des statuettes, des restes de tissu, toujours archaïques. Ces bibelots étaient à la fois modernes et vieux.
— Fascinant, m’exclamai-je. Mais pourquoi le récit de l’expédition ne le mentionnait-il pas ? ajoutai-je, interloqué.
— Nous n’avions pas réussi à déterminer leur valeur scientifique, ou même leur origine, concéda-t-elle. Notre théorie supposait des objets perdus par d’autres aventuriers, ils paraissaient trop contemporains. Worthstram voulut les conserver pour les exposer, mon père émit une opinion partagée, les considérants à la fois inutiles, mais avec tout de même un certain intérêt. Je partageais la vision de mon père, mais les observateurs de l’Université d’Augusta se montrèrent défavorables.
— Avez-vous quand même eu l’occasion d’étudier ces artefacts ?
— Non, déplora-t-elle. Je n’ai jamais eu cette opportunité.
Isabelle s’arrêta quelques instants, je craignais que l’exercice de mémoire ne s’avère plus difficile que prévu pour une dame de cet âge.
— L’investigation dans la Brume ne donnait rien, reprit-elle en me surprenant. Mon père commença à perdre patience et mit un terme à l’entreprise sur l’insistance d’un de ses associés. Une perte de temps et d’argent, argumentait cet homme. La poussée de rage de mon père fut spectaculaire.
— Cet associé, c’était Worthstram ?
Elle ponctua son témoignage d’une nouvelle pause puis son regard redevint fuyant. Son visage masquait difficilement ce que j’interprétais comme de la détresse. L’héritière se frottait régulièrement le bras gauche, un tic nerveux peut-être. Sa servante continuait de l’observer avec un calme bienveillant, souriante, peut-être cherchait-elle à rassurer son employeuse.
— Non, c’était quelqu’un d’autre, confirma-t-elle après cette courte interruption. Je ne connaissais pas cet homme, plus jeune que Robert, mais différent. Plus froid, serein, et calculateur.
— Un homme d’affaires ordinaire, si j’ose dire, tentai-je pour détendre l’ambiance.
Elle me répondit par un léger rire, puis poursuivit :
— Mon père abandonna donc l’expédition, fou de rage, il hurlait contre tout le monde, raconta-t-elle. Je reconnais avoir eu peur à ce moment-là, mais je compatissais aussi avec lui, car malgré tous ses préparatifs, ce fut un échec.
— Si je comprends bien, madame Van Enhoorte, cette expédition vous a marqué surtout à cause de la réaction de Nigel ?
— Absolument, affirma-t-elle. Sur le plan scientifique, en dehors des quelques babioles, la mission n’apporta rien de plus qu’un monceau de questions sans réponse. Et ce fut la première fois, je pense, que mon père dut encaisser une défaite.
Amusant, elle venait de contredire ses premiers propos au sujet des gains de l’entreprise. Je notai ceci et choisis d’éviter d’en parler.
— Cela peut se comprendre, réagis-je.
— L’insistance de cet associé a certainement contribué à son agacement, poursuivit-elle. Habituellement, mon père persévérait malgré la difficulté.
— Je dois avouer être surpris que vous ignoriez l’identité de ce collaborateur réfractaire, annonçai-je, incrédule. L’avez-vous recroisé lorsque vous avez repris la gestion de l’entreprise familiale ?
— Non, les seules personnes qui figuraient dans les statuts étaient mes parents, mon frère et moi, ainsi que Robert, confirma Isabelle. Cet homme devait être un des observateurs de l’Université, ils nous accompagnaient régulièrement, mais ça restait des anonymes pour moi à cette époque.
— Je m’étonne de voir le poids qu’ils ont pu imposer dans les décisions de votre père.
Je me rendis compte que mes deux dernières remarques pouvaient être mal perçues, un petit frisson nerveux traversa mon dos.
— Vous avez raison, monsieur Carezzo, mais comme l’Université finançait en partie l’expédition, ils avaient leur mot à dire.
— Oui, en effet, soufflai-je, rassuré.
Je profitais de l’orientation de la conversation vers les collaborateurs pour tenter de gratter des noms.
— Madame Van Enhoorte, je souhaiterais votre aide sur un autre point, requis-je. Les archives ne mentionnent pas explicitement les différents participants des entreprises de votre père. J’espérais que vous puissiez m’épauler pour retrouver d’anciens étudiants pour recueillir leur témoignage.
Isabelle me sembla de nouveau en peine, ou inquiète, et continuait de se frotter machinalement le bras gauche. Elle envoya quelques regards à sa servante qui les lui rendait par un sourire apaisant. Mais lorsque la jeune femme se tourna vers moi, je sentis un malaise monter. Ce visage bienveillant paraissait me mettre en garde, est-ce que je posais les mauvaises questions ?
— Je reconnais ne pas pouvoir retrouver quelqu’un en particulier, s’excusa la vieille dame. Vous savez, à mon âge, la mémoire n’est plus ce qu’elle était.
— Il n’y a pas de souci, madame.
Je feignais de parcourir mes notes pour lui accorder un petit moment de calme, même si la pluie dehors venait le perturber. Cet instant me permit d’admirer ce bureau richement décoré et aménagé avec de nombreuses bibliothèques remplies de bouquins. Je reconnus quelques couvertures, dont mon propre livre sur l’histoire du transport ferroviaire. Ce n’était pas de la pure politesse, elle l’avait visiblement lu. Je me sentis honoré qu’une sommité dans le domaine de l’archéologie se soit intéressée à mon ouvrage malgré l’éloignement avec sa discipline.
— Ah ! s’exclama Isabelle en me faisant sursauter. Joakim, Joakim Holm. C’était un étudiant dans les premières promotions où j’avais enseigné, et il assistait aussi aux cours de mon père. Je sais qu’il faisait partie de son cercle proche d’élèves. Il est ensuite parti dans la galerie d’art de Worthstram. J’ignore ce qu’il est devenu depuis, mais peut-être pourra-t-il vous donner des noms.
Je notais ce nom tout de suite, mais ne pouvais m’empêcher de remarquer que son tic nerveux avait changé. Au lieu de le frotter, elle se tenait le bras gauche, comme si elle ressentait de la douleur. Je supposais qu’elle souffrait des problèmes musculaires ou d’articulations courants chez les personnes âgées.
— Merci madame.
Je marquais une courte pause avant d’enchaîner un autre sujet. Son attitude m’inquiétait de plus en plus et la servante me dévisageait, toujours avec ce regard bienveillant qui me mettait en garde. J’avais peur qu’Isabelle ne fatigue.
— Une dernière question à propos de votre père, si vous me le permettez, amorçai-je.
— Allez-y, je vous en prie, répondit-elle d’une voix douce, mais dans laquelle je percevais un léger stress.
— Dans les Mémoires officiels, il est écrit que Nigel Van Enhoorte a passé la fin de sa vie à étudier les artefacts trouvés lors de ses expéditions après celle abandonnée dans la Brume, énonçai-je. Cependant, je n’ai pas réussi à retrouver d’articles à leur sujet. Avez-vous une idée de la nature de ces objets et d’éventuelles retombées ?
Mes craintes se concrétisaient, je décelais toujours de l’inquiétude et de la peine dans le regard d’Isabelle. Elle serrait encore plus son bras gauche, j’avais l’impression de faire ressortir un lourd traumatisme, pourquoi cela semblait-il si difficile ? Les dernières années de Van Enhoorte différaient-elles des textes officiels ? Au fond de moi, je sentais que quelque chose n’allait pas et reconsidérais d’un autre point de vue les documents lus auparavant.
— Si vous ne souhaitez pas en parler, je n’insisterai pas, madame, tentai-je pour désamorcer une possible fin prématurée de l’entretien. En l’état, votre témoignage va déjà beaucoup m’aider et je vous en suis très reconnaissant.
— Madame, désirez-vous prendre du repos ? intervint la servante d’une voix douce.
— Non, ça ira, merci, répondit sèchement l’héritière. Je n’ai pas besoin que vous fassiez comme avec lui.
Ce changement de ton brisa le côté solennel de l’échange et me surprit. Je la regardais avec les yeux écarquillés, prêt à récupérer mes affaires et être balancé dehors à coups de pied au cul.
Isabelle tourna sa tête dans ma direction, me dévisagea, ça m’intimidait, puis annonça d’une voix plus franche :
— Il a effectivement étudié des artefacts et identifié des pistes pour lancer une nouvelle entreprise. Le projet s’amorça du jour au lendemain.
J’étais abasourdi, venait-elle de me révéler que Van Enhoorte planifiait une dernière expédition après le fiasco dans la Brume ? Personne n’en a jamais parlé ! Je jubilais intérieurement, mais m’évertuais à rester impassible. La servante me fixait toujours, elle ne décollait pas ses yeux de moi, des yeux perçants, elle me faisait flipper.
— Nigel préparait une nouvelle entreprise ? répétai-je pour confirmer.
Le mélange d’excitation et d’intimidation étouffait ma voix qui sonna bizarrement.
— Savez-vous quel était l’objet de cette dernière exploration ? ajoutai-je.
Le silence régna encore dans l’étude. Contrairement au bureau de mon éditeur, il n’y avait pas d’horloge pour rythmer le bruit de fond, pas d’aquarium ou de poissons qui se foutaient sur la gueule. Ce calme, presque oppressant, se voyait contrebalancé par la pluie qui frappait les carreaux. Le regard de la servante ne se détachait pas de moi.
— Je ne sais pas, répondit Isabelle après un long mutisme. Le projet n’a pas été officialisé, il en avait seulement parlé à son groupe d’étudiants.
Son apparent flegme était devenu hésitation et précipitation, elle me jeta cette information d’un ton sec. Quelque chose me disait qu’elle ne voulait pas continuer notre entretien ou que je commençais à m’aventurer sur un chemin risqué. Je refis mine de relire mon carnet de notes puis attendis une interminable minute avant de relever la tête.
— Madame Van Enhoorte, je n’ai plus de questions, annonçai-je. Votre témoignage fut très enrichissant et m’a apporté de nouvelles pistes à explorer. Je vous remercie chaleureusement de m’avoir accordé votre temps.
Je ne savais pas si c’était moi qui me faisais des idées ou si l’ambiance s’était tendue. La servante continuait de me dévisager, Isabelle manifestait de la nervosité, elle tenait son bras gauche en permanence, fuyait mon regard de temps à autre. Cependant, à l’annonce de mon départ, elle sembla retrouver son calme. Je refermais mon carnet et me relevais quand elle m’interpella.
— Monsieur Carezzo, si vous allez voir Joakim, parlez-lui de l’objet rectangulaire lumineux.
— Euh… d’accord, merci pour cette information, madame.
Le majordome me raccompagna en direction du vestibule pour que je puisse reprendre mes affaires. Je profitais une ultime fois pour admirer les nombreuses œuvres d’art et artefacts historiques qui peuplaient cette demeure. Je remarquai sur un mur des photographies de la famille Van Enhoorte à différentes époques. J’y reconnus le père, Nigel, avec Isabelle, Francis, et certainement son épouse avant qu’ils ne se séparent. Un détail titilla ma curiosité : à aucun moment je ne vis d’autres gamins, comme s’ils n’avaient jamais eu de descendance. Ce n’était pas l’objet de mon enquête, mais cette question trouva un coin dans ma mémoire.
Le personnel de maison avait séché et nettoyé mes vêtements, je les récupérais, gêné par le mal qu’ils s’étaient donné, alors que l’entrevue tournait au vinaigre. Ou était-ce moi qui me faisais des films ? Le majordome m’aida à enfiler mon manteau, me tendit mon sac à dos, et me laissa un parapluie pour affronter la pluie battante qui n’avait cessé.
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Je me remémorais l’échange avec Isabelle Van Enhoorte sur le chemin du retour. Le travail ne manquait pas : des pistes à creuser, un ancien étudiant à retrouver, et une putain de bombe, une dernière expédition jamais dévoilée ! L’excitation se manifestait en moi sous forme de frissons et de chair de poule, ou alors c’était le froid. Je marchais d’un pas pressé vers l’arrêt de tram.
J’aurais aimé rencontrer Francis Van Enhoorte, mais suite à la discussion avec sa sœur, quelque chose me disait que son absence n’était pas une coïncidence. Et de toute façon, j’aime pas les coïncidences, elles tombent toujours à pic.
Paf !
— Oh, excusez-moi, bredouillai-je confus.
Perdu dans mes pensées, je venais de rentrer dans un passant sans l’avoir vu arriver.
— Pas de soucis ! s’amusa-t-il.
Je l’inspectai rapidement de haut en bas, un chapeau ringard, une chemise blanche garnie de vagues motifs à moitié ouverte, et tellement trempée qu’il donnait l’impression d’être à torse poil. Je ne pus m’empêcher de remarquer une longue cicatrice qui traversait sa poitrine en diagonale, cela me mit mal à l’aise. Malgré son couvre-chef, son visage et sa barbe dégoulinaient d’eau, ce qui ne semblait pas le déranger outre mesure. Il rigola, m’adressa une tape sur l’épaule, puis continua sa route comme si de rien n’était, me laissant planté là à le regarder partir.
Un putain d’énergumène, pensai-je avant de reprendre mon chemin.
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