3 — Caprices électroniques
Mon enquête patina au point mort pendant une semaine.
Ce n’était pas un manque de pistes ou un syndrome de la page blanche, bien au contraire, j’en débordais. J’avais perdu tout ce temps parce que j’avais été malade à en crever avec la flotte de la dernière fois. Moi qui pensais que c’était le drôle de type bousculé à la sortie de la maison des Van Enhoorte qui allait chopper une saloperie avec sa dégaine, je fus finalement le champion de la loterie.
J’avais donc profité d’une magnifique semaine à cracher mes poumons, espérer que ma tête n’éclate pas comme un ballon de baudruche à force d’éternuer, essuyer des litres de morve, dormir une heure par nuit, et supposer que me frapper la tronche contre le mur m’aurait infligé de moins violentes migraines. Cette épreuve m’avait contraint de tourner au ralenti pendant plusieurs jours. J’imaginais pour me rassurer que sans l’assistance de ma petite amie pour m’aider à tenir le coup, ça aurait pu se révéler encore pire.
Quoi qu’il en soit, j’avais depuis recouvré mes forces et me sentais fin prêt à poursuivre mes travaux.
La piste de Joakim Holm n’avait pas plus avancé que cela. Ma réservation dans cette section des archives municipales avait sauté lors de mon arrêt maladie. Le prochain créneau disponible était durant l’après-midi. En attendant, une étrange pulsion me poussa à creuser le sentiment de malaise que j’avais éprouvé au départ de la maison Van Enhoorte. Les photos de famille ne montraient aucune descendance du côté des héritiers, et cela me perturbait.
Je m’étais donc installé à la Bibliothèque Universitaire d’Augusta pour découvrir ce que ses documents pourraient me raconter à ce sujet. J’entrai une première requête basique : une biographie de Francis et Isabelle Van Enhoorte. La synthèse ne m’apprit pas grand-chose de plus que la première fois, comme je pouvais m’y attendre. Je demandais à la machine d’étendre en incluant les revues dédiées et la presse généraliste, mais ce ne fut guère plus concluant. Deux idées me vinrent en tête : soit ces personnes ont su se montrer très secrètes, soit les archives étaient vides. Isabelle était principalement restée dans le domaine scientifique avec sa carrière d’archéologue et de professeur, donc je pouvais comprendre une absence en dehors des milieux spécialisés. À l’inverse, celle de Francis fut beaucoup plus médiatique. Je me souvenais d’avoir déjà vu passer dans les documents une couverture de magazine de mode où il posait presque à poil. J’ai connu plus réservé !
Les articles et images défilaient à l’écran. L’ordinateur me résumait les contenus, ça me faisait gagner un temps fou pour le tri. Malgré tout, je pensais quand même en perdre avec aussi peu de données exploitables. Un de mes sourcils se dressa au détour d’un lien et je ne pus m’empêcher de lâcher un petit « oh ! ». Il s’agissait d’un cliché d’archive d’un chantier de fouilles d’Isabelle Van Enhoorte en 2024. Son bras retint mon attention, car il présentait une marque très singulière qui me rappela la façon dont elle le tenait pendant l’entretien. L’image n’était pas super nette, mais j’avais l’impression de distinguer une cicatrice formant une déchirure qui parcourait tout son bras gauche. Je supposais une blessure causée par un accident durant une de ses propres expéditions. Je tiquais au passage d’une seconde photo d’elle datant de 2017, trois ans avant la mort de Van Enhoorte, sans cette marque. Deux autres clichés, obtenus après un défilement assidu, me confirmaient que cette cicatrice serait apparue sur une fenêtre de cinq années. Avec en son milieu, le décès du père et de Worthstram.
Je branchai un support de stockage personnel sur la machine pour sauvegarder le résultat de cette session. Même si ce n’était pas mon sujet principal, cette question me taraudait. Je tapai la commande habituellement envoyée pour ça.
ACRZO : Copie le résultat de cette recherche et les documents sur mon support externe.
Impossible de traiter cette commande.
— Allons bon, soliloquais-je étonné.
J’avais peut-être fait une fausse manipulation…
ACRZO : Réessaye.
Impossible de traiter cette commande.
Génial, il fallait que je sois tombé sur une machine récalcitrante… pourquoi ça ne marche jamais quand on en a besoin ? Je n’avais guère d’autre option, l’interface d’instruction était le seul moyen de donner les ordres. Je tapais un truc dedans et l’appareil l’exécutait sans moufter. Sauf dans le cas présent où je parlais avec une tête de mule. J’eus une pensée compatissante l’espace d’une seconde envers la plupart des interlocuteurs avec qui je me suis accroché.
ACRZO : Pourquoi tu ne veux pas exporter les données ?
Impossible de traiter cette demande.
ACRZO : Le support de stockage est-il endommagé ?
Le support de stockage fonctionne selon les paramètres optimums.
ACRZO : Alors pourquoi tu ne veux pas exporter dedans ?
Impossible de traiter cette commande.
Quel tas de merde ! J’accompagnais ce murmure d’une autre série dans le même registre. Je finis par m’adresser au personnel de la bibliothèque pour requérir de l’aide. Une technicienne vint à ma rescousse en me suggérant quelques consignes à envoyer à la machine.
ACRZO : Affiche le code d’erreur de la précédente instruction.
La précédente commande s’est terminée sans erreur.
ACRZO : Affiche les métadonnées des documentés retournés par la recherche.
La recherche n’a retourné aucun document.
— Il se fout de ma gueule ?! m’exclamai-je.
Je me recroquevillais sur ma chaise et me sentis rougir d’embarras à côté de la nana. Elle était venue m’aider, pas supporter mon caractère de cochon. Je lui montrai les résultats de mes fouilles numériques sur la fenêtre d’à côté, mais elle constata avec la même impuissance que moi le problème. Les machines avaient été révisées la veille selon elle, et ne présentaient pas de défauts.
Je me résignais à sortir mon carnet et noter toutes les références des articles. Je rageais intérieurement de ne pas pouvoir garder les photographies, je sentais qu’il y avait là-dedans quelque chose à creuser.
Je profitais qu’il me restait encore un peu de temps avant de partir aux archives municipales pour voir ce que cette boîte de conserve avait dans le ventre à propos de Joakim Holm. La session réinitialisée, je lançai une rapide recherche.
Holm était un étudiant dans la promotion où Isabelle Van Enhoorte enseignait au moment de sa titularisation. Je notai un détail intrigant sur le fait que la nomination de la jeune professeure intervint quatre mois en retard, pour des raisons de santé, selon un document.
Intéressant.
Mais je devais arrêter mes divagations pour continuer de me concentrer sur Holm. Je ne trouvais pas de renseignement sur ses possibles participations aux expéditions du vieux. Les dernières informations que je parvins à dénicher m’apprirent qu’il travaillait bien à la galerie Worthstram.
Je demandai à la machine de transférer ceci sur mon support. Et cette-fois, elle obtempéra. Je le déconnectai, rangeai mes affaires, puis quittai la Bibliothèque Université d’Augusta en lançant un regard mauvais contre cette machine déglinguée.
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J’arrivai aux archives municipales d’Augusta après une petite heure de trajet, bien déterminé à y chercher les moindres détails sur Joakim Holm. Et en espérant aussi ne pas faire face à un autre ordinateur récalcitrant. J’avais déniché à l’Université d’Augusta des documents qui indiquaient que Holm avait assisté aux cours de Nigel Van Enhoorte, dans les dernières sessions précédant sa mort, mais aussi à ceux d’Isabelle. Holm fut diplômé un an après le décès de Van Enhoorte, il était déjà en fin de cursus. Les premiers dossiers d’archives qui déboulèrent dans la recherche mentionnaient que l’ex-étudiant fut embauché comme conservateur à la Galerie Worthstram. Une coupure de presse saluait ce poste prestigieux pour quelqu’un de si jeune. Holm racontait dedans sa passion pour les artefacts anciens découverts par les archéologues et les explorateurs. Un autre article plus récent d'un an énonçait qu’il aimait surtout examiner les objets déroutants ou curieux. Une image d’époque le montrait tenant dans ses mains un ustensile qualifié de « appareil photo ». Le quidam moyen aurait pu se demander en quoi cette babiole pouvait exciter le monde scientifique, elle ressemblait bien à un appareil photo comme on en fait aujourd’hui. Sauf que le boîtier rectangulaire était fabriqué à partir d’un matériau non identifié, des inscriptions indéchiffrables se trouvaient dessus, et les techniciens ne parvinrent pas à le démonter de peur de le casser. Des historiens avaient cru à un canular à l’époque, mais ils demeurèrent incapables de le démontrer.
L’homme se montra un peu plus discret les années suivantes, notamment lorsque la Galerie Worthstram encaissa des difficultés financières. Joakim Holm ouvrit son propre cabinet de curiosités il y a vingt-six ans en rachetant une bonne partie de la collection Worthstram. Les amateurs d’art ancien et étrange pouvaient y admirer, mais aussi acquérir de très vieilles babioles. L’un des clichés de l’inauguration présentait le fameux « appareil photo » comme trophée.
Je branchai mon support externe avec un soupçon d’appréhension, puis demanda le transfert de mes recherches dedans. Contre toute attente, cette machine se montra bien plus coopérative que celle de l’Université. Je quittai les lieux pour rentrer à mon appartement, compiler tout ceci, puis préparer un saut chez Joakim Holm.
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