4 — Le collectionneur (2)
Je me retournais et vis un homme âge d’une soixantaine d’années au visage souriant. Ses cheveux blancs hirsutes clairsemés contrastaient avec un costume bien dressé et droit. Il portait de fines lunettes légèrement teintées.
— Monsieur Holm ? présumai-je.
La seule photo que j’avais pu trouver de lui remontait à l’époque où il était étudiant.
— Oui, c’est bien moi, le propriétaire de ce modeste établissement, confirma le petit monsieur tassé par les années. Le miroir éclairant semble avoir attiré votre curiosité ?
Il parlait d’un ton doux et cordial accompagné d’une élocution traînante qui lui donnait un côté sympathique.
— Est-ce vraiment un miroir ? pointai-je incrédule. En quoi éclaire-t-il ?
— C’est en tous cas la seule caractéristique que les chercheurs lui aient trouvée malgré de longues analyses.
Le gérant sortit de ses poches une paire de gants blancs en coton et les enfila. Il ouvrit la vitrine avec sa clé puis saisit le précieux bidule, lui aussi vieux de plusieurs milliers d’années selon la fiche. Il le tint dans sa main gauche puis passa délicatement son doigt sur le bord supérieur de l’artefact. Les deux points de chaque côté se mirent à briller comme des ampoules. Oui, ça éclairait bien. Il orienta l’objet vers mon visage et la lumière refléta l’image d’une manière plus nette que tout à l’heure.
— Fascinant ! m’exclamai-je.
Je fis signe de le baisser, apercevoir ma gueule dedans ne me plaisait pas.
— Mais comment peut-il émettre cette lumière ? ajoutai-je. Je ne distingue pas d’emplacement pour des batteries et il n’est branché à rien. Une source interne ? Comment est-ce possible si j’en crois son âge supposé ?
Le petit vieux ricana d’un ton amical en reposant l’objet sur son présentoir.
— C’est là tout son mystère, cher monsieur !
— Ah, lâchai-je confus. J’allais oublier, je m’appelle Alexandre Carezzo et j’écris un livre au sujet de Nigel Van Enhoorte.
Ce musée de curiosités et ses bizarreries avaient presque failli me faire omettre la raison de ma visite.
— Ah, intéressant, répondit Holm enjoué.
— J’ai récemment échangé avec sa fille Isabelle, continuai-je. Elle m’avait suggéré de venir ici. Selon elle, vous posséderiez dans votre collection des artefacts ramenés par l’expédition dans la Brume.
— Absolument. Et vous en avez un devant vous.
Il montra du bout de la main le « miroir éclairant ».
— Que pouvez-vous me dire quant aux circonstances de sa découverte ?
— À vrai dire, pas grand-chose, déplora le vieillard. Il fut donné à la Galerie Worthstram par Isabelle Van Enhoorte peu de temps après la mort de son père. Elle venait de se remettre d’un accident qui avait retardé sa titularisation comme professeur. J’étais étudiant dans ses promotions à cette époque. C’était une famille de passionnés.
— Un accident me dites-vous ? Je n’ai pas trouvé d’informations en ce sens, ajoutai-je incrédule.
— Si, je confirme, elle fut bien victime d’un accident en 2020, insista Holm. La même année que la mort de son père, quelle tragédie.
— Et l’année de celle de Worthstram, énonçai-je.
— Absolument, ce fut une mauvaise période. L’un des assistants du professeur s’était également retrouvé interné en psychiatrie.
— Ah oui ? Qui donc ? m’empressai-je de demander.
— Rafael Hernandez, un des anciens étudiants de Van Enhoorte. Je sais qu’il avait participé à deux de ses expéditions. Il accompagnait le prof pendant ses cours, c’était quelqu’un de brillant et une personne sympathique. Quelle tristesse…
— Pensez-vous qu’il soit encore en vie ?
— Je crois que oui, mais j’ignore ce qu’il est devenu.
Je notai ce nouveau nom dans mon carnet comme piste à suivre.
— Lorsque je me suis entretenu avec Isabelle Van Enhoorte, repris-je, elle m’avait évoqué un « objet rectangulaire lumineux ». Or, si celui-ci émet bien des éclairages, ce n’est pas non plus très intense. Êtes-vous certain qu’il s’agit bien de cet objet ? insistai-je.
— Absolument, répondit Holm d’un ton assuré. J’avais pu l’étudier à la galerie Worthstram et je l’ai récupéré lorsqu’elle avait fini en liquidation. L’entreprise ne s’est jamais réellement remise de sa mort.
Il poursuivit ses explications en me citant les notes de recherches conservées par les experts qui s’étaient attardés sur l’artefact. La méthode de fabrication restait inconnue et il ne disait pas grand-chose de plus que ce qui était indiqué sur la plaquette descriptive sous le piédestal. Les scientifiques ne parvinrent à lui trouver qu’une seule fonction, l’allumage des petites lumières lorsqu’on appuie sur le bord.
Le client excentrique rentré après moi interrompit le gérant d’un ton malicieux.
— En fait, il suffit de le toucher au bon endroit pour le voir exécuter sa magie.
— Vraiment ? demanda Holm.
Il m’avait l’air d’un enfant crédule, ses yeux brillaient. Le type ne m’inspirait pas confiance et causait comme un charlatan.
— Connaissez-vous cet objet ? insista Holm.
— Hé bien, cela fait longtemps que je n’en avais pas aperçu en vrai, ils sont très rares et celui-ci en état correct. Ce n’est pas un miroir ni un accessoire du genre, non, c’est plus intelligent que ça.
Le mec déblatérait ses explications avec l’index levé comme un professeur. Je crus assister à une caricature.
Un détail vint me perturber lorsque j’observai le client excentrique. Sa chemise entrouverte laissait voir une longue et fine cicatrice qui me rappela l’énergumène bousculé quand j’avais quitté les Van Enhoorte. Je n’aimais vraiment pas les coïncidences, et celle-ci me semblait tombée à point nommé.
L’homme tendit son doigt vers l’objet et demanda gentiment :
— Vous permettez ?
Holm avait l’air intrigué.
— Je ne veux pas le prendre, mais vous montrer ce que vous avez loupé en l’analysant. Tenez-le bien dans votre main.
Le gérant présenta le bidule, je le trouvais bien inconscient. Le type effleura pendant quelques secondes le coin haut droit de l’artefact. Holm le regardait avec insistance tout en le serrant, comme espérant qu’un miracle se produise.
Bzzzt
— Ah ! Mais ça vibre ! cria de surprise le gérant.
Le vieil homme sursauta tout en s’assurant de bien tenir sa précieuse antiquité. J’entendis un son provenir de ce bidule, une sorte d’oscillation, très faible et succincte, comme une abeille qui venait de se poser sur une fleur et repartir. Holm l’avait manifestement ressentie dans ses doigts.
La surface noire devint soudainement blanche et éclatante sous nos yeux ébahis. Non, ce n’était pas un miroir, ça ne pouvait l’être. Cette plaque brillait comme un écran d’ordinateur et des symboles se matérialisaient dessus. La lumière s’atténua au bout d’un court instant, puis un dessin bleu apparut. Je pensais voir là des lettres, mais l’écriture m’était inconnue. Les caractères me rappelaient ceux sur « l’appareil photo ». Plusieurs images émergèrent, certaines gigotaient, tournaient sur elles-mêmes, clignotaient, comme si elles attendaient quelque chose, puis disparurent. Un dernier symbole rouge se manifesta pendant quelques moments, puis la surface redevint noire.
— Mais ! s’extasiait Holm. Comment saviez-vous ? Qui êtes-vous ?
Joakim semblait excité comme un gamin le jour de son anniversaire. Je devais éprouver la même, mais je tentais de ne pas le montrer. J’étais quand même sur le cul.
— Ha ha ! s’esclaffa le visiteur. Je ne suis qu’un touriste de passage dans le coin, intéressé par ce genre de cabinet de curiosités. J’avais déjà eu l’occasion de jouer avec un appareil de ce type et je me suis dit que ça vous aurait plu.
— Un « appareil » ? demandai-je. C’est donc une petite machine ? Où en avez-vous vu d’autres ?
— Oui, c’est un outil électronique, confirma le client en se grattant la barbe du bout de l’index. J’en ai observé un dans le même genre dans la région des Karpaty.
— Connaissez-vous sa réelle fonction ? ajouta Holm.
L’homme ne répondit pas et se contenta de hausser des épaules et sourire. Ou bien il l’ignorait, ou bien il ne comptait pas nous le dire. Mon instinct me poussa à opter pour le second choix, il jouait trop bien l’idiot pour l’être véritablement.
— Un bidule électronique de cinq mille ans ? continuai-je incrédule.
Le type ne répondit rien de plus.
— Monsieur Holm, me tournai-je vers lui. Connaissez-vous l’endroit où cet objet a été trouvé ?
— Hélas non, déplora le petit vieux. Tout ce que je sais, c’est qu’il fut découvert lors de l’exploration Van Enhoorte dans la Brume. Les circonstances n’ont jamais été mentionnées.
— Et vous dites en avoir vu un du même genre dans les Karpaty ? demandai-je en me m’orientant cette fois vers l’excentrique voyageur.
— Oui.
— Où ?
— Un patelin avec un nom à coucher dehors, proche des montagnes.
Il fuyait du regard et souriait bêtement. Je compris à cet instant que je n’allais rien en tirer d’autre. Je décidai de changer de sujet.
— Monsieur Holm, repris-je. En tant qu’ancien étudiant dans les promotions de Nigel et Isabelle Van Enhoorte, sauriez-vous sur quoi l’explorateur travaillait après l’expédition ratée dans la Brume ?
Le ton professionnel de mes questions n’avait de cesse de me surprendre. C’est que je commençais à devenir bon à ça.
— J’ai souvenir d’avoir entendu qu’il voulait montrer une nouvelle entreprise avant de partir en retraite, répondit Holm.
— Vraiment ? m’étonnai-je avec un jeu d’acteur qui m’épata moi-même. Sa biographie indique pourtant qu’il n’avait rien lancé jusqu’à son décès.
— Cela ne me surprend pas vraiment qu’ils l’aient tourné en ce sens, expliqua Holm. Le projet n’a pas été à son terme et ça reste du ouï-dire pour moi. Je ne faisais pas partie de son cercle d’étudiants proches ou d’assistants. Je me rappelle qu’ils m’avaient quand même sollicité pour donner mon avis sur un artefact. J’étais déjà très passionné par ce domaine à l’époque.
Holm s’arrêta comme qu’il eut une révélation.
— Oh ! Mais bien sûr ! s’exclama-t-il. Cet « appareil » comme disait notre ami ici présent. Tiens, où est-il ?
Le type s’était volatilisé, mes questions devaient l’avoir ennuyé.
— Bref, cet « appareil », je m’en rappelle. La première fois que je l’ai vu, c’était Isabelle qui me l’avait présenté. Elle voulait avoir mon avis dessus.
— Et qu’en aviez-vous pensé ? demandai-je tout en prenant des notes.
— C’était il y a bien longtemps, les détails m’échappent, déplora le vieillard. Je n’imagine pas avoir été d’une grande aide, surtout si je l’ai considéré pendant toutes ces années comme un miroir qui faisait de la lumière.
Holm s’arrêta pour réfléchir et ajouta :
— En fait, je pense qu’il y a quelqu’un qui pourrait vous renseigner sur ce dernier projet… énonça-t-il lentement. Mais je ne sais pas s’il le pourra.
— Qui ? insistai-je.
— Rafael Hernandez.
— Cet assistant dont vous m’avez parlé qui a séjourné en psychiatrie ? m’inquiétai-je.
— Oui, répondit Holm. Il était proche de Van Enhoorte. Il avait sombré dans une folie irrationnelle, racontait des faits bizarres et incohérents. Enfin, c’est ce que j’avais entendu dire. S’il est encore en vie, je pense que vous devriez tenter de le rencontrer.
Cela ne me rassurait pas vraiment, mais je notai l’idée.
— Très bien, je vais m’orienter vers cette piste. Merci beaucoup pour votre témoignage, monsieur Holm.
— Je vous en prie, monsieur Carezzo, s’amusa le vieillard. Vous avez fait remonter plein de souvenirs enfouis depuis longtemps. C’était un plaisir.
Je quittai le cabinet de curiosités Holm et décidai de rentrer.
Annotations
Versions