5 — Le cauchemar

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Cette nuit-là, je fis un cauchemar. Je dirais même le pire de ma vie, sans exagérer. Je me serais bien passé de ça, j’avais besoin d’être frais et reposé pour aller me plonger dans les documents lourds de la mairie.

Je ne saurais pas expliquer comment mon cerveau dérangé concocta ce brillant délire pour se perturber tout seul. Je vis des images de moi qui marchais sur une sorte de route. Des lumières intenses m’aveuglaient régulièrement, je peinais à garder les yeux ouverts. Des individus étranges surgissaient de nulle part. Certains me rappelaient le personnel de la maison Van Enhoorte avec leur impeccable tenue vestimentaire et leurs signes distinctifs tels que des couleurs de cheveux vives ou encore le regard perçant. Ils me contemplaient de manière impassible. Je finis par me trouver dans un tunnel, je supposais, couvert d'écritures incompréhensibles et de gribouillages ondulant comme des vagues, des drôles de reflets à l’intérieur, verts, bleus, des particules qui virevoltaient dans un tourbillon magique, comme si le décor se dématérialisait par moments. Je tombai ensuite au bout du souterrain, un vertige me faisait perdre mes moyens, je me sentis happé par quelque chose, puis me retrouvai nez à nez avec une image irréaliste. Une sorte de camion, un bus, constitué de pointes qui s’enchevêtraient les unes dans les autres, s’imbriquaient, se repoussaient tout en formant une structure complexe m’attendait au bout. Les formes géométriques n’avaient aucun sens, les volumes ne ressemblaient à rien que je pouvais décrire. Au milieu de cet assemblage de délire de prof de maths se trouvait une énorme lentille ronde, un œil de verre, noir, profond, il me regardait, me dévisageait, me sondait, j’étais tétanisé. Le dernier détail qui me revint en mémoire fut cet horrible vacarme. Je ne savais pas ce que c’était, ni comment mon cerveau avait pu concevoir une telle chose. C’était un hurlement plaintif, assourdissant, qui me prit aux tripes, m’abasourdit puis me réveilla.

J’étais allongé en position fœtale sur mon lit, les draps, les oreillers et la couverture trempés de sueur. Je tremblais, grelottais, j’avais froid, puis chaud, je me recroquevillais, terrorisé, haletant, scrutant du regard ma chambre plongée dans le noir, je couinais de peur. Les images ressurgissaient dès que je fermais les yeux, je me sentais oppressé, surveillé, traqué. Je finis par reprendre mes esprits au bout d’interminables minutes qui me semblèrent des heures. J’allumai la lampe de chevet, contemplais le mur blanc éclairé d'une lueur chaude comme un gamin angoissé, ma poitrine fourmillait d’une sensation de nervosité, je serrais mon oreiller, reniflais, mes yeux restaient humides, j’avais pourtant largement passé l’âge des monstres sous mon lit, mais je ressentais la même terreur irrationnelle.

Quatre heures du matin.

Je décidai de me lever pour aller pisser et prendre une douche. J’espérais effacer cet horrible souvenir. Un courant continuait de parcourir mon dos et des spasmes arrivaient sans prévenir. J’en ai foutu partout aux toilettes. Je remis à plus tard le nettoyage, car je me sentais mal, je fus atteint de nausée, mais rien ne vint, ça passa doucement. Je me glissai sous la douche et restai pendant une éternité en dessous. L’eau chaude me fit du bien, elle me revigora, mais l’idée s’évapora comme l’humidité de la salle de bains avec la ventilation lorsque je vis le désastre dans le miroir. Cette seconde vision cauchemardesque, c’était moi. Un cadavre échappé de sa tombe, un visage aux traits usés, des cernes tombant jusqu’à mes pieds, je balayais le portrait pathétique de ma carcasse exténuée avec un air de dégoût. C’était dans ces moments-là que je me demandais comment ma copine faisait pour sortir avec un vieux tromblon pareil. Peut-être de la pitié.

— Tu t’arranges pas avec les années, mec, adressai-je à ce tableau délabré.

Mes quarante-et-un printemps eurent raison du noir de mes cheveux qui avait viré au gris depuis longtemps. Bon, je ne les perdais pas encore, j’y voyais un côté positif. Ma barbe négligée allait de pair avec le reste. Passé la surprise de ce triste spectacle dans le miroir, je n’eus d’autre réaction que de bâiller à m’en décrocher la mâchoire tout en grattant mon torse de grand maigrichon squelettique. Je m’habillai puis m’enfonçai dans le fauteuil. Je me tassais et me sentais partir, mais une image soudaine de mon cauchemar arriva, puis le réveil en sursaut me remit en alerte. Ça promettait.

J’ingurgitai une quantité phénoménale de café, me claquai le visage, puis attendis que l’heure passe. À neuf heures, je quittai mon appartement pour aller râler auprès de mon agence de location. Je craignais de me montrer encore plus irritable et insupportable que d’habitude après une telle nuit.

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Je me présentai au premier guichet disponible et une vieille dame me demanda la raison de ma visite. Je lui montrai le courrier ainsi que le numéro de la carte de transfert de fonds.

— Je regarde ça tout de suite, monsieur, m’annonça-t-elle d’un ton lent et posé.

Je tapotais nerveusement avec mes doigts sur le bureau.

— Oh ! Il y a bien erreur, confessa-t-elle. J’ai bien retrouvé la trace du versement, mais c’est comme si la référence avait été effacée. C’est vraiment fâcheux et je suis désolée pour ce courrier fort désagréable.

— En effet… répondis-je d’une façon monocorde. Pouvez-vous régulariser, s’il vous plaît ?

Mon calme me surprenait moi-même, j’avais envie de cramer l’établissement. Ils me faisaient perdre mon temps, et la nuit de merde n’avait pas arrangé mon état.

— Oui, bien sûr, me sourit-elle. C’est fait. J’ai voulu voir d’où provenait cet effacement, mais il n’y avait pas de nom rattaché à cette action. C’est très curieux, je veillerai à le signaler.

Son expression traînante avait quelque chose d’apaisant. Je lui adressai un rictus en retour.

— Merci, madame.

Cette affaire réglée, je me rendis à la mairie d’Augusta. Mais le portail d’accès des archives se montra récalcitrant et refusa ma carte. Je fulminai intérieurement puis me dirigeai à l’accueil pour réclamer des explications. J’avais bien fait ma prolongation en temps et en heure.

— Votre badge ne passe pas, monsieur, m’informa la femme derrière son bureau.

— Ça, j’ai bien vu ! Merci ! m’emportai-je. Je suis venu il n’y a pas longtemps et mon entrée restait valide pour six mois !

— Laissez-moi vérifier, je vous prie.

Son calme me donna l’impression qu’elle ignora mon énervement. Peut-être avait-elle l’habitude des connards dans mon genre.

— Je suis désolé d’avoir été désagréable, bafouillai-je en baissant la tête.

Elle pouffa légèrement et inséra ma carte dans son ordinateur. Ma sale tronche de déterré avait dû lui faire pitié, ou comprendre que ce n’était pas le bon jour.

— L’ordinateur me confirme bien la validité de votre badge, monsieur.

— J’ai comme une impression de déjà-vu, grommelai-je dans ma barbe.

Elle me rendit le sésame et me proposa de réessayer. Le portail daigna me laisser passer, cette fois.

— Merci ! envoyai-je en faisant signe de la main.

Quel acteur ! Une cordialité à la façade aussi fragile qu’un château de cartes. En réalité, je voulais tabasser le portique. Le manque de sommeil et les tuiles en pagaille avaient mis mes nerfs à vif. Si j’étais parano, j’aurais juré que quelqu’un me glissait des bâtons dans les routes.

Mon calme restauré, je m’installai devant l’un des terminaux et espérai que ça se passe bien.

[Archives Municipales Augusta]

Veuillez formuler votre requête.

ACRZO : Recherche d’information au sujet d’une personne appelée Rafael Hernandez, assistant universitaire en 2020.

J’improvisais un petit rythme avec mes doigts sur la table pendant que la machine moulinait. Je l’avais connue plus véloce. Au bout de quelques longues secondes, les résultats déboulèrent à l’écran avec des articles de presse et des documents de l’Université d’Augusta. C’est bien, ça allait m’éviter de faire une autre session là-bas.

Le premier qui attira ma curiosité fut au sujet de sa thèse en tant qu’étudiant en histoire. Il avait écrit à propos d’une méthode pour comprendre et analyser les anciennes civilisations. Le papier se révéla très intéressant, il mentionnait des réflexions et hypothèses sur comment prévenir les biais dans la recherche en évitant d'y appliquer nos critères sociaux et moraux contemporains. Mais aussi comment examiner des objets du passé tout en les replaçant dans leur contexte malgré leur impact historique. Les idées me fascinaient et me surprenaient. Comment quelqu’un de si brillant avait-il pu sombrer dans la folie et finir à l’asile ?

Je poursuivis dans l’espoir de trouver des informations relatives à sa collaboration avec Van Enhoorte. Il aurait participé à l’une de ses entreprises en plus d’avoir été assistant universitaire. Cela contredisait le témoignage de Holm qui m’avait dit qu’il avait assisté à deux expéditions. Bon, la mémoire du petit vieux n’était pas forcément fiable, cela ne m’étonnait pas. J’émis un sifflement étouffé d’admiration en lisant un autre article du journal de la fac indiquant que Hernandez était pressenti pour prendre le titre de professeur d’Histoire des anciennes civilisations. Pour quelqu’un d’aussi jeune, c’était un véritable honneur.

Une ellipse dans les documents m’amena quelques mois plus tard. Il fut limogé en 2020 par l’Université d’Augusta après une période trouble. Il n’y avait pas beaucoup de détails à ce sujet en dehors d’accusations de propos incohérents, insensés, et des théories considérées farfelues qui détournaient les étudiants de leurs travaux. Un article fit mention d’une longue hospitalisation sans en dire plus. Quelle descente rapide pour quelqu’un d’aussi prometteur, cela m’attrista pour lui.

Les autres documents, enfin l’absence de certains, me rassurèrent. Pas de certificat de décès, donc Hernandez avait de grandes chances d’être encore en vie. Je parvins à dénicher son adresse dans l’annuaire de la ville. Il résidait dans les quartiers ouest d’Augusta, un endroit qui me disait quelque chose.

Ma confiance envers la machine toujours précaire, je notai précieusement et à la main toutes ces informations. C’était long et fastidieux. Je tentai tout de même une sauvegarde sur mon support personnel. Sans surprise, elle refusa comme la précédente fois.

— Merci pour rien, hein, râlai-je en quittant le bureau.

Je décidai de rentrer chez moi pour me reposer. Marcher et prendre l’air me fit du bien et je sentis le contrecoup de cette mauvaise nuit arriver. Je réfléchissais à la façon dont j’allais prendre contact avec Hernandez. C’était un vieux monsieur, et le séjour en psychiatrie devait sûrement l’avoir fragilisé. Lui demander de revivre ces souvenirs qui pourraient faire ressurgir un traumatisme allait être coton. Un grand travail de diplomatie m’attendait, mais je ne pouvais pas laisser s’échapper une aussi belle piste. C’était l’une des rares personnes qui avaient connu Van Enhoorte de son vivant que je pouvais rencontrer. J’espérais qu’il ne m’enverrait pas paître.

De retour chez moi, je décidai de conclure la mauvaise journée en ouvrant le courrier de mon éditeur. J’imaginais me faire reprocher mon absence de nouvelles, de ne pas avoir donné d’état d’avancement, ou de premier jet depuis que j’avais communiqué le plan projet. Mais ce fut pire que prévu, je me prenais une engueulade, mais pas pour les mêmes raisons. Quelqu’un se serait plaint sur ma façon de travailler, de rencontrer mes témoins, d’échanger avec eux. Des rapports discourtois, agressifs, inconvenants, malpolis, ou encore des questions au sujet d’idées grotesques.

Je bondis de rage et déchirai le papier tout en vidant mon dictionnaire d’insultes à qui voulait l’entendre.

Je ne savais vraiment pas ce qui se passait aujourd’hui. Mais si l’objectif était de me faire sortir de mes gonds, celui-ci fut accompli avec succès.

Mon agitation calmée, je me posai dans mon fauteuil et frottais mon visage et mes cheveux. La colère retomba et je sentis ma gorge se nouer, mes yeux s’humidifièrent, j’étais à deux doigts de craquer avec la redescente émotionnelle. J’avais déjà passé des journées de merde, mais celle-ci fut sans aucun doute la pire de ma vie.

Je m’arrêtai là et allai me coucher.

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