6 — L’ancien assistant
Convaincre Hernandez ne fut pas une mince affaire. Je dus prouver la réalité de mes intentions, démontrer ma bonne foi, jurer devant tout ce que je pourrais avoir de précieux. Il accepta finalement de me faire part de son témoignage. Mes négociations avaient commencé deux semaines auparavant, après un bref premier contact.
Allez vous faire foutre !
La première réponse annonçait la couleur. Je pouvais le comprendre, il avait été traîné dans la boue et déshonoré malgré sa carrière prometteuse. À sa place, je l’aurais eue tout autant mauvaise.
Je désespérais à l’idée de devoir tracer une croix sur la piste la plus intéressante, mais aussi risquée de mon enquête. Cependant, je fus étonné lorsqu’il revint vers moi en me disant qu’il acceptait de témoigner. Je n’avais pas vraiment saisi ce qui l’avait fait changer d’avis.
Il me donna rendez-vous dans son petit appartement situé dans un complexe résidentiel pour personnes âgées, dans le quartier ouest d’Augusta. Je découvris un logement mal entretenu, sombre avec les volets constamment baissés, une odeur d’humidité désagréable, et un véritable bordel avec plein de cartons et de possessions qui traînaient. Il me proposa un café que j’acceptai poliment, mais la senteur de ce jus de chaussette qui devait avoir été filtré la veille et réchauffé ne m’inspira guère.
Hernandez me parut toujours très agité. Il s’agissait d’un vieux monsieur de plus de soixante ans, quelques cheveux blancs emmêlés et raréfiés autour de son crâne, il portait une barbe touffue frisée grise. Plutôt grand et bedonnant, son dos voûté témoignait d’une longue vie difficile. Son visage fatigué faisait peine à voir.
Putain, je découvrais mon futur. J’en eus la chair de poule.
Il restait la majeure partie du temps dans un fauteuil au tissu usé, puis se levait régulièrement pour aller scruter à travers les persiennes. Il observait aussi le plafond par intermittence et invoquait le silence plusieurs fois, écoutant dans le vide.
En résumé, il était dérangé.
Cela ne me rassurait pas, mais je lui laissais le bénéfice du doute. Ce vieillard paranoïaque et inquiet constituait probablement la meilleure chance pour en savoir plus sur la dernière expédition de Nigel Van Enhoorte. Je me lançais justement dans le vif en posant ma première question à ce sujet.
— C’était il y a quarante ans… je crois… peut-être, commença hésitant Hernandez. Le vieux Van Enhoorte n’avait jamais digéré sa défaite face à la région de la Brume et avait fait des pieds et des mains pour tenter d’y retourner.
Je notais calmement ses propos. Jusqu’ici, cela me semblait cohérent avec mes recherches.
— Je m’étais porté volontaire pour l’accompagner, car moi aussi je voulais savoir ce qu’il y avait dans cette purée de pois, continua-t-il. Je devais avoir un peu moins de trente ans à l’époque, j’étais son assistant lors des cours qu’il donnait à l’Université d’Augusta.
La façon dont il évoqua le nom de la fac laissait transparaître une certaine rancœur.
— L’opportunité de participer à une seconde expédition de Van Enhoorte était la plus belle chose qui pouvait arriver à un jeune bercé d’illusions comme moi.
Il fit une pause qui me sembla durer une éternité. Son regard s’éteignit, comme vidé de sa substance, laissant place à une forme de mélancolie. Avec un état émotionnel aussi instable, je m’inquiétais à l’idée qu’il se mette à pleurer d’un coup.
Il reprit son témoignage après une longue inspiration et expiration.
— Son ex-femme préparait toujours la partie administrative malgré leur séparation. Elle devait sûrement encore détenir des parts dans leur entreprise. Son fils et sa fille devaient participer à l’aventure. Le conseil de surveillance avait validé le financement.
Cette réponse venait contredire les propos de l’héritière tout comme ceux de Joakim Holm. Tous deux m’avaient dit que le projet de dernière expédition n’avait pas été à son terme. Là, j’avais plutôt l’impression que c’était l’inverse.
— Je me souviens que les autres gars craquaient pour la fille Van Enhoorte, expliqua-t-il en souriant. Elle était aussi professeur en archéologie à l’Université. Moi, c’était Francis qui me faisait fondre, il était beau gosse dans le genre que j’aimais bien, un peu plus vieux que nous.
Si cette ouverture à la fois très personnelle et précise quant à Hernandez encourageait l’idée de recevoir un témoignage inédit, je ne pensais pas non plus que j’irais conserver ce genre de détail. Les histoires sentimentales, ce n’était pas mon truc et encore moins le sujet de mon livre.
— Ça a été long pour préparer cette nouvelle entreprise, reprit-il.
Hernandez m’avait l’air d’être lancé et de ne pas vouloir s’arrêter, comme s’il avait toujours désiré vider son sac sans en avoir eu l’occasion. Il débitait comme un robinet ouvert. Lui qui m’avait envoyé balader la première fois, cela m’étonnait.
La mise en œuvre du projet nécessita plusieurs mois de travail, selon lui. Van Enhoorte avait décidé de ne pas retenter l’expédition de la Brume depuis les abords de la région de Maia. Il consulta pendant des jours les cartes du monde connu, les plus récentes, et conclut que le meilleur endroit se trouvait aux abords des montagnes des Karpaty, situées à l’ouest de la région de la Brume. Certains documents montraient des grottes encore inexplorées, notamment en raison de la proximité avec les volcans de l’Héral qui rendait celles-ci trop dangereuses. Les Karpaty étaient éloignées du cœur de la chaîne, mais l’opération présentait toujours des risques.
Ce détail corroborait avec les éléments dont le client bizarre rencontré à la boutique de Joakim Holm nous avait fait part.
— C’est de la folie ! s’exclama-t-il soudainement.
Je sursautai et raturai mon carnet à cause de cela.
— On n’allait quand même pas plonger à l’aveugle dans une grotte proche d’un volcan, on va cramer là-bas !
J’avais l’impression qu’il jouait une reconstitution de la scène. Cela me fit sourire.
Le vieux Van Enhoorte avait tout prévu, si j’en croyais la suite du récit. Il avait déjoué les inquiétudes de son jeune assistant en présentant un point très précis sur la carte. Selon lui et les sources locales qu’il avait rencontrées sur place, des aventuriers amateurs auraient découvert une caverne épargnée par l’activité volcanique. En un mot : explorable.
— Des bobards de gamins en manque de célébrité, balaya d’un revers mon interlocuteur d’une façon toujours aussi théâtrale.
Mais le géographe avait convaincu son collègue en lui montrant un objet unique. Hernandez parvint à le décrire avec une redoutable précision qui me laissa pantois. Tout ceci s’était déroulé trente ans auparavant, sa mémoire m’impressionna. Je conservais tout de même des doutes à l’idée qu’il cherche à m’embobiner avec un délire fumeux.
— Van Enhoorte sortit alors d’une boîte un drôle d’artefact. Il l’aurait récupéré là-bas. C’était un petit bidule rectangulaire aux arêtes arrondies qui tenait dans la main, mima-t-il. De couleur noire, une surface brillante qui reflétait tel un miroir, mais pas de manière aussi parfaite, l’image retournée était plus sombre, comme une vitre d’une pièce éclairée pendant la nuit. Il me sembla très abîmé et fabriqué dans un matériau inconnu. La partie réfléchissante ressemblait à du verre, mais en plus solide, presque intacte comparée aux traces d’usure et de coups sur le corps. Le pourtour était cerclé d’une espèce de bande de métal, robuste, mais rayé. Je pense qu’il avait subi une violente chute. L’autre face plus opaque ne renvoyait rien.
Plus la description d’Hernandez progressait, plus l’objet devint familier dans mon esprit.
— Nous ne sommes pas parvenus à savoir comment il fut fabriqué, continuait-il. On aurait dit qu’il était sculpté d’un bloc, mais les matériaux présentaient trop de différences pour que ce soit le cas. La partie la plus étonnante se trouvait sur les côtés, parsemés de petites encoches à portée de doigts. Les deux arêtes du rectangle formaient une asymétrie avec des trous et ce que j’identifiai comme des boutons. Au-dessus de la surface brillante se trouvait une sorte de lentille d’appareil photo. Des espèces de loupiottes se tenaient autour d’elle. Je n’avais jamais rien vu de tel.
Mes soupçons se confirmèrent, il venait de me décrire l’artefact que j’avais découvert chez Holm. C’était bien ce bidule qui s’était allumé quand l’autre type l’avait touché à un endroit précis. Il l’avait, qualifié « d’appareil ».
— Ce qui m’avait vraiment marqué avec cet objet, c’était lorsque Van Enhoorte effleura un des bords. La surface noire et brillante devint blanche, lumineuse. Je me souviens d’avoir fait un bond en arrière. Le vieux s’était foutu de ma gueule, mais il avait certainement eu la même réaction la première fois. Au bout de quelques secondes, plein de petits dessins, des schémas, se formaient sur cette vitre, ça clignotait, puis il finit par retrouver son état inerte. J’avais l’impression qu’il affichait du texte, mais je ne fus pas capable d’identifier la langue. Van Enhoorte non plus. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’une sorte d’appareil dont la finalité nous échappait.
Je frémis d’une forte excitation, il avait décrit l’exact comportement du bidule de Holm. Cet artefact venait donc bien de la dernière expédition Van Enhoorte et fut découvert à proximité de la Brume. Je jubilais intérieurement et déployais des efforts pour ne pas trahir mon euphorie et éviter d’éveiller les soupçons du vieil homme déjà bien nerveux.
— Cet objet, ou cet… appareil, comme vous l’avez qualifié, demandai-je d’un ton innocent, vous l’avez toujours ?
— Nan, répondit-il sèchement. Après la mort du professeur pendant l’exploration, je ne voulais plus rien avoir à faire avec cette folie.
Sans le savoir, Hernandez venait de me lâcher une bombe, Ie détail qui remit d’un coup tout en perspective. Nigel Van Enhoorte avait péri pendant sa dernière entreprise. Je notai ceci et l’entourai en gros. Le témoignage de cet homme allait m’ouvrir de nouvelles portes, je le sentais.
— Vous ignorez donc ce qu’est devenu ce petit appareil, insistai-je délicatement.
Hernandez se montra plus nerveux. Il commença à faire les cent pas chez lui, regarda à la fenêtre au travers des stores baissés, scruta autour de lui comme fuyant son ombre.
— Désolé si ma question vous met mal à l’aise, vous n’êtes pas obligé d’y répondre, tentai-je pour apaiser.
— Chut ! m’ordonna-t-il avec un signe de la main.
Je craignais de l’avoir froissé.
De longues minutes de silence intimidant et gênant passèrent. Hernandez sembla se calmer.
— Ils sont dans le coin, j’en suis sûr, grommela-t-il dans sa barbe.
— Qui donc ? demandai-je en toute candeur, incertain d’un réel danger ou bien du fruit de l’imagination de mon hôte.
— Les agents, qui d’autre ? me balança-t-il comme une évidence.
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