7 — Les agents
— Les agents ? demandai-je perplexe.
— Ils sont partout, commença à déblatérer Hernandez. On les voit à tous les coins de rue, ils ressemblent à n’importe qui. Mais moi, j’ai compris comment les reconnaître. Ils partagent des points communs, des détails qui échappent aux gens normaux, pas à moi.
Il me dégueula sa ritournelle sur un ton presque triomphal. De mon côté, je craignais le pire pour la suite du témoignage. Je le regardai, intrigué, pendant qu’il gesticulait en m’expliquant cette histoire « d’agents ».
— Ils sont tous fringués pareils, poursuivait-il. Costume bien taillé, toujours impeccable, les mecs, les nanas, pareils. Toujours propres sur eux, cheveux lisses plaqués, visages aux traits nets, parfaits, trop parfaits, regard perçant, brillant, des yeux qui luisent, pas naturel, pas honnête.
Respire, ironisai-je.
— Leur peau aussi projette des reflets bizarres, ils sont pas comme nous, ils sont différents.
Il marqua une courte pause et repartit dans son délire.
— Ils ne vous diront pas qui ils sont. Ça se trouve, ils ne savent même pas, mais je sais pas, ils ont l’air trop confiants. On les a rencontrés avec le nouveau projet du vieux, on les a revus pendant. Puis on les a recroisés après, quand tout a filé en vrille et que nos camarades ont fini cramés. Je les ai retrouvés une dernière fois après sa mort lente et abominable.
Bon, il a perdu la boule, c’est foutu, déplorai-je intérieurement. Mes espoirs d’en savoir plus sur l’ultime aventure de Nigel Van Enhoorte venaient de m’exploser en pleine gueule. Il débitait à un rythme tellement effréné que je peinais à le suivre.
Ma première opinion disait que j’écoutais la démence d’un vieil homme fou qui avait sombré dans la dépression et la paranoïa à cause de son passé traumatisant. Après coup, je me surpris à ressentir une notion familière dans sa description. Je demeurais incapable de savoir si ma mémoire me jouait des tours, ou si son délire était si bien orchestré qu’on pouvait y plonger comme un rien. Une impression de déjà-vu s’instaura en moi et me trottait dans la tête. Cela fut tellement perturbant pour mon cerveau qu’il ne percuta pas après avoir entendu « nos camarades ont fini cramés ».
— Qui sont ces agents ? demandai-je, intrigué.
— Sais pas, cracha-t-il d’un ton défaitiste. Je ne connais pas leur objectif. Ils doivent surveiller les gens comme moi, ceux qui ont découvert des choses qu’ils n’auraient pas dues. Je suis certain que les héritiers du vieux sont tout autant espionnés. Vous les avez rencontrés, n’est-ce pas ?
Je hochai de la tête en précisant avoir discuté avec Isabelle.
— Et que vous a-t-elle dit ? m’interpella-t-il. Rien, je suis sûr ! Des détails ? Non, elle est restée évasive et a tourné autour du pot, hein ?
Il avait raison, l’enfoiré. En dehors du moment où elle s’était énervée et avait lâché des informations importantes pour les balayer juste après, l’entretien fut assez banal et convenu. Je flippais tout en essayant de garder mon calme.
— C’est parce que les agents les tiennent en joue ! me postillonna-t-il dessus, les bras écartés. Ils peuvent les faire disparaître du jour au lendemain, sans laisser de trace, et tout le monde vous oubliera ! Pouf ! Effacé !
Je demeurais pantois, abasourdi par un tel délire à mi-chemin entre la conspiration de bas étage et la paranoïa. Tout me parut surréaliste, il fallait que je reprenne la main sur la discussion, mais Hernandez ne s’arrêtait pas de débiter ses salades.
— Avez-vous entendu parler de Marie Parella dans votre enquête, monsieur Carezzo ? m’adressa-t-il d’un ton interrogateur.
J’aurais cru qu’un flic essayait de me tirer les vers du nez. Mais ce nom ne me disait rien, il venait de me poser une colle.
Hernandez alla chercher dans ses affaires un gros livre qu’il cachait sous une pagaille de cartons. C’était un vieil album photos à la reliure épaisse, déchirée par endroits, mais encore en bon état. Il l’ouvrit sur la table basse, un amas de coupures de presse, clichés, articles, et documents divers se trouvait dedans. Il tourna délicatement les pages, cela contrastait avec son attitude nerveuse, puis lâcha un cri de victoire en pointant du doigt l’une des images.
— La voici !
Il retourna le livre et me la présenta. Ce cliché avait été pris, selon lui, la veille de la dernière expédition de Van Enhoorte. On y voyait dessus Hernandez, Nigel Van Enhoorte, Isabelle, Francis, ainsi que son associé Robert Worthstram, et une personne que je ne parvins pas à identifier. Elle apparaissait sur d’autres photographies, une jeune femme au regard bridé surmonté de larges lunettes à bords fins. Elle coiffait ses cheveux noirs en queue de cheval. L’une des descriptions mentionnait « Marie Parella ».
Cela m’étonnait, m’inquiétait, puis je finis par relativiser tout aussi rapidement. Sans le bouche-à-oreille, je n’aurais jamais rencontré Joakim Holm et encore moins Rafael Hernandez. Les archives demeuraient muettes quant aux participants des expéditions de Van Enhoorte, donc ne pas avoir trouvé d’informations sur elle s’avérait évident, tout compte fait.
— Et vous dites qu’elle a disparu et que tout le monde l’a oubliée ? questionnai-je, incrédule.
— La pauv’ Marie, ils l’ont effacée, déplora Hernandez. Oui, c’est le mot. Demandez aux héritiers du vieux, ils seront incapables de vous expliquer qui c’est. Alors qu’elle était une bonne copine d’Isabelle.
— Comment cela se fait-il que vous vous souveniez d’elle ?
J’espérais trouver une faille dans son délire.
— Je ne me rappelais plus d’elle, répondit-il sèchement. Je l’ai redécouverte avec ces photos. Au début, c’était une inconnue, mais son visage m’était familier. Puis petit à petit, elle m’est revenue en mémoire. Je pense que c’est ainsi que les agents travaillent, ils nous font disparaître si on en sait trop, et les gens vous oublient.
Le surréalisme de cette explication me laissa pantois. Tout ceci était tellement improbable, mais aussi effrayant, et si bien raconté que je me sentis emporté dans son délire. Je devais me reprendre et ramener Hernandez sur le fil de la conversation. Je notai le nom de Marie Parella et tentai une manœuvre pour récupérer la main.
— Monsieur Hernandez, commençai-je avec calme, vous évoquez un concept qui m’intrigue au plus haut point avec ces « agents », et j’aimerais qu’on en reparle plus tard si vous le voulez bien. En attendant, pouvons-nous revenir au sujet des préparatifs de la dernière expédition dans la région de la Brume, s’il vous plaît ? L’artefact que vous m’avez précédemment décrit, il vient bien de là-bas ?
Mec, t’assures, on dirait un journaliste d’investigation, me complimentai-je.
Hernandez me regarda de travers, je craignis de l’avoir froissé.
— Ah oui, le bidule ancien, reprit-il doucement.
Voir qu’il semblait réceptif à l’idée de poursuivre le témoignage me réconforta.
— Nigel avait trouvé ce machin dans une ville située à l’ouest des Karpaty, au pied de la plus petite montagne. Oh ! Attendez !
Il s’arrêta comme quelqu’un frappé par un éclair de génie, puis replongea dans son bordel de cartons. Il en extirpa un livre de géographie qu’il feuilleta et posa brutalement sur la table basse, au-dessus de l’album photos.
— C’est ici, Ughvaere.
Je notais tant bien que mal le nom et l’emplacement.
— Et la grotte se trouvait… poursuivait-il en suivant un tracé du doigt. Là !
J’inscrivis dans mon carnet l’endroit de la caverne. La précision de ses souvenirs me surprit. Son regard pétillait à la lecture de cet atlas, il n’avait pas perdu sa passion pour la géographie, c’était évident.
Il m’expliqua que d’après Van Enhoorte, la cavité fut découverte une décennie auparavant par des gamins du coin. La légende racontait qu’ils suivaient leur chien qui s’était enfui et y entra. Curieux, ils l’explorèrent, puis revinrent en ville pour partager leur trouvaille à leurs enseignants. L’un des jeunes prétendait y être retourné et avoir marché dedans pendant des heures avant d’atteindre une sortie. Selon lui, la grotte serait un tunnel unique, presque droit, et quelque peu accidenté. Le garçon n’avait donc que très peu de chances de s’y perdre. Il témoigna de la découverte de ruines anciennes là-bas.
Hélas, les habitants du village ne crurent pas le gamin et condamnèrent l’accès à la caverne par peur d’attirer des curieux et de devoir gérer d’éventuelles complications. Personne n’y retourna. Quelques années plus tard, Van Enhoorte eut vent de cette histoire, se rendit sur place, et tenta de prendre contact avec les enfants depuis devenus adultes. La suite de l’affaire prit une tournure tragique. Parmi les cinq jeunes explorateurs, trois étaient décédés d’une maladie inconnue, une lente dégradation de leur corps, selon les proches, accompagnée par une insoutenable agonie lors des derniers instants. Les deux autres filles du groupe avaient quitté la région et ne donnèrent plus de nouvelles.
Nigel avait obtenu ces informations de la part de Simona, la sœur cadette de Pavel, celui qui prétendait avoir découvert les ruines. Celle-ci lui confia un petit artefact ramené par son frère. Il avait préféré le cacher de peur que les adultes ne cherchent à le détruire.
Ce fameux objet n’était autre que l’appareil de Holm, celui que l’excentrique client avait fait s’allumer.
Le maire d’Ughvaere montra de fortes réticences quand Van Enhoorte décida de monter une nouvelle expédition pour savoir si les dires des enfants étaient réellement fondés. Nigel argumenta et négocia en mettant en avant la notoriété pour la ville, les retombées économiques, et aussi un non-choix bien dissimulé.
— Quand le vieux voulait quelque chose, il l’avait, expliqua Hernandez.
L’homme mima un document qu’il déroulait et me présentait.
— Et voilà, c’était bouclé. Nigel avait pour ainsi dire tout planifié et cette entreprise lui tint plus à cœur que les autres. Quel vieil escroc !
Cette dernière remarque me fit pouffer de rire. Elle détendit l’ambiance qui devenait pesante.
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