8 — Le tunnel

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Trois mois après l’annonce du projet par Van Enhoorte, l’expédition se rendit à Ughvaere. Elle était composée de Nigel, Francis, Isabelle, Rafael, Marie et Robert, ainsi que de quatre guides locaux. Le groupe s’était équipé pour l’occasion de combinaisons de protection habituellement utilisées pour l’exploration proche des zones volcaniques. Les relevés topographiques obtenus de la part du centre de recherches de l’Université de Maia avaient corroboré l’absence d’activité à cet endroit. Mais la prudence restait de mise.

Maia, cela me rappela une vieille copine de lycée qui travaillait dans cette fac, justement. Mon cerveau arrêta de divaguer lorsque mon interlocuteur reprit son récit.

— La veille, j’étais pas bien, me confessa Hernandez sur un ton amoindri. Je ne savais pas pourquoi, mais je sentais que quelque chose allait mal tourner.

Les jeunes explorateurs morts de maladies et disparus depuis fondaient ses principales inquiétudes. Même Simona, la sœur cadette d’un des gamins qui avaient découvert la grotte, n’aimait pas évoquer cette histoire. Elle rendit service en partageant ses souvenirs, mais l’équipe avait bien ressenti le bouleversement qu’elle avait vécu en perdant son frère. La longue et atroce agonie que Pavel aurait enduré à la fin l’avait profondément choquée.

— Aviez-vous confié vos craintes à Van Enhoorte ? demandai-je en notant ses précédents propos.

— Ha ! s’exclama-t-il d’un air sarcastique. Il m’avait déclaré avoir consigné dans son journal mes appréhensions. C’était sa façon polie de dire qu’il s’en foutait.

Je pouffai de rire, cela correspondait bien au portrait d’homme imbuvable et obsédé par ses entreprises qui m’avait été dessiné.

— Le lendemain, nous partîmes en direction de cette horrible grotte, poursuivit mon interlocuteur.

Qualifier l’endroit « d’horrible » ne présageait rien de bon. Je sentis de la fébrilité s’installer dans sa voix et eus peur de raviver des souvenirs difficiles.

— Cette caverne n’en était pas une, ce n’était pas possible.

— Comment ça ? l’interrompis-je incrédule.

— Je ne suis pas géologue, mais n’importe quel débile s’en serait rendu compte. Même les gamins, je pense.

Il commença à mimer un plafond arrondi en réalisant de grands gestes.

— La grotte présentait une voûte trop parfaite pour être naturelle. L’endroit était accidenté, partiellement effondré, le sol fissuré, mais tout trahissait son côté artificiel. C’était de toute évidence un tunnel creusé. Il était trop droit, les parois trop lisses, et au bout de quelques mètres nous vîmes des inscriptions.

— Des inscriptions ? Que racontaient-elles ?

— Aucune idée, répondit sèchement Hernandez. Il y avait des dessins, et à d’autres moments j’aurais dit des lettres. Marie en avait réalisé de nombreux croquis.

— Si je comprends bien, cette grotte ressemblait aux souterrains du tram d’Augusta, par exemple ?

— Oui ! hurla-t-il en me faisant sursauter. Dès que j’ai foutu les pieds là-dedans, tout me donna l’impression que c’était une construction humaine. Le sol était comme du bitume, et la voûte en béton. Le gamin qui avait témoigné de la découverte de ruines ne pouvait pas s’être planté.

— Avez-vous observé d’autres détails qui auraient validé cette théorie ?

— Nous marchâmes pendant des heures, poursuivit Hernandez. Enfin, c’était le ressenti que j’en avais. Tout était droit, tout se ressemblait, ce tunnel n’en finissait pas. Au bout d’un moment, nous constatâmes une partie du sol qui n’était pas tapissée de cailloux ou de terre. Et c’était bien du bitume, ou un matériau similaire, avec une ligne blanche.

— Une route ?

— Assurément. Francis avait pris tout un tas de photos. Il ne vous a rien montré, je parie ? demanda-t-il d’une façon défiante.

Et il n’avait pas tort puisque de toute façon, je n’avais même pas rencontré Francis Van Enhoorte. Et comme sa sœur avait balayé d’un revers de la main cette expédition en soutenant qu’elle avait été annulée, une séance diapositive chez mamie présentant une grotte artificielle n’aurait pas figuré à l’ordre du jour.

— Il était mignon, mais quelle tête de con, enchaîna Hernandez avec amertume.

Je pris soin de ne pas noter ce dernier commentaire.

— Une autre preuve quant à la nature construite de cet endroit nous tomba dessus. Littéralement.

— Ah oui ? m’étonnai-je.

— Bam ! hurla-t-il encore une fois.

Je sursautai de nouveau, il commençait à m’énerver en réalité. Je soupirai d’agacement.

— Un truc venait de se décrocher du plafond, je pense, continua-t-il. Cela nous a fait bondir tellement l’écho se répercuta partout. C’était un genre de gros boîtier en métal, de cette taille-là.

Il mimait un rectangle d’environ quatre-vingts centimètres de long pour une quarantaine de hauteur.

— Nous avions remarqué des câbles qui pendaient depuis la voûte. Le machin devait y être relié, les siens étaient arrachés. J’avais noté la présence de deux énormes lentilles dessus, enfin ça y ressemblait.

— Un éclairage ? supposai-je.

— Non, ça ne s’apparentait pas à des lampes. C’était plutôt des optiques, comme un projecteur au cinéma, avec tout un tas d’inscriptions indéchiffrables.

— À quoi pourrait bien servir un projecteur dans un tunnel ? demandai-je plus incrédule que jamais.

Il haussa les épaules. Me voilà bien avancé, mais je ne pouvais pas lui en vouloir.

— Nous évoluions dans ce tunnel, encore, reprit-il. C’était interminable, le poids des combinaisons se ressentait de plus en plus. Et finalement, de la lumière apparut au bout. Et avec elle notre plus grande frayeur : une lueur blanche opaque.

— La Brume ?

— Nous appréhendions l’idée d'avoir fait tout ce chemin pour rien, de finir dans cette putain de purée de pois infranchissable. Mais non ! Au bout de quelques mètres, nous fûmes rassurés, le brouillard s’avérait moins épais. Et là…

Il s’arrêta pendant quelques instants, contemplant le plafond comme s’il venait de lui révéler le sens de sa propre existence. Ou alors il me faisait miroiter.

— Nous fûmes… se réveilla-t-il. Bouleversés, émerveillés, terrifiés, un déferlement de sentiments contradictoires face au spectacle qui se présenta à nous. Même le vieux du haut de sa longue carrière n’en revint pas.

Accouche, bordel, pestai-je au fond de moi.

— C’était bien des ruines. Une ville, très ancienne, je pense, mais aussi très différente des vestiges que nous avions pu découvrir par le passé. Extrêmement différente.

— C’est-à-dire ?

— D’habitude, on déterrait des maisons à moitié délabrées, des fondations, ce genre de chose. Là, c’était une cité moderne, sans l’ombre d’un doute. On y trouvait des immeubles, des rues pavées ou goudronnées, des parcs, des panneaux, une vraie métropole contemporaine au vu de sa taille.

— Vous êtes certain de ne pas avoir fini dans une région voisine ?

— Nous en avions douté pendant un instant, en réalité. Mais les instruments se comportaient comme dans la Brume, déglingués. En haut, le ciel immaculé luisait, et ce n’étaient pas des nuages. Au sol, on avait bien un peu de brouillard, mais lointain. C’était… c’était formidable ! Nous étions en dessous ! Il y avait bien quelque chose là-dedans ! Le vieux avait raison !

Hernandez jubilait, son euphorie me contamina et je me sentis sourire bêtement.

— Par contre, notre excitation retomba vite, poursuivit-il avec un air de dégoût. L’endroit était dévasté. Pas comme des ruines qui avaient fini par s’effondrer avec le temps, non. C’était beaucoup plus cataclysmique. Il régnait là-bas un silence de mort, aucun bruit de fond. Tout semblait froid, métallique, gris, l’architecture des bâtiments nous était étrangère. D’énormes immeubles, des dizaines d’étages, je n’avais jamais vu de tour aussi haute. De loin, ils formaient un assemblage cyclopéen intimidant. L’endroit était inhospitalier. Pas de végétation, que du sol dur et anthracite, pas de nature, pas d’herbe, pas d’arbre, rien.

— Et qu’entendiez-vous par « dévasté » ?

— Des débris partout. Au fur et à mesure que les grands bâtiments se révélaient, ils étaient effondrés. Les maisons autour étaient aussi délabrées.

— N’est-ce pas normal pour des ruines anciennes ?

— D’ordinaire, j’aurais dit oui, mais là ce n’était pas de la dégradation par le temps. C’était de la destruction. Une scène de carnage. Plus nous avancions, plus l’endroit devenait ravagé. Des restes de véhicules, nous avions supposé, étalés d’une façon anarchique sur les routes, comme s’ils avaient fui dans la panique. Les grands immeubles étaient transpercés d’immenses trous. L’un d’eux avait même l’air d’avoir partiellement fondu !

— Une scène de guerre ? m’étonnai-je.

— Il fallait croire, et ce n’était que le début de l’exploration. Au bout de quelques minutes, un de nos guides, un habitué des volcans, nous indiqua ne rien détecter de toxique. Il nous proposa de retirer le casque de la combinaison. Lorsque je le fis, j’eus l’impression d’être devenu sourd. Le silence m’oppressait, je n’entendais rien d’autre que les murmures ou soupirs étonnés de mes collègues. Il n’y avait pas de vent, pas de bruit de fond, rien. L’endroit semblait figé dans le temps. Je crus me trouver dans un cimetière.

Hernandez fit une légère pause et reprit.

— Le calme fut perturbé par Nigel qui débitait des ordres en pagaille tout en pointant dans plein de directions. « Vous avez vu cette pancarte ? », « Francis prend des photos ! », « Tu as noté ça Marie ? ». Il faisait mine d’avoir la situation en main, mais au fond j’avais bien observé qu’il était tout autant paumé que nous.

Mon hôte eut un soudain déclic.

— Ah, mais oui ! s’exclama-t-il. Les bâtiments et panneaux affichaient tous ces symboles incompréhensibles. Cela confirmait bien qu’il s’agissait d’une écriture, très familière, les caractères me rappelaient ceux du bidule que Nigel m’avait montré, ainsi que ceux dans le tunnel.

— Est-ce que vous avez des exemples de ces textes écrits dans un alphabet perdu ? piaffais-je.

— À un moment, j’entendis un cri de terreur.

Quelle enflure, il avait complètement éludé ma question.

— C’était Robert. En s’aventurant dans une des rues adjacentes, une assez grande avenue aussi, il trouva quelque chose qui nous glaça le sang.

— Quoi donc ?

Hernandez prit une longue inspiration.

— Des restes humains, annonça-t-il d’un ton morne. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Des morceaux de squelettes, des troncs, des bras, des cadavres carbonisés, mutilés, démembrés. C’était abominable.

Il s’assit sur son fauteuil et regarda ses pieds. J’avais beau tenter d’imaginer leur ressenti, je n’avais jamais vu un corps dans l’état qu’il venait de me décrire.

— Même le vieux n’était pas bien à la vision de ces victimes. Oui, je dis bien des victimes, ces personnes ont clairement été massacrées. Nous avions déjà découvert par le passé des sépultures, mais rien de tel. Cette scène concordait avec les restes des bâtiments autour qui semblaient avoir subi de violentes attaques. L’un d’eux était transpercé par une énorme tige, sûrement en métal, qui était plus haute qu’une maison. Le cratère démontrait la puissance de l’impact.

— Genre, une lance ? Une flèche ? m’étonnai-je.

— On pourrait dire ça, mais de la taille d’un immeuble.

La tournure de son témoignage m’inquiétait, me disait-il la vérité ou inventait-il une histoire à dormir debout ?

— Nous continuâmes notre exploration dans ce cimetière à ciel ouvert. C’était une scène de guerre, mais d’une violente tellement inédite que nous n’avions aucun point de référence pour la qualifier. L’un des immeubles aperçus au loin, un peu plus tôt, avait bien fondu, percé d’un large trou aux contours vitrifiés, ainsi que le sol.

Hernandez resta enfoncé dans son fauteuil, releva sa tête, me regarda droit dans les yeux, l’air abattu.

— Cet endroit me déprimait. Il aspirait notre énergie vitale, nous siphonnait de toute envie de continuer notre existence. Nous avions l’impression de visiter une photographie d’apocalypse, une scène figée dans le temps, conclut-il.

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