10 — La carte impossible (2/2)

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Il s’arrêta quelques secondes, lorgna du côté d’un de ses cartons, puis se posa sur son fauteuil d’un air abattu. J’espérais ne pas avoir été trop loin.

— Mais j’ai quand même l’impression que vous êtes sincère, tentai-je pour me rattraper. Je ne pense pas que vous m’inventez une histoire à dormir debout. Donc, je vous en prie, continuez.

Il me regarda d’une façon si triste que je craignais qu’il se mette à chialer. Je savais que j’étais nul pour dire autre chose que des vacheries, mais là j’estimais ne pas m’être trop foiré.

— Merci, bafouilla-t-il la gorge nouée.

Je lui répondis par un sourire bienveillant. On avait conspué ce type, ses pairs l’avaient traîné dans la boue avant de le jeter dans l’oubli. Je ressentis une certaine gêne pour l’avoir mis en doute. Je relançai la discussion pour l’inviter à continuer :

— Reprenons si vous le voulez bien. Dans ce bureau, vous avez donc trouvé une carte qui indiquerait l’emplacement de villes similaires dans le monde, mais encore non découvertes. Et celles-ci seraient reliées avec le ciel. Pensez-vous que c’était en relation avec cette…

Je retournais en arrière pour retrouver le terme.

— … Cette « intelligence artificielle » ? demandai-je après une hésitation.

— Difficile à dire, nous étions géographes ou historiens, pas mathématiciens et encore moins informaticiens. Peut-être aurions-nous pu établir une théorie plus crédible si nous avions eu des personnes de la discipline avec nous. J’imaginais combien elles se seraient foutues de nous.

— Une possibilité qui me vient à l’esprit, c’est que vous ayez mal vu ou interprété les caractères, suggérai-je. Je sais par expérience qu’on peut parfois lire ou entendre quelque chose parce que notre cerveau pense que c’est ça.

— Si j’avais été le seul à avoir compris « Bureau de recherche Intelligence Artificielle », je vous aurais donné raison, monsieur Carezzo. Mais nous avions tous observé la même chose. Et comment aurions-nous pu imaginer ce concept insensé ?

Je devais donc le croire sur parole. Je ne me voyais pas reprendre rendez-vous avec Isabelle Van Enhoorte pour lui en parler. C’était le parfait moyen pour me ridiculiser et me faire discréditer.

— Et avez-vous découvert d’autres éléments marquants dans ce bureau ?

— Non, et nous avions décidé de poursuivre pour espérer en apprendre un peu plus sur cette civilisation. La plupart des pièces étaient condamnées ou trop dangereuses. Je regardais quand je pouvais à travers les portes ou murs effondrés. Derrière l’un d’eux, je me souviens avoir vu des sortes de mannequins.

— Des mannequins ? Comme dans un magasin de vêtements ?

— Oui, ça avait une forme humaine, mais c’était pas beau. Tout noir avec des fils qui dépassaient de partout et un côté mécanique repoussant.

Je grimaçai de dégoût à l’écoute de cette description et émis un petit son nasillard.

— Au détour d’un couloir, nous aperçûmes de la lumière naturelle. C’était une partie de la façade de l’immeuble qui était détruite. Nous y avions vu une opportunité pour observer la ville d’un peu plus haut.

— Qu’avez-vous découvert d’intéressant avec ce nouvel angle ? demandai-je d’un ton avide.

— Le brouillard limitait considérablement notre vue, qui ne dépassait probablement pas deux ou trois kilomètres. Mais nous pûmes constater le champ de ruines et la désolation du paysage. C’était toujours mort et silencieux. De nombreuses carcasses des machines haineuses éparpillées provenaient d’un point unique. C’était une forme tout aussi étrangère, une silhouette taillée en pointe, avachie au sol, noire et en partie camouflée par la brume locale. Elle était couverte de très longues tiges. Je pensais à un entrepôt ou un hangar qui devait stocker ces engins s’ils venaient de là-bas. Puis Francis nous alerta.

— Qu’avait-il trouvé ?

Le ton de ma voix m’étonna. On aurait dit un gamin excité par l’histoire racontée par son papy. Malgré son côté extravagant, je me passionnais tout en refusant de l’admettre. Je tâchais de toujours me montrer sceptique pour éviter que Hernandez ne se sente pousser des ailes et parte en vrille dans un délire à dormir debout.

— Il avait remarqué un assemblage d’énormes cylindres à l’étage du dessous, comme de gros tuyaux. Cela nous perturba, car tout indiquait que cette structure était étrangère au bâtiment. Robert se hissa pour voir de quoi s’il s’agissait. Sa passion pour l’escalade le rendait un peu trop téméraire.

Cela me rappela qu’il était mort dans un accident lors d’une session de son sport favori. Ce détail colla plutôt bien au portrait que j’avais pu obtenir de Worthstram.

— C’est une main géante en métal ! balança Hernandez en imitant Robert.

Enfin, je supposais que c’était le cas, je ne l’avais jamais entendu.

— Une main géante en métal ? répétai-je, intrigué.

— Oui, il la décrivit en ces mots, confirma mon interlocuteur. Une main géante qui aurait creusé dans le bâtiment. De loin, je pense que ce qui devait donc être un doigt faisait dans les trois ou quatre mètres de long. Une telle découverte nous excita beaucoup, mais l’instant d’après, je fus inquiet.

— Pourquoi ?

— Si cette main appartenait à un corps de colosse, et que cette ville passait son temps à se réveiller à notre approche…

— Vous aviez peur de croiser l’un d’eux, dis-je en finissant la phrase pour lui.

— C’est ça, confirma-t-il d’un ton grave. Et je fis plusieurs parallèles dans ma tête. Les machines haineuses, dormaient-elles ou étaient-elles détruites ? Ce géant de métal, pareil, qu’est-ce que c’était ? Une machine aussi ? Et cette idée « d’intelligence artificielle », des machines qui pensent ? Que penseraient-elles de nous ? Nous verraient-elles comme des envahisseurs ? Nous nous trouvions au milieu d’un théâtre de dévastation, les vestiges d’un affrontement d’une violence que je ne pouvais pas concevoir.

Il s’arrêta quelques instants et s’agitait beaucoup. Ses mouvements saccadés reprenaient et de l’anxiété s’entendait dans sa voix.

— Si de telles choses se réveillaient, je ne voulais plus être là.

— En avez-vous parlé aux autres ?

— Non, mais je voyais que Marie ou Isabelle n’étaient pas très rassurées non plus. Van Enhoorte gardait sa posture de chef de l’expédition, mais il devait certainement autant cogiter que moi sur ces questions.

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Nous étions arrivés dans un cul-de-sac et le reste de l’étage était inexplorable. L’escalier était détruit, impossible d’aller plus haut. Francis proposa de sortir et faire le tour du bâtiment pour prendre en photo la main géante.

La façon dont il me parla des alentours de l’immeuble réveilla le sentiment de nervosité que j’avais eu auparavant. Ma main se remit à trembler, je ne comprenais pas pourquoi. Dès qu’il évoquait des machines au regard malveillant, oppressant, j’avais une forme de phobie instinctive qui se manifestait. Sa description d’engins anonymes à l’aspect inconcevable, illogique, me glaçait le sang. Je me sentais aussi happé lorsqu’il citait l’œil de verre et le vertige provoqué par le simple fait de croiser son attention.

— Nous arrivâmes derrière et l’idée de Robert fut confirmée, c’était une main géante accrochée au mur. Elle se prolongeait jusqu’à la base du poignet et tout le reste était arraché. De gros câbles en sortaient ainsi que plein de pièces mécaniques. La coulée rouge en dessous rappelait du sang.

— Puisque c’est une machine, j’imagine que ça devait être de l’huile ?

— Possible. J’avais regardé partout autour de moi, mais je n’étais pas parvenu à trouver le restant du corps. Cela me rassura, d’une certaine façon.

Il fit de nouveau une pause et je remarquai que ses mains tremblaient. Sa nervosité augmentait crescendo.

— Mes yeux furent attirés par un mouvement lointain, au niveau de l’espèce d’entrepôt d’où venait la nuée d’engins anonymes. J’aurais dit des éclats lumineux.

Il inspira et expira.

— Puis tout bascula, annonça-t-il d’un air sombre.

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