11 — En un éclair (1/2)

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— Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a basculé ? m’empressai-je de demander d’un ton impatient.

— J’ignore la cause réelle, répondit Hernandez avec gravité. Peut-être que notre présence avait fini par réveiller quelque chose qui n’aurait pas dû l’être. Le silence de mort se rompit d’un coup. Ça venait de loin, mais c’était proche. Ça nous avait paralysés.

Le vieil homme chercha ses mots. Au début, il avait l’air absent, enroulant sa barbe fournie. Puis, soudain, son visage exprimait une frayeur primale.

— Ça nous a pris aux tripes. Nous avions senti notre corps vibrer, résonner, nous étions abasourdis, avec les jambes en coton. On est tous tombés à genoux, Isabelle et Marie se blottirent l’une contre l’autre pour essayer de se maintenir droites. Francis se mit à vomir. Nigel se tenait la tête et gueulait de douleur. Quant à moi, mon nez pissa le sang. Un de nos assistants d’Ughvaere semblait avoir fait une syncope et ses amis s’empressèrent de lui porter secours en rampant.

— Qu’est-ce qui a pu provoquer une telle réaction ?

— Un bruit qui avait déchiré le silence de la ville. Un vacarme… non, un hurlement. Un mélange extrême de graves et d’aigus, un son rauque aux vibrations métalliques qui donnait l’impression que votre torse allait exploser. Cette cacophonie se composait aussi de cris stridents, perçants à vous crever les tympans. C’était si éloigné et si puissant. Il retentit plusieurs fois. Cela venait de l’énorme structure étrangère au loin.

Il inspira puis expira, les mains jointes. Je percevais qu’il tremblait. Un frisson remonta le long de mon dos accompagné d’une sensation glaciale.

— Je ne sais pas si j’hallucinais à cause du choc, mais cette forme bougeait. Elle gesticulait. Les autres constatèrent la même chose. Des lueurs vives, rose, bleue, rouge, fendaient le brouillard. Tout devint plus menaçant et cette affreuse structure tordue et pointue en était à l’origine. Nos oreilles bourdonnaient. Nous étions hagards. Il était difficile de nous relever. L’immense monstre au loin se débattait comme un animal piégé. Les énormes tiges qui le traversaient ne faisaient pas partie de lui. Il était empalé au sol.

Il mima une étrange forme triangulaire qui partait dans tous les sens. À un moment, il déchira un bout de carton devant moi.

— Je pense qu’elle avait fini par s’arracher quelque chose, car un morceau s’était séparé. Cela s’accompagnait du même hurlement métallique. Des éclairs se manifestaient au loin et toujours ces lueurs qui devenaient de plus en plus vives.

Il s’arrêta quelques instants et commença à osciller en balancier dans son fauteuil. Hernandez fixait ses mains, ou le sol, je ne savais pas le dire. Je me passai le bras sur le front, il était trempé. Je tremblais par intermittence et tentais de me reprendre.

— Nous avions tous décidé de nous barrer de là, sans concertation. C’était un choix instinctif et évident. On a galopé au pas de course pour fuir vers le tunnel, mais nous étions tétanisés à chaque fois que ce hurlement revenait.

Il s’interrompit de nouveau.

— Est-ce que vous voulez faire une pause ? demandai-je, inquiet.

Je trouvais difficile de distinguer le réel de l’inventé dans son récit. La présence de réel dedans me semblait très faible, en réalité. Mais là, ce que je voyais, c’était quelqu’un qui revivait un traumatisme. Son regard humide fuyait, il tremblait, se balançait et se recroquevillait. Sa voix était cassée.

— C’était pas des éclairs, reprit-il soudainement d’un ton grave. C’était autre chose. Des rayons de lumière. Puissants, brûlants, terrifiants, destructifs.

Mon malaise interne s’intensifiait. Je frissonnais et avais du mal à rester concentré. Cette description éveilla de nouveau en moi un sentiment de déjà-vu.

— Ces éclairs finirent par s’abattre sur nous malgré notre course effrénée. C’était maintenant évident : on savait qu’on était là et on nous ciblait. L’œil de verre des machines haineuses nous surveillait. Leur attention était braquée sur nous. Elles avaient l’air mortes, mais elles parurent soudainement vivantes et prêtes à clamer leurs prochaines victimes.

— Est-ce qu’elles se sont mises à bouger ?

Ma gorge nouée étouffa le son de ma voix, cela me surprit. Je répétai ma question après un toussotement.

— Non, elles gisaient immobiles et se contentaient de nous fixer du regard. Un regard qui sembla jubiler au moment où une colonne de lumière rouge désintégra l’un de nos aides.

Je demeurai bouche bée.

— Il ne restait plus rien de lui, juste un cratère noir fumant au sol. Marie hurla de panique et Nigel l’attrapa par le bras pour la ramener dans la course. Ces éclairs pleuvaient, aveugles, mais sûrs de détruire quelque chose. L’un d’eux frappa à proximité de Robert qui valdingua et fut brûlé au dos. Il se releva et continua de détaler. Un tube vert fluorescent s’interposa entre le tunnel et nous. Le choc propulsa Van Enhoorte et moi en arrière. J’ai roulé sur plusieurs mètres. Un autre assistant local s’éclata le crâne contre un débris de béton, il ne bougeait plus. Je pensais que je n’avais pas trop souffert, contrairement à Robert, cependant…

Il s’arrêta, se releva, puis déboutonna sa chemise. Des cicatrices rouges parsemant son torse me rappelèrent celle vue en photo sur le bras d’Isabelle.

Il se retourna.

Son dos était ravagé.

Il présentait des brûlures sur tout le corps, recouvertes de greffes de peau comme un vêtement rapiécé. Je fis tomber mon carnet et mon stylo et restai bloqué, consterné par un tel spectacle. Je sentis des larmes me monter aux yeux et les essuyai en même temps que je ramassais mon cahier.

Son témoignage prit une tout autre perspective dans ma tête. Hernandez n’inventait rien, ou alors il souffrait d’un trouble encore plus grave au point de s’infliger d’aussi horribles scarifications. Je n’osais imaginer le tourment qu’il avait dû endurer.

Le vieil homme se rhabilla. Je notais qu’il jeta de nouveau un regard attristé vers un carton en particulier présent au milieu de son foutoir.

— On avait fini par retrouver le tunnel, reprit-il. Ce long et ennuyeux tunnel qui présentait notre seule issue pour fuir cette apocalypse. La ville à notre arrivée était déserte, silencieuse, morte. À notre départ, ce fut l’endroit le plus bruyant, violent et terrifiant qu’il m’ait été donné d’explorer. Nous nous étions sentis en sécurité à l’intérieur, même si nous avions couru comme des dératés jusqu’à ce que la cité disparaisse derrière ce mur blanc lointain. Les hurlements et les coups de tonnerre de ces éclairs de toutes les couleurs continuaient de se déchaîner. Le calme revint finalement après cette longue course dans cette caverne.

Son visage devint encore plus livide, quelque chose me disait que la suite du récit allait être terrible. Je tremblais comme une feuille et ma poitrine ressentait une forme de violente compression. Je haletais avec difficulté. J’étais mort de trouille. Je ne comprenais pas si c’était son histoire qui me faisait aussi peur ou bien si cela ne réveillait pas un traumatisme que j’aurais oublié. J’avais beau fouiller dans ma mémoire, je ne voyais pas ce qui pouvait me terrifier à ce point.

— Nous nous sommes arrêtés et l’adrénaline retombait. On s’est tous écroulés, les jambes en coton, les oreilles qui bourdonnaient, on pleurait. Isabelle était tétanisée. Elle fixait le sol et tenait son bras ensanglanté.

Ce dernier détail vint lever le voile sur l’origine des marques de son bras aperçues en photo.

— Francis essayait de la faire bouger, mais elle ne réagissait pas. Marie hurla soudainement en voyant Robert s’effondrer. Je me suis empressé d’aller à sa rescousse. Il était déjà mort. Toute sa face arrière était carbonisée et avait fusionné avec ses vêtements et la combinaison. Les deux aides du village qui avaient survécu, je n’ai jamais réussi à retenir leur nom, étaient couverts d’hématomes et de brûlures. Ils pleuraient en se tenant l’un l’autre.

— Cela contredit les circonstances du décès de Worthstram, dis-je avec la voix déformée par mon état d’anxiété. J’avais lu qu’il avait eu un accident d’escalade.

— Conneries ! s’exclama Hernandez, les bras grands ouverts.

Il ronchonna quelques instants d’incompréhensibles paroles, puis se recroquevilla de nouveau. Il était blanc comme un cul, et je ne devais pas être mieux. Je me sentais mal, j’avais presque envie de gerber et je suais à grandes gouttes.

— Nigel avait la tête qui tournait, mais il insista pour qu’on se remette en route. Une équipe était restée à l’entrée du tunnel et pouvait nous porter secours. Je m’étais retourné une dernière fois vers le mur laiteux au loin. Les éclairs roses et bleus semblaient s’être tus. Les hurlements aussi.

Je me rendis compte que je ne l’avais pas écouté. J’avais arrêté d’écrire et mon carnet glissa de mes mains qui tremblaient. Je me pétrifiai après avoir enfin pigé pourquoi j’étais si mal.

L’œil haineux, les hurlements terrifiants, les formes incompréhensibles qui défient la raison. Tout ceci, je l’avais vu pendant ma nuit de merde, quand je fis cet horrible cauchemar qui m’avait épouvanté. Comment aurais-je pu imaginer tout ça ?

— Monsieur Carezzo ?

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