12 — Le poids de l’héritage (1/2)

6 minutes de lecture

J’étais parvenu à noter la totalité du témoignage d’Hernandez malgré l’instant de panique qui s’était emparé de moi. C’était dense, il allait me falloir beaucoup de temps pour traiter tout ça. Après une longue hésitation, je décidai de m’aventurer sur un sujet plus glissant. Le délire science-fiction qu’il m’avait raconté était déjà très difficile à gober, mais si précis et complet qu’il résidait une part de doute à l’intérieur. Je devais donc tenter d’en savoir plus sur son autre cheval de bataille.

— Est-ce à ce moment-là que vous avez commencé à être inquiété par ces « agents » ? demandai-je tranquillement.

— J’ai rencontré le premier à l’hôpital, répondit-il en levant la tête vers moi. Les médecins m’avaient dit qu’ils étaient parvenus à stabiliser la dégradation de mon corps. Ils n’avaient jamais vu une telle chose. C’était insidieux, comme un poison qui me rongeait de l’intérieur. Leur description de mes symptômes me rappela ceux de Van Enhoorte.

Il expira longuement. Je percevais un grognement dans sa respiration qui semblait difficile.

— Je leur ai demandé, justement, si j’avais eu la même maladie que lui. Vous savez ce qu’ils m’ont répondu ?

— Non ?

— Qu’ils ignoraient ce qui était arrivé à Nigel, tout comme le reste de l’équipe. J’étais le seul qu’on avait transféré dans cet hôpital.

— En même temps, vous vous trouviez dans une situation critique et j’imagine que les secouristes n’ont pas trop eu le temps de raconter la suite de l’histoire, non ?

J’essayais de me montrer le plus rationnel possible pour éviter de me faire embarquer dans un délire fumeux.

— Les autres avaient quand même enduré de violents traumatismes. Pourquoi ne les a-t-on pas transportés à l’hôpital, dans ce cas ? hurla-t-il en agitant les mains.

— C’est perturbant, en effet.

— Je pense que j’ai été moins exposé que le vieux Nigel à cette saloperie, mais les conséquences furent les mêmes. J’en essuie toujours les séquelles.

— Me permettez-vous de vous demander leur nature ?

— Ce que je vous ai montré tout à l’heure était le visible, expliqua Hernandez d’un ton amoindri. En invisible, j’ai des migraines régulières, je dois subir une filtration de mon sang une fois par mois, car mes reins ne marchent plus qu’à moitié, je suis gavé de médicaments pour compenser de nombreuses carences, et enfin, ça m’a rendu stérile.

Cet inventaire me laissa pantois et m’attrista. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de faire une connexion avec le dernier point cité et ma question sur l’absence de descendance chez les héritiers Van Enhoorte. Francis et Isabelle auraient-ils eux aussi ce genre de séquelle ?

— C’était durant ma convalescence que je l’ai rencontrée, continua Hernandez. Mon état s’était stabilisé, mais je restais en observation. Une femme vint à mon chevet. Elle était charmante, douce, gentille, le visage amical qui contrebalançait son regard perçant accentué par une tenue sévère avec un tailleur noir et un pantalon droit. Ses cheveux blonds semblaient en feu.

Cette description me rappelait encore une fois des personnes déjà croisées au cours de mon enquête. Je pensais notamment aux employés de maison chez les Van Enhoorte.

— Elle écouta tout ce que j’avais à lui dire. Elle buvait mes paroles sans jamais rien remettre en doute, s’étonnait le vieil homme. Au début, je supposais que c’était un genre de psy qui allait me cuisiner pour savoir si j’étais bon à enfermer. Mais non, elle se contentait de me poser des questions et de me laisser y répondre sans me juger.

— Que vous demandait-elle ?

— Qu’est-ce qu’on a vu dans la ville, si j’avais compris ce qui m’était arrivé, ou encore si j’avais croisé des gens qui paraissaient suspects.

— Et elle, vous a-t-elle paru suspecte ? Connaissez-vous son nom ?

— Elle a éludé lorsque je lui avais réclamé, puis elle partit. J’ai commencé à piger que quelque chose clochait.

Hernandez se tenait debout et tournait en rond autour de la table basse ou de son fauteuil. Il me semblait aussi nerveux que la précédente fois où il avait évoqué ces fameux « agents ». Il scruta dehors avec insistance en soulevant deux lamelles de ses stores du bout des doigts. Je regardai ma montre, l’entrevue avait duré trois heures. J’inspirai profondément par le nez, puis soupirai en silence. Je n’avais pas réussi à m’habituer à l’odeur de renfermé qui concurrençait celle d’humidité de son appartement. La faible luminosité de la pièce en raison des persiennes constamment baissées produisait une ambiance inquiétante.

— Elle est revenue me voir quelques jours plus tard, reprit Hernandez toujours en scrutant par la fenêtre. Cette fois, elle n’était pas seule. Un type l’accompagnait, mais était resté assis sur une chaise au fond de la chambre, sans rien dire. Sa tenue était l’inverse de la nana. Frivole, excentrique, il portait un feutre vissé sur la tête avec une tignasse noire aux reflets bleus et rouges qui dépassait. J’avais l’impression qui s’emmerdait. Il semblait désintéressé et se tournait les pouces.

Une petite alarme s’alluma en moi. Les descriptions des « agents » qu’Hernandez m’avait faite jusqu’ici étaient plutôt bateau. Là, je crus reconnaître la même dégaine et attitude que le type croisé chez Holm, celui qui connaissait l’appareil pris pour un miroir lumineux. Je me souvins qu’il avait parlé d’un patelin proche des Karpaty. La ville où l’expédition Van Enhoorte s’était rendue se trouvait bien là-bas. Je notai ce détail avec attention, c’était l’un des seuls capables de confirmer les dires de mon témoin. Mais quelque chose ne collait pas. Ce type devait avoir la quarantaine, comment aurait-il pu rencontrer Hernandez trente ans plus tôt ?

— Monsieur Carezzo ? m’interpella-t-il.

— Ah, pardon, j’étais parti dans mes pensées par rapport à un élément que vous m’avez cité. Cela m’avait rappelé une précision remarquée durant mon enquête.

— Je leur avais demandé des nouvelles d’Isabelle, de Francis, ou encore de Marie.

— Que vous ont-ils répondu ?

— « Ils vont bien », rien de plus.

— Tant mieux, non ?

— J’y aurais cru, si le médecin n’avait pas déblatéré des mensonges le lendemain, pesta Hernandez.

— Que vous a-t-il raconté ?

— Qu’il ne connaissait pas Marie Parella, alors que la blonde accompagnée par l’autre gars m’avait dit qu’elle s’était fait soigner dans cet hôpital.

— C’est grand un hôpital, non ? tentai-je pour rester rationnel.

— Il m’a ensuite annoncé que Worthstram était mort d’un accident d’escalade. Francis s’occupait de la succession de son père pendant que sa sœur se remettait de « notre accident ».

— Comment ça, votre accident ?

— Il m’a appris que l’explosion d’un conduit de chauffage dans un bureau où je me trouvais avec elle, à l’Université d’Augusta, nous avait blessés. C’était ça qui avait causé toutes mes plaies. Et comme mon cas était grave, selon le toubib, ils m’avaient transféré à l’hôpital de Maia qui possède une section pour les grands brûlés.

Je notai tout ceci en espérant que je retrouve des documents qui étayent ou dénoncent ces faits. C’était une des clés pour m’assurer de la crédibilité du témoignage d’Hernandez.

— J’ai quitté l’hosto une semaine plus tard, je crois. Je suis retourné à Augusta pour visiter le lieu du soi-disant accident. Des banderoles « danger » étaient présentes et l’accès était condamné. Je commençais vraiment à gober leurs sornettes et je remettais en doute ce que nous avions vécu dans la ville fantôme.

— Avez-vous repris contact avec Isabelle ou Marie ?

— Je n’ai pas réussi à retrouver Marie. Plus personne ne la connaissait. Et Isabelle m’évitait. C’est comme ça que j’ai compris que les agents vous effacent.

— Et vous avez fini par oublier Marie, vous aussi ?

— Elle a disparu de ma mémoire du jour au lendemain.

Hernandez s’arrêta et regarda un de ses cartons. C’était toujours le même, la raison m’interrogeait. Je fus exhaussé sans rien demander lorsqu’il s’y dirigea pour fouiller dedans. Il en sortit plusieurs grands albums, comme celui qu’il m’avait montré plus tôt, ainsi que des livres d’histoire et de géographie, puis il posa le dernier ouvrage sur la table. Un carnet épais à la couverture rigide de couleur jaune. Je frémis à la vue de traces marron dessus en forme de doigts, j’aurais cru reconnaître du sang séché. Le vieillard serrait précieusement l’objet contre sa poitrine, puis s’approcha de moi. Il le posa sans cérémonie sur la table basse et la vision d’horreur se précisa. Oui, c’étaient bien des empreintes de main.

— J’ai compris que toute leur histoire était inventée quand j’ai retrouvé ce document.

— Qu… qu’est-ce que c’est ? balbutiai-je, inquiet.

— Le carnet de notes de Nigel Van Enhoorte, répondit Hernandez d’un ton grave. Il me l’avait confié lors de notre fuite du tunnel, quand je l’aidais à marcher. Comme s’il savait qu’il n’allait pas en sortir vivant. Les traces sur la couverture sont celles laissées par ses mains ensanglantées.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Seb Astien ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0