12 — Le poids de l’héritage (2/2)

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Mes yeux balayèrent ce livre en piteux état. Un cahier tout ce qu’il y avait de plus banal, comme celui que j’utilisais à cet instant, était exposé face à moi. La même marque, en plus. Cette version possédait une jaquette cartonnée, car elle était prévue pour un usage dans des conditions plus difficiles. Cela restait des supports pas trop chers et de qualité plutôt moyenne, mais ça faisait le boulot. Le mien était déjà à moitié en lambeaux à force de l’avoir, ouvert, fermé, feuilleté et raturé dans tous les sens. Celui présenté comme ayant appartenu à Van Enhoorte était à peu près dans le même état, accompagné d’une dégradation du papier aux bords émiettés.

Mon regard se posait par alternance sur le carnet et Hernandez. Un doute m’assaillit.

— Attendez ! m’exclamai-je. Si les « agents » ont tout effacé, comment auraient-ils loupé un document aussi important ?

— Je l’avais dissimulé dans le double fond de mon sac lorsque Nigel me l’avait confié, répondit Hernandez d’un air malicieux. Vous savez, dans ma jeunesse, j’ai fait des conneries. Je m’amusais à trimballer des trucs interdits en cachette dans ce sac… Comme de la picole.

Une moue d’approbation se dessina sur mon visage, accompagnée d’un petit gloussement. Je n’étais pas un saint moi-même et cela me rappela les années étudiantes, l’insouciance, les défis lancés entre amis, et les idioties qu’on avait enchaînées. Je me souvenais lorsque nous avions planqué une espèce de came de synthèse bricolée en catimini par les gars d’une des classes de chimie. Cette saloperie nous avait rendus tellement malades que ça avait mis un terme à nos débilités.

— Pourquoi l’avez-vous caché ? m’étonnai-je. Vous doutiez de vos collègues ?

— Non, évidemment, nous étions amis et nous nous faisions tous confiance. Je ne sais pas pourquoi, mais ce fut comme un réflexe. Le livre m’était trop précieux pour le perdre bêtement, donc je l’ai rangé dans l’endroit qui me parut le plus sûr. Au vu de notre état à ce moment-là, je ne pense pas que les autres l’auraient remarqué.

Il soupira.

— La photo avec Marie, celle que je vous avais montrée tout à l’heure. Elle vient de ce livre.

J’avais devant moi le carnet de notes de la dernière expédition de Nigel Van Enhoorte. À quelques centimètres de ma main, je pouvais le saisir, l’ouvrir, le parcourir, et confirmer en un instant si Hernandez se foutait de ma gueule ou non. Je l’admirais comme la relique la plus sacrée qu’il m’ait été donné de contempler. Je n’osais pas y toucher, inquiété par la possible réaction de mon hôte. Mais j’en brûlais d’envie. Quelle torture !

— Et qu’avez-vous fait ensuite ? demandai-je en masquant mon excitation.

— L’Université commença à douter de moi et me discréditer. Je voulais enquêter sur la caverne d’Ughvaere, mais, officiellement, selon eux, elle n’existait pas. J’avais fini par me rendre de nouveau sur place et je fus incapable de la retrouver. Ils ne l’avaient pas colmatée pour la cacher des curieux, non, ils l’avaient effacée.

— Et les aides locaux qui avaient assisté à l’expédition ?

— Je n’avais pas retenu leur nom, mais mes recherches à leur sujet sont restées bredouilles. Introuvables ! s’exclama-t-il en agitant les bras.

Il marqua une pause et reprit.

— J’ai recroisé la blonde de l’hôpital à Ughvaere. Elle était toujours aussi gentille, mais sa façon de me parler me laissait entendre que ça ne servait à rien. Quand je lui ai demandé pourquoi on avait supprimé le tunnel, elle avait fait semblant d’ignorer.

— Et l’autre type, l’avez-vous revu ? tentai-je en espérant identifier le client bizarre chez Holm.

— Lui ? Non. À mon retour à Augusta, Francis et Isabelle boudaient mes requêtes pour les rencontrer.

Le ton de sa voix s’amoindrissait, je compris rapidement la raison avant même qu’il en parle.

— Face à mon instance pour élucider ce mystère, les pontes de l’Université finirent par me virer et on me balança chez les fous. Je subissais un choc nerveux et j’aurais sombré en dépression, selon eux. J’en suis sorti après sept ans.

Hernandez s’était assis dans son fauteuil et conservait un air abattu. Il frotta ses yeux plusieurs fois et sa voix cassée démontrait que ces souvenirs étaient douloureux. Je restais silencieux, incapable de trouver quelque chose à dire. J’aurais bien répondu le « je suis désolé » de circonstance, mais cela sonnait si creux dans ma tête que je me résignai.

J’avais gratté au kilomètre, mon poignet me faisait souffrir. Je le fis tourner, il craqua comme une vieille machine déglinguée. Ce témoignage fut incroyablement dense en informations, mais j’allais devoir tirer le vrai du faux dans ce délire. Cela allait me demander un temps fou, encore une excuse pour que mon éditeur m’engueule. Je m’en foutais, en fait. Je tenais là quelque chose d’énorme et cette enquête allait révéler des faits inconnus du public, une aubaine. J’espérais que les héritiers n’allaient pas me coller des bâtons dans les roues.

— C’était… très complet, monsieur Hernandez, fis-je pour briser le silence. Avez-vous encore d’autres éléments à me partager, peut-être ?

— Je pense que le reste de la vie d’un vieux fou ne vous intéressera pas, monsieur Carezzo.

Je pouffai, mais je me rendis compte qu’il ne plaisantait pas vraiment. Je me ravisai.

— Votre témoignage va m’être très précieux, merci beaucoup. J’espère ne pas trop vous avoir importuné à réveiller ces souvenirs difficiles.

— Un mal nécessaire, répondit-il d’un ton neutre.

— J’aurais quand même une dernière question.

— Oui ?

— Lorsque je vous ai contacté au début, vous aviez refusé de me rencontrer. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? Si vous souhaitez m’en parler, bien entendu.

Hernandez m’avait l’air de réfléchir pendant quelques instants.

— J’ai senti que vous ne comptiez pas simplement vous foutre de ma gueule, comme les journalistes à l’époque. Et j’ai pensé que vous transmettre mon histoire lui permettrait de continuer d’exister avec vous, quand je ne serai plus là. J’espère que vous trouverez vos explications, monsieur Carezzo.

Sa réponse me laissa pantois, il venait de me balancer une énorme responsabilité sur les épaules. Hernandez resta assis dans son fauteuil alors que je m’apprêtais à le quitter.

Je lorgnais vers lui pendant je rassemblai mes affaires. Il me parut hésiter sur quelque chose. Je rangeai mon carnet dans mon sac à dos, enfilai ma veste, puis me dirigeai vers lui pour le saluer. Je lui serrai la main en souriant, puis lui demandai si je pouvais repasser lui poser des questions au besoin. Sa réponse positive me surprit, je m’attendais plutôt à ce qu’il en reste là.

— Monsieur Carezzo ! m’interpella-t-il alors que j’allais quitter son appartement.

Il me rejoignit les bras chargés par ses albums de photos, coupures de presse et notes diverses. L’amas de documents comprenait le carnet de Van Enhoorte.

— Prenez-les, s’il vous plaît, m’implora-t-il.

J’étais abasourdi.

Ces preuves étaient les seules qui pouvaient attester de la véracité de ses propos, et il me les légua comme ça. À moi, un parfait inconnu qui avait juste passé une après-midi à lui poser des questions et mettre en doute ses racontars. Cela relativisa la paranoïa qu’il manifestait régulièrement à toujours regarder dehors et parler de ses « agents ». Je n’y croyais pas, cette marque de confiance était tellement irréaliste, déplacée même. Qu’est-ce qui lui disait que je n’allais pas la lui faire à l’envers ?

Je lui demandai de confirmer plusieurs fois sa volonté. Il insistait et les pressait contre ma poitrine. Je finis par ouvrir mon sac et il les glissa dedans. L’instant fut presque solennel, comme la passation du pouvoir entre l’ancien et le nouveau chef d’État. Une boule se forma dans mon torse. J’ignorais si c’était l’émotion ou le poids supplémentaire des responsabilités qu’il me confiait avant de le quitter. Je lui souris, mes yeux étaient humides.

Les siens aussi.

---

Je quittais le complexe résidentiel où vivait Rafael Hernandez. J’ouvris la porte principale du bâtiment et la bloquai pour une personne qui entrait. Elle venait d’utiliser un badge pour la déverrouiller, je supposai donc une habitante.

C’était une très belle femme aux cheveux blonds attachés, presque luisants. Sa tenue élégante me rappela les employés travaillant dans l’administration ou dans les hautes sphères des entreprises.

— Merci, monsieur Carezzo, fit-elle d’un ton plein de gentillesse.

Je me pétrifiai lorsque mon nom sortit de sa bouche. J’ignorais qui était cette personne tout en ayant l’impression de l’avoir déjà rencontrée.

— J’ai beaucoup aimé votre livre, continua-t-elle comme si elle voulait me rassurer. Les critiques à son égard étaient vraiment injustifiées, je trouve.

— Ah, euh, bah, merci, bafouillai-je tel un attardé, le visage rouge comme un camion de pompiers.

Elle m’adressa un dernier sourire, puis me laissa seul avec ma nervosité. Je remarquai qu’elle se dirigeait vers le bâtiment où habitait Hernandez. Son délire « d’agents » devait m’avoir retourné le cerveau, et la fatigue à la suite de cet entretien n’aidait pas. Je soufflai longuement puis repris la route pour rentrer chez moi.

Cette entrevue m’avait lessivé.

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