13 — Professeur maladresse
— Alex, tu m’écoutes ?
— Hein ? Ah, euh, pardon…
Je tournais ma fourchette dans mon assiette, perdu dans mes pensées. J’en avais occulté l’histoire que me racontait Nathalie. Nous ne nous étions pas vus depuis deux semaines, car elle était partie dans un séminaire avec son équipe d’enseignants à l’autre bout du pays. Elle riait beaucoup en le relatant, j’ai retenu quelques bribes. Apparemment, une de ses collègues a fini le cul dans l’eau lors d’une activité extérieure. Celle qu’elle me décrivait souvent comme une « pimbêche mal baisée ». Son groupe s’est bien marré, au moins.
Quant à moi, j’avais passé les six derniers jours à détricoter les propos d’Hernandez et à étudier les documents qu’il m’avait laissés. Ils contenaient tellement d’informations, tellement de trucs délirants, je ne savais plus où donner de la tête.
Nous profitions enfin d’une soirée ensemble. Nath m’avait invité chez elle et préparé ce qui était devenu mon plat préféré. Son risotto était à tomber. J’avais ramené un gâteau concocté par un pote pâtissier, c’était le dessert qu’elle aimait le plus. Mais ce soir, l’appétit me manquait, tout comme l’entrain.
Je sursautai quand sa main se posa sur la mienne.
— T’as vraiment une sale tronche, tu ne couves pas quelque chose, rassure-moi ? demanda-t-elle d’un ton maternel.
— J’ai beaucoup de boulot et je dors mal, c’est tout, marmonnai-je.
— Ton projet avance ?
— Oui et non. J’ai obtenu énormément d’informations ces derniers jours, mais j’ai des difficultés à les remettre dans leur contexte. Et la fatigue n’aide pas.
— Tu es sûr d’être seulement fatigué ?
Un choc électrique parcourut mon dos. Sa question piquait presque comme une menace.
— Euh, oui.
— Vraiment ?
— Non…
Nous sortions ensemble depuis un peu plus d’un an, inutile de lui mentir. Elle lisait désormais dans mes pensées. J’avais le teint livide, des cernes creusés à la pelleteuse, et j’étais une véritable loque. Je m’efforçais de prendre une bouchée pour lui faire plaisir. C’était froid, mais toujours aussi bon. Cela me remonta un brin le moral. Il devait avoir atteint mes chevilles, maintenant.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
J’étais parti pour me faire cuisiner toute la soirée, et je n’avais pas envie de la gâcher. Je finis donc par capituler.
— Tu te souviens quand j’avais super mal dormi il y a quelque temps ? Quand je t’avais parlé de mon horrible cauchemar ?
— Oui, répondit-elle inquiète.
— Ça a recommencé et ça n’arrête pas. Dès que je ferme l’œil, ça revient. Je vois ces lumières qui détruisent tout, ces regards malveillants, et j’entends ces hurlements irréalistes.
Elle gémit de compassion avant de me demander :
— Depuis combien de temps ?
— Une semaine, je dirais.
— C’est après avoir rencontré le gars dont tu m’as parlé ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ? Il t’a sûrement retourné le cerveau ! Détache-toi de ton livre pendant quelques jours, tu dois déconnecter un peu.
— Mais j’ai tellement de pistes à creuser…
— Même les chiens ne peuvent pas flairer trente-six pistes à la fois ! Lève donc le pied, Doudou. Tu n’avanceras pas mieux si tu finis par tomber malade, m’ordonna-t-elle en me caressant la joue.
J’adorais quand elle m’appelait ainsi, cela me fit sourire. Elle m’avait donné ce surnom parce qu’elle trouvait ma peau douce, alors que je pensais plutôt que mon corps usé et grisonnant était rugueux façon papier de verre. Et elle me voyait comme son nounours. Sur ce point, je me demandais bien où elle avait pu pêcher cette idée. Ce n’était pas les trois poils qui se battaient en duel sur mon torse qui auraient pu me faire rentrer dans cette catégorie. J’étais aussi par moment son poussin, son chocolat, ou encore sa petite crème à l’amande.
Me concernant, c’était ma chérie.
J’étais vraiment nul pour trouver des surnoms affectueux, comparé à elle.
Nathalie avait raison, je devais me calmer et me distraire plus souvent. Venir chez elle fut déjà une grande bouffée d’air. Mon appartement témoignait de mon obsession avec tous les documents éparpillés et les théories que j’avais émises durant mon enquête. Si elle avait débarqué dans le mien, elle aurait flippé à coup sûr. J’avais couvert les murs de cartes, photos, ou textes que j’avais essayé de relier pour trouver des corrélations. Je commençais presque à manquer de place dessus et me demandais si je n’allais pas annexer l’appart du voisin !
La femme que Hernandez aurait rencontrée à plusieurs reprises ressemblerait à celle que j'avais croisée en le quittant. Quant au type du magasin de Holm, le même que celui heurté à la sortie des Van Enhoorte au début de mon enquête, son signalement corroborait avec les détails que le vieux m’avait donné. Cependant, tous deux n’avaient pas l’air d’avoir soixante-dix ans. L’autre possibilité restait que Hernandez ait inventé une bonne partie et que ses récits ne coïncident avec des éléments plus communs.
Une amie journaliste m’avait déjà expliqué que c’était la base de ce qu’ils appelaient les « heureux hasards », ou encore les « faits faciles ». Des synonymes pour « théorie du complot » dans leur jargon, apparemment. Le procédé était très simple : on utilisait un ingrédient de la vie quotidienne, un texte, une image, ou une fonction, et on la détournait de son contexte pour lui donner une signification différente. Elle animait régulièrement des conférences sur le sujet pour sensibiliser les jeunes journalistes à identifier ces vraies fausses bonnes pistes. C’était passionnant, et inquiétant de constater à quel point l’imagination pouvait déformer une réalité plus complexe que celle souvent préférée par les adeptes de ces discours primaires. Et les démonter prenait beaucoup plus de temps que les énoncer.
J’avais catégorisé Hernandez dans ce lot avec son délire paranoïaque, mais ses documents étaient tellement complets et détaillés que mes certitudes s’ébranlaient.
Un autre projet avait germé dans ma tête. Le peu de place qu’il me restait sur mes murs avait servi à placarder plusieurs cartes de la région des Karpaty, avec la zone qui s’étendait dans la Brume, à l’est de celle-ci. La chaîne montagneuse longeait la partie blanche du plan. Je supposais avoir localisé l’emplacement de la caverne explorée par l’équipe il y a quarante ans. L’Atlas que m’avait laissé Hernandez était moins précis, mais le point qu’il avait tracé dessus se trouvait dans une formation plutôt spécifique de la paroi. Elle dessinait un creux en forme de « U » qui s’enfonçait à l’intérieur. Si je ne m’étais pas planté, il se situerait à seulement six kilomètres d’Ughvaere.
J’avais crayonné une ligne droite depuis ce marqueur jusqu’à la Brume. Si j’avais bien compris l’échelle, le tunnel ferait deux, voire trois kilomètres de long. J’avais basé cette estimation par rapport à la largeur de la montagne. Peut-être que la caverne était plus longue en réalité.
« En réalité », voilà une pensée qui me faisait rire intérieurement. Je commençais à croire que ce tunnel et la mégalopole oubliée de tous, construits par des humains plus avancés que notre civilisation, existeraient bien.
Nath avait raison, je devais déconnecter un peu.
Si elle découvrait que j’avais envisagé un voyage là-bas, elle m’enchaînerait pour m’empêcher de partir à l’aventure dans mon état actuel. J’avais de toute façon encore le temps pour y réfléchir… surtout que quatre jours de transport étaient nécessaires pour y aller. Peut-être que j’allais pouvoir utiliser le train. Ughvaere se trouvait à un peu plus d’une centaine de kilomètres au sud de Maia. Je pouvais prendre un train ordinaire pour l’aller, puis choper le gros au retour si je me débrouillais bien dans les dates. Ça ira plus vite pour rentrer, avec seulement une journée de trajet vers l’ouest, direct jusqu’à Augusta. Dans tous les cas, l’aller devait se faire par d’autres lignes. Je n’avais pas l’intention de voyager autour de monde pendant un mois.
Remarque, un petit séjour en amoureux ne ferait pas de mal un de ces quatre. J’ai toujours eu envie de visiter le continent Amerigus. Et je me demandais comment ce train à la con pouvait bien traverser l’océan.
Je devrais le proposer à ma chérie.
Nathalie riait de nouveau.
J’avais encore divagué dans mon esprit, mais cette-fois je l’avais bien écoutée. Et je me marrais aussi. Je peinais à boire une gorgée de vin sans risquer de la recracher. Je n’aimais pas le vin d’habitude, mais celui-ci venait d’un de ses oncles qui en produisait. Bizarrement, je l’appréciais bien celui-là.
Est-ce que le goût varie selon l’attachement à la personne ? me demandai-je.
Elle me raconta que l’un des conférenciers de son séminaire avait eu une bien amusante mésaventure. Lorsqu’il tira l’écran de projection au-dessus du tableau, il se décrocha, se replia et tourna pour finir à côté de l’estrade. Heureusement, il ne l’avait pas reçu en pleine tronche, cela dit. L’auditoire avait bien ri, surtout avec la réaction de ce vieux professeur.
« Ah, bah, ça marchera moins bien », avait-il dit les bras en l’air. Il parlait toujours avec un accent traînant et un ton monocorde qui sursautait par moment de quelques petites pointes dans les aigus. Nath et ses collègues ne pouvaient s’empêcher le rire. Ils l’avaient surnommé « professeur maladresse » à la fin de la conférence, parce qu’il les enchaînait.
Le bougre ne pouvait donc pas profiter de l’écran, mais il projeta tout de même ses diapositives sur le tableau blanc. Elles étaient plus difficiles à lire à cause du reflet de la lampe du projo dedans.
— Mais le pire, continuait de s’esclaffer Nathalie, c’est qu’il annotait ses schémas en même temps qu’il les présentait. Et à un moment, il s’est rendu compte qu’il écrivait sur le mur !
J’éclatai de rire avec cette anecdote. Ce type était vraiment un sketch ambulant.
Je ne m’étais pas autant marré depuis longtemps, et cela m’avait fait du bien.
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Je me réveillais le lendemain aux côtés de Nathalie. Elle dormait encore à poings fermés malgré la lumière qui s’infiltrait à travers les rideaux. Moi, c’était foutu, la moindre lueur me maintenait éveillé. Je me retournai délicatement vers elle pour la regarder. Son visage paisible affichait une mine soulagée. Le petit filet de bave qui accompagnait son léger ronflement me fit sourire. Je glissai timidement un doigt dans ses longs cheveux noirs. À l’inverse de moi, les siens n’avaient pas de traces blanches. Ils étaient doux et j’adorais leur parfum. Nous avions le même âge, un début de quarantaine, et j’aimais les pattes d’oies à côté de ses yeux. C’était charmant. Ses traits n’avaient pas trop perdu de leur fermeté. J’avais vu des photos d’elle plus jeune, elle avait déjà à l’époque cet air magnifiquement contradictoire de sévérité et tendresse.
Ma précédente relation s’était mal terminée. J’étouffais dedans et me sentais prisonnier.
« Fais-ci », « Fais ça », « Non, pas comme ça ».
Je voulais mourir.
J’avais mis du temps avant d’ouvrir le bloc de pierre qui me sert de cœur à une autre personne. Nathalie était comme moi, elle avait traversé une mauvaise aventure avec un type qui ne supportait pas qu’elle suive ses ambitions. Moi, j’aime vivre ma vie sans qu’on vienne me dire quoi faire tous les quatre matins, et elle aussi. Nous étions faits l’un pour l’autre et avions rapidement décidé de ne pas emménager ensemble. Elle ne voulait pas de mioches, tout comme moi. « Je me tape déjà ceux des autres toute la journée », plaisantait-elle à propos de son métier. Nous vivions notre vie et nous retrouvions régulièrement pour partager un bon moment en amoureux. La distance nous rendait plus complices que jamais, pas de petite routine ennuyeuse dans laquelle on allait s’enfermer. C’était le meilleur compromis pour deux indépendantistes comme nous. Nous n’étions plus des jeunots qui pensaient qu’à baiser, même si c’était le feu d’artifice au pieu quand l’occasion se présentait. On s'aimait, voilà tout.
Nous n’avions plus rien à prouver, et nous nous foutions du monde entier parce qu’on s’éclatait ensemble.
Je sentais que je souriais bêtement en la contemplant. Une idée me traversa l’esprit :
Cette fois, c’est la bonne. Foire pas tout.
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